La responsabilité sans faute en droit communautaire dans le cas du dumping écologique espagnol. Lettre au professeur Van Waeyenberge.

Cher lecteur, certains termes techniques que j’emploie ici doivent être compris dans le sens qu’ils ont dans l’article La responsabilité « sans faute » en droit communautaire.

À Lille, le lundi 20 mai 2019.

Monsieur le Professeur Van Wayenberg,

Je me permets de vous écrire pour, après lecture de votre article La responsabilité « sans faute » en droit communautaire, vous soumettre une situation qui est proche de celles que vous analysez dans votre étude.

Je n’argumenterai que très brièvement pour défendre les énoncés que je formule, cela ne ferait qu’alourdir ce courrier, inutilement pour vous1. Vous pourriez cependant, par curiosité, peut-être, vouloir consulter d’autres articles qui, sur la question, figurent dans ce blog ; vous les trouverez en annexe.

Exposé de la situation.

  1. Des producteurs espagnols de fruits rouges bénéficient d’eau gratuitement. Cette eau est obtenue grâce à des puits illégaux qui perdurent en raison de l’inaction de l’État espagnol.
  2. On estime le nombre de puits illégaux entre 500.000 y 1.000.000. 44 % des aquifères espagnols sont surexploités.
  3. Cette situation est connue de la Commission européenne, qui a assigné l’Espagne devant la Cour européenne de justice pour non-respect de ses obligations de protection des zones humides du parc naturel de Doñana2. Un rapport récent de la Cour des comptes européenne3 acte la gravité de la situation de surexploitation des aquifères espagnols.
  4. Des producteurs espagnols de fruits rouges exploitent des terres non-agricoles sans encourir de sanctions grâce à l’inaction de l’État espagnol.
  5. À ma connaissance, la Commission s’est abstenue de traiter le problème sur le plan de la concurrence et des aides d’État, que l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’UE interdit.

Commentaires.

  1. L’inaction de la Commission cause un préjudice spécial et anormal aux producteurs exposés à la concurrence déloyale de leurs compétiteurs disposant d’eau gratuitement et illégalement (idem pour l’exploitation de terres non-agricoles).
  2. Le fait générateur de leur dommage est l’inaction de la Commission qui, gardienne des Traités, a mission d’assurer leur respect par les États.
  3. Le lien de causalité entre l’inaction de la Commission, l’eau gratuite, le prix des fruits rouges et le préjudice subi par l’exploitant qui respecte la légalité paraît clair.
  4. Il n’y a pas d’intérêt économique supérieur à tolérer l’extraction excessive et illégale d’eau en Espagne (idem pour l’utilisation de terres non-agricoles à des fins agricoles).
  5. Il n’y a pas d’illégalité évidente dans le chef de la Commission à ne pas agir, puisque elle peut poursuivre les manquements des États ou ne pas le faire.
  6. Il y aurait cependant atteinte au principe de la protection juridictionnelle effective si les producteurs victimes de la concurrence déloyale ne pouvaient pas voir leur affaire traitée par un tribunal.
  7. Pour reprendre l’expression que vous employez dans votre article, la Commission porte ici sa casquette exécutive : son inaction devant l’État espagnol n’est pas un acte normatif. Les réticences de la Cour à voir l’activité normative de la Commission sujette à son contrôle ne devraient pas intervenir ici.
  8. Les producteurs lésés devraient avoir droit à une restitution jusqu’à concurrence de la perte qu’ils ont subie.

Questions.

Je me pose les questions suivantes :

  1. Une aide d’État peut-elle prendre la forme de l’inexécution par un État de ses obligations ? Je pense que la réponse doit être oui : il serait paradoxal qu’un effet protecteur naisse du fait qu’une aide prend la forme de la tolérance à l’égard d’une infraction.
  2. L’inaction de la Commission est-elle un acte qui engage sa responsabilité ? Il me semble que l’abstention d’agir de la gardienne des traités est un acte. Quoi qu’il en soit, que cette inaction soit un acte ou pas, elle produit des effets clairs chez les producteurs, puisqu’elle les expose à une concurrence déloyale qui n’aurait pas dû exister.
  3. La tolérance de la Commission décrite plus haut crée-t-elle un précédent dont les États pourraient se prévaloir ?
  4. On peut considérer que des impératifs politiques rendent malaisée une condamnation de l’Espagne dans ce cas. Serait-on alors dans la situation que vous évoquez quand vous écrivez Quatrièmement, il serait logique et judicieux que les dommages, dont la cause déterminante est en effet une mesure prise dans l’intérêt commun et qui n’est nullement une conséquence d’un comportement reprochable de la personne lésée soient couverts par tous, puisque dans le cas contraire, ceux qui n’auraient pas supporté les coûts de la mesure, mais en auraient profité, se trouveraient indéniablement dans une situation d’enrichissement sans cause et ce d’autant plus que l’inaction de la Commission peut difficilement être subsumée à un intérêt supérieur ? (Je note que l’enrichissement dont il est question dans votre article est aussi diffus que celui de l’exemple que je vous soumets). Ou, peut-être plus justement, dans le cadre de cette réflexion que vous prêtez au citoyen européen qui, sur la base du principe général de l’égalité, se demanderait si un préjudice comme celui décrit plus haut n’appellerait pas une compensation de la part de la collectivité, voire de la Communauté ?
  5. Si l’on répond par l’affirmative aux questions contenues dans (4), les producteurs respectueux de la légalité seraient-il en droit de réclamer une compensation ?
  1. Y a-t-il une obligation de cohérence dans l’action de la Commission ?

Une réponse modeste à l’une des questions que vous vous posez.

Vous vous demandez :

« Responsabilité sans faute en cas de violation des droits fondamentaux ? D’où l’importance de la précision que nous avons faites dans le première partie de cette étude, qui définit le concept de la responsabilité sans faute comme une responsabilité à la fois pour un fait licite, mais aussi illicite, mais qui ne remplit pas les conditions strictes de la responsabilité pour faute (…) ».

Si l’on se rappelle que la Commission peut poursuivre un État pour ses manquements au droit communautaire, mais qu’elle peut aussi ne pas le faire, on conclura en l’espèce qu’en ne poursuivant pas l’Espagne la Commission ne commet pas d’illégalité alors même que son inaction fait naître un préjudice dans le chef du producteur respectueux de la légalité. Dans ces circonstances, si la Cour devait considérer qu’il n’y a pas de responsabilité sans faute, il y aurait, pour le producteur honnête, une atteinte à son droit à une protection juridique effective.

Monsieur le Professeur, je vous écris car, enseignant dans le secondaire, je prépare un dossier sur la problématique que je vous soumets. Le but de la démarche est de comprendre le fonctionnement de l’Europe par l’étude de cas concrets, dont celui-ci. Si je vous écris publiquement, c’est parce que, dans le cadre de ma démarche, je considère votre article comme un espace de discussion ou de délibération et que je souhaite que d’autres que vous puissent, dans la question que je vous soumets, enrichir leur réflexion en croisant leurs analyses avec les vôtres. Je le fais aussi parce que je considère qu’interroger un chercheur qu’on a lu est une démarche qui trouve à s’intégrer dans l’éducation du futur citoyen.

Pourriez-vous m’indiquer s’il existe, à votre connaissance, de la doctrine ou de la jurisprudence sur la problématique soulevée ici ?

Accepteriez-vous de la commenter à l’intention de mes élèves ?

Bien à vous,

S. Nowenstein,

professeur agrégé.

1Le lecteur non spécialiste peut consulter les courriers cités en annexe.

2Voir http://europa.eu/rapid/press-release_IP-19-466_fr.htm

3Voir https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/SR18_33/SR_DESERTIFICATION_FR.pdf

ANNEXE