Lettre de Nierenstein au directeur de la NRF au sujet de l'interview de Macron.

À Castaño del Robledo, le mardi 21 août 2018.

Monsieur le directeur,
Enseignant dans le secondaire, je prépare un dossier par lequel je veux montrer que la littérature nous offre un cadre pertinent pour penser les enjeux de notre société. Il s’agira, en particulier, de lire Borges et de le confronter à l’affaire Benalla et aux déclarations d’un chargée de mission de l’Élysée Sibeth Ndiaye qui, nous informe L’Express, a affirmé :

J’assume parfaitement de mentir pour protéger le président.

J’intègre dans ce dossier l’interview que le président Macron vous a accordée, telle que reprise par le journal Le Monde.
Le but premier de ce courrier est de m’assurer de l’exactitude de l’une des déclarations de monsieur le Président :

J’ai connu les odeurs des fleurs d’abord chez Giono ou Colette, avant de les respirer moi-même…

Je présume dans ce qui suit, connaissant la longue tradition de rigueur de votre publication, que le Président a bien tenu ces propos.
Je voudrais savoir, de façon subsidiaire, si le Président était sérieux quand il a dit cette phrase. Peut-être son expression faciale ou son langage corporel indiquaient-ils qu’il plaisantait ou qu’il se caricaturait par une fine auto-dérision ?
C’est que, prima facie, cette affirmation est, en même temps, incroyable et bouleversante. Elle pose que le petit Macron n’a pas senti l’odeur d’une fleur avant d’apprendre à lire et avant d’avoir lu Colette ou Giono. Si le président était sérieux, c’est une véritable maltraitance que, enfant, il a subie, et qu’il a donnée à voir là. Vous a-t-il paru ému en prononçant les paroles citées plus haut ?
Se peut-il que l’affirmation soit fausse, mais que son sens profond soit vrai ? Le président voudrait nous dire qu’il aime la littérature et il évoquerait un faux souvenir pour illustrer cet amour. Cette affirmation serait une sorte de micro-fiction insérée dans un propos supposément factuel pour permettre au lecteur d’accéder de façon plus poussée à l’esprit de l’homme qui dirige la France et se raconte devant les Français. Cette micro-fiction serait plus parlante, plus vraie, qu’une description conforme au réel.
Si c’est le cas, la question qui se pose est celle de la réception de cette fiction par le lecteur. Dans le propos du président, rien ne permet de véritablement la caractériser comme telle. Jean-Marie Schaeffer, dans son ouvrage Pourquoi la fiction ? évoque des situations où la frontière entre réel et fiction est poreuse. Pour le chercheur, la responsabilité morale est du côté de l’émetteur, qui commet une forfaiture si, effaçant les marqueurs de la fiction, il donne comme vrai un énoncé qui est fictionnel :

La véritable frontière se situe, il me semble, du côté de la responsabilité éthique ou morale de celui qui raconte. Elle ne se situe pas du côté du récepteur, parce qu’il est relativement facile d’induire un récepteur en erreur.1

Vous êtes, cependant, un lecteur averti s’il en est et vous êtes, aussi, éditeur. Avez-vous pensé, pendant l’entretien, que le souvenir de monsieur Macron pouvait être inventé ? Avez-vous craint de leurrer vos lecteurs ?
Il se pourrait, cependant, que les lecteurs aient compris que le président Macron s’inventait de faux souvenirs et que le président Macron ait escompté cette compréhension. Il n’y aurait pas tromperie, mais un accord tacite qui permettrait au président de parler par images factuellement fausses, mais vraies en leur message essentiel. On aurait affaire à une sorte de micro-apologue, à une micro-fable. On l’aurait su, on l’accepterait. Est-ce là votre façon de recevoir cette parole présidentielle qui vous a été délivrée ?
Il se pourrait aussi que le message soit « j’ai découvert les caractéristiques de certaines fleurs chez Giono et Colette et je les ai respirées après ». On serait face une forme elliptique et ramassée d’un propos qui, sous sa forme complète, aurait perdu son efficacité et puissance poétiques. Le lecteur devrait le comprendre ainsi. Est-ce ainsi que vous l’avez, vous-même, compris ?
J’ai éprouvé un bonheur profond le jour où j’ai vu et touché, en Islande, les pillow-lavas que j’avais tant étudiés dans les manuels de géologie. Mais cela est anecdotique, ne dit pas grand-chose sur moi et, surtout, ne dit rien sur les pillow-lavas. Comment avez-vous interprété cette volonté de mise en scène de soi du président et de son rapport à la littérature ? Et comment faut-il interpréter votre volonté de vous y associer ? Avez-vous voulu renseigner vos lecteurs ? Si oui, sur quoi, au juste ? Sur le président ? Sur la géopolitique ? Sur une vague psychologie des grands de ce monde expliqués par leurs goûts littéraires ou musicaux ? Sur la façon dont la littérature est utilisée dans le marketing politique avec la collaboration de revues prestigieuses ? On peut exclure raisonnablement, à tout le moins, que votre sujet ait été de diffuser une pensée un tant soit peu sérieuse ou élaborée sur la littérature…, me trompé-je ?
Je crois que l’effet le plus important de cette interview est, pour votre lecteur, d’être installé dans une forme de complicité avec le président. Faute d’avoir un contenu substantiel, les déclarations de votre interviewé agissent comme des signes de reconnaissance. C’est un signal fort, en effet, que celui que lance un président qui endosse avec autant de candeur (vraie ou feinte) les lieux communs qu’on convoque presque mécaniquement quand on veut se prévaloir d’un rapport intense avec la littérature. Est-ce ce sentiment plaisant de proximité intellectuelle avec le Président que vous avez voulu procurer à vos lecteurs ? On se rappelle que, directeur d’une autre revue prestigieuse, vous avez consenti à publier des comptes-rendus de lecture de madame Fillon. Ne craignez-vous pas que l’on vous accuse de complaisance à l’égard du pouvoir ? N’avez-vous pas l’impression de mettre au service de ce dernier les revues que vous dirigez ?
Je serais ravi de pouvoir intégrer dans mon dossier votre réponse. Je la publierai aussi, si elle me parvient, sur mon blog, où je publie ce courrier.
Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’expression de mes salutations dévouées.
Esteban Nierenstein,
professeur agrégé.
(Je poursuis la publication des écrits d’Esteban Nierenstein, professeur agrégé dans un autre univers et qui a choisi de publier chez nous pour éviter les sanctions dont on le menace dans son monde à lui. Je dois dire que j’ai du mal à comprendre la vindicte dont on poursuit mon collègue ; il ne dit rien de mal. SN)