La police mexicaine, Televisa et la post-vérité. Lettre à Volpi et à Girel.

À V, le dimanche 25 novembre 2018.

Chers messieurs Volpi et Girel,
Ayant travaillé avec mes élèves sur le livre de l’un de vous, le vôtre, monsieur Volpi, Una novela criminal, tout en lisant le livre de l’autre, le vôtre, monsieur Girel, Science et territoires de l’ignorance, je voudrais vous inviter à vous lire mutuellement et à partager avec mes élèves le fruit de votre rencontre.
Je suis enseignant dans le nord de la France, je suis professeur d’espagnol. Je publie ce courrier dans le site de mon lycée et le mets à la disposition de mes élèves. Je serais heureux d’y publier les commentaires que pourraient vous inspirer vos livres respectifs.
Permettez-moi de lancer les débats en partant de ce qui s’est dit en classe et de quelques réflexions sur vos textes que je voudrais partager avec ceux de mes élèves qui voudraient prolonger le travail effectué pendant le cours.
Monsieur Girel, auriez-vous l’obligeance de regarder cette vidéo, que j’ai montrée à mes élèves ? Elle ne dure que quelques minutes. C’est un extrait d’un faux direct diffusé par la télévision mexicaine. C’est aussi une fausse opération de police. Il s’agit d’une fiction tournée par des policiers devenus acteurs pour l’occasion et diffusée comme un reportage en direct par la plus grande télévision mexicaine, Televisa.
Monsieur Volpi, lorsque j’ai lu les considérations de Mathias Girel sur les indiscernables, j’ai pensé à cette fiction improbable qui, pendant sa diffusion -et longtemps après- se confondit avec un véritable reportage pour nombre de téléspectateurs. Mathias Girel évoque le travail d’artistes qui, comme Warhol, posent la question des indiscernables, puis en vient à ce qui l’intéresse dans le cadre de son ouvrage : les indiscernables scientifiques. Il s’agit de savoir comment on peut différencier un véritable article scientifique d’un article qui en a toute l’apparence, mais qui trahit la mission première de la science, puisqu’il cherche à produire de l’ignorance. Tel fut le cas, par exemple, de nombre d’articles “scientifiques” financés par l’industrie du tabac pour occulter la vérité scientifique (sans guillemets, cette fois-ci) sur le lien entre le tabagisme et le cancer du poumon.
En classe, nous avons évoqué la notion de pouvoir. Avoir du pouvoir, c’est avoir le pouvoir d’imposer le récit de qui l’on est, s’est-on dit à un moment (on est une police héroïque ou efficace, par exemple ; on est une École qui respecte le principe de gratuité, par exemple). Avoir du pouvoir, c’est pouvoir substituer au réel des fictions (des mythes ?) qui protègent le détenteur du pouvoir et le renforcent. Avoir du pouvoir, enfin, c’est aussi être à même de s’affranchir de la règle proclamée et commune, comme le fait l’État mexicain dans l’affaire que vous décrivez, Jorge Volpi, ou comme le fait l’État tout court, si l’on en croit le cours de droit constitutionnel des professeurs Troper et Hammon :

En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans aucune intention d’en tirer la moindre conséquence.1

Dans votre livre, monsieur Volpi, ceux qui ont du pouvoir commettent des crimes qu’ils parviennent à faire ranger sous la rubrique de la lutte contre le crime. Leurs crimes sont recouverts d’une apparence de légalité.
Je travaille souvent avec mes élèves sur le récit de Borges Tema del traidor y del héroe. En 1924, un homme découvre que son arrière-grand-père ne fut pas le héros que chacun croit, mais un traître à la cause de l’indépendance irlandaise. Ryan, l’arrière-petit-fils, décide d’occulter la vérité et écrit un livre à la gloire de son ancêtre. Les compagnons de Kilpatrick, le traître, ayant découvert la trahison de ce dernier avaient décidé de le tuer et d’imputer son assassinat à leurs ennemis anglais. Ils voulaient ainsi susciter l’indignation du peuple et d’accélérer la révolte, qui réussit, dans la fiction, en 1824, après donc que l’assassinat de Kilpatrick a enflammé les foules contre l’Anglais.
Il y a ici deux mensonges, deux indiscernables, me semble-t-il, messieurs. Le premier est une mise en scène qui pourrait correspondre à la fiction policière citée plus haut. Le second se rapproche du récit que fait le journaliste de ladite fiction, qu’il présente comme un récit ayant un corrélat dans le monde réel.
Par ailleurs, le récit contient des failles, qui peuvent permettre de déceler la vérité, ce qui est aussi le cas de la fiction journalistique ou policière dont nous parlons. Dans le récit de Borges, ces failles sont peut-être volontaires, se dit Ryan. Peut-être ont-elles été incluses dans le récit pour que quelqu’un découvre un jour la vérité. En classe, nous avons réfléchi aux imperfections, maladresses et incohérences de la vidéo et, en général, du récit policier dans l’affaire qui vous a tant occupé, monsieur Volpi. L’hypothèse la plus simple, bien entendu, est celle de l’incompétence des concepteurs et des acteurs.
Mais l’anthropologie évolutionniste nous en suggère une autre : les incohérences dans les récits mythiques permettraient de faire un tri entre ceux qui adhèrent sincèrement à une communauté et les autres. Le renoncement à la rationalité que l’adoption de certains aspects des dogmes religieux exige permettrait au croyant de montrer l’intensité avec laquelle il désire faire partie de la communauté2.
Tertullien, qui théorisa au IIIème siècle le dogme de la trinité, illustre peut-être mieux que quiconque l’idée que l’on puisse croire quelque chose d’ostensiblement absurde :

« Le Fils de Dieu a été crucifié : je n’en rougis pas, parce que c’est à rougir. Le Fils de Dieu est mort : c’est d’emblée croyable, puisque c’est inepte ; enseveli, il a ressuscité : c’est certain, parce que c’est impossible. »3

L’anthropologie évolutionniste ne requiert pas l’existence d’une intentionnalité : un récit peut perdurer pour des motifs inconnus de ses auteurs.
Monsieur Volpi, quand je vois comment les absurdités de la version policière ont été défendues et endossées, je cherche une explication et fais des hypothèses. L’une d’elles fait appel à la volonté de montrer une adhésion ostensible à la fiction collective, voire nationaliste, de l’existence d’un état de droit au Mexique, dont la réalité, constate-t-on, hélas, parfois, se limite à quelques fulgurances épisodiques, comme celle qui, fortement contrainte par une force extérieure, permit in fine, la libération de Florence Cassez4.
1984 nous invite à envisager une seconde hypothèse. Si le pouvoir, c’est la capacité d’imposer un mensonge, le pouvoir absolu, ce serait la capacité d’imposer un mensonge sans trop se gêner : je suis tellement fort que je peux t’obliger à croire un mensonge.
Se peut-il que, dans un récit mimétique (un récit qui mime un style de récit sans en relever), certaines incohérences perdurent parce qu’elles fournissent un lieu où le pouvoir donne à voir sa puissance ? Se peut-il que certaines incohérences perdurent parce qu’elles permettent de distinguer ceux qui adhèrent pleinement à une communauté de ceux dont l’adhésion est diminuée par leur attachement à la rationalité ? Se peut-il, monsieur Girel, qu’un récit ou un faux article scientifique soient surtout des lieux de ralliement ou des étendards qui permettent le regroupement des forces en vue d’une action politique et que la vérité soit, dès lors, seconde ? Se peut-il que nier la vérité scientifiquement établie soit une performance particulièrement payante en termes de notoriété médiatique ? Il faut, à tout le moins, admettre que nier que le réchauffement climatique ait une origine humaine, voire nier le réchauffement lui-même n’empêche pas d’atteindre la présidence des États-Unis.
Rien ne nous permet de postuler un concepteur machiavélique et borgésien qui aurait glissé des incohérences volontaires dans la fiction mexicaine que vous dénoncez, monsieur Volpi. Celles-ci sont sans doute non voulues. Mais on peut s’interroger sur leurs persistance. On peut donc, à tout le moins, se demander comment il se fait que tant de personnalités et tant de citoyens aient endossé un récit saturé d’invraisemblances. Qu’un pouvoir cherche à occulter ce qui l’accable est aisément compréhensible. Ce qui demande sans doute des explications, c’est la reprise par le citoyen d’un récit mensonger alors qu’il n’a pas un intérêt évident et immédiat à le faire.
Année après année, je demande à des élèves issus de toutes les classes sociales et de toutes les filières de mon lycée ce qu’ils auraient fait à la place de Ryan. Ils me disent en grande majorité qu’ils auraient occulté la vérité. Parfois, ils nuancent leur jugement, notamment quand je leur demande d’imaginer que Ryan, c’est moi et que je leur pose la question de savoir si cela les gênerait que je leur mente dans l’exercice de mes fonctions d’enseignant. Une petite minorité prend position spontanément en faveur de la vérité.
Je dois vous avouer, monsieur Girel, que si vos travaux ou ceux de Proctor m’ont beaucoup éclairé sur les dispositifs mis en œuvre par ceux qui produisent de l’ignorance, je reste encore perplexe devant l’efficacité de ces dispositifs. Le raffinement de ce que vous décrivez est souvent atterrant. Mais le livre de Jorge Volpi nous montre qu’on peut croire les choses les plus invraisemblables. Pour comprendre l’assise de ces territoires de l’ignorance que vous décrivez, monsieur Girel, il faut aussi comprendre pourquoi nous sommes tellement disposés à contribuer à leur fabrication et à leur emprise.
J’écris sur cette question à des collègues mexicains. Je trouverais utile que nos élèves s’intéressent aux questions évoquées ici et qu’ils puissent échanger leurs points de vue dans l’espace qu’ouvrent vos travaux respectifs.
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie de croire, messieurs, à l’expression de mes salutations les meilleures.

Sebastián Nowenstein, professeur agrégé.

1Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 198.
2Drawing on both ethological studies and a rich theoretical legacy beginning with Durkheim (1969), evolutionary anthropologists have proposed that religious behaviors constitute costly signals that contribute to social cohesion (Cronk 1994a ; Irons 1996a, 1996b, 2001 ; Sosis 2003b). Voir aussi : P. Boyer, Et l’homme créa les dieux : Comment expliquer la religion, Robert Laffont, Paris, 2001 Voir aussi wikipédia : Richard Sosis et Candace Alcorta ont procédé à une réexamination de plusieurs théories répandues quant à la valeur sélective (fitness) de la religion. Beaucoup sont des « théories de solidarité sociale », qui auraient évolué comme une amélioration de la coopération et de la cohésion entre groupes. L’appartenance à un groupe offre en échange des bénéfices qui peuvent à leur tour améliorer les chances de survie et de reproduction d’un individu. Ces théories de solidarité sociale pourraient expliquer la nature douloureuse ou dangereuse de nombreux rituels religieux. La théorie du handicap suggère que de tels rituels pourraient servir de signaux publics, et difficiles à simuler, montrant que l’implication d’un individu pour le groupe est sincère (nous soulignons). Comme il y aurait un intérêt considérable à essayer de tricher sur le système (en profitant des avantages liés à l’appartenance à un groupe sans pour autant en subir les coûts), le rituel ne pourrait pas être quelque chose de simple pouvant être pris à la légère. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_%C3%A9volutionniste_de_la_religion

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