À Bruxelles, le 18 mai 2057. Lettre à Y.

À Bruxelles, le 18 mai 2057.

Chère Y,
Ton idée de faire appel à la Fondation pour faire entrer cherche les sciences cognitives dans nos classes fut à l’origine du Film. Nous étions de secrétariat, comme on disait, pendant l’épreuve du baccalauréat et tu m’as parlé de cette conférence à laquelle tu avais assisté. J’ai été d’accord pour te suivre dans ton projet. Nous avons demandé à avoir la même classe, pour pouvoir travailler ensemble. Puis, les événements qui se sont emparés de notre lycée t’ont empêchée de poursuivre ton projet. En raison de la position comme marginale que j’occupais dans notre communauté, je n’ai pas été happé comme toi par la nécessité impérieuse de réagir et j’ai pu continuer à développer l’idée que je t’avais proposée lors de notre conversation : tourner un film qui raconterait l’histoire inexplicable -et donc inquiétante- d’une classe dont on n’attend rien et que la venue d’une équipe de la Fondation transfigure. John Poquito, un journaliste d’investigation qui, 40 ans après, s’intéresse à l’affaire, est retrouvé noyé dans la Deûle.
Tu te souviens que je défendais à l’époque l’idée que la littérature allait revenir à ce qu’elle fut avant qu’on n’invente l’Auteur : un ensemble d’histoires sans limites précises, qui s’entre-croisent et se mélangent. Nous avions beaucoup parlé, toi et moi, de ces évolutions dont je m’étais efforcé de consigner les frémissements dans, par exemple, le mail à D. Cette évolution ne me réjouissait pas, je ne faisais que l’annoncer. À l’époque, nous n’étions que quelques-uns à parler de littérature matricielle, ce terme emprunté à un obscur spécialiste des sagas islandaises.
Le Film a été tourné. Un producteur belge l’a financé. Il prétend en avoir les droits, tous les droits. Je ne sais pas si juridiquement il a raison. En tout cas, il ne fut jamais dans mes intentions de lui accorder ce qui ne m’appartenait pas. Je publie le synopsis du Film. Que ceux qui le veulent s’en emparent. Seule la littérature matricielle a survécu. Elle me commande de faire ce que je fais : mettre des histoires à la disposition de quiconque veut s’en emparer, avec la possibilité d’en user à sa guise, avec la possibilité donc de couper, copier, modifier ou trahir. Je sais que des collègues, en France et ailleurs, tournent des scènes du Film et les mettent à la libre disposition de chacun. Pour se reconnaître, ils utilisent le lien de cette page : pour qu’une histoire fasse partie du Scénario, il suffit que la page qui la contient contienne aussi un lien vers cette page. Cette page, ils, eux, tu sais, eux, m’avaient dit de la créer dans mon blog ; je pourrais y mettre que je voudrais, m’avaient-ils dit, ou ne rien mettre. Elle est restée blanche pendant longtemps. Maintenant, ils m’ont dit que je ne pouvais plus me débiner. J’ai décidé de m’exécuter en t’écrivant à toi, qui es à l’origine de tout ceci.
Bien à toi,
S.
PS : En réalité, des phénomènes analogues à celui décrit dans le Film s’étaient déjà produits. « D’où est-ce que tu sors tout ça ? », m’écrivais-tu dans un mail, à l’époque. Je ne pouvais pas te le dire, je m’en suis tiré par un pirouette et tu as cru que l’argument du Film provenait de mon imagination. Ce n’était pas le cas. J’étais bien informé. Je ne peux toujours pas te dire comment. J’ai un peu changé certaines choses, mais pas assez pour que ceux qui pouvaient comprendre le fassent. Ils ont compris. C’est ce qui explique, en partie, la suite étrange que prit ma carrière.