Lettre au ministre Blanquer par la voie hiérarchique au sujet du baccalauréat 2019.

À Lille, le dimanche 7 juillet 2019.

à l’attention du ministre Blanquer, s/c du chef d’établissement.

Mais ils [les peuples démocratiques] ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible […]

Alexis de TOCQUEVILLE,De la démocratie en Amérique, t.II., deuxième partie, chap. premier, Gallimard, Folio-Histoire, Paris, 1999, p. 137 – 142

Le but d’une société libre doit être de limiter le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes et d’accroître le plus possible le gouvernement des hommes par les lois. Tel est, à n’en pas douter, l’impératif premier du libéralisme.”

Raymond Aron, La Définition libérale de la liberté(1961) in Pierre Manent, Les libéraux, Paris, Hachette, 1986, p. 480, cité par C. Audard, dans La démocratie et la raison, Grasset, 2019, p. 94-95.

Monsieur le Ministre Blanquer,

Vous avez décidé de donner à certains candidats du baccalauréat 2019 une note fondée sur la moyenne obtenue par l’élève pendant l’année de Terminale lorsque cette dernière est plus élevée que la note obtenue à l’examen. Pour le candidats libres, vous semblez avoir ordonné qu’on procède à une sorte de loterie territoriale : si je comprends bien, les candidats se sont vu attribuer une “note” qui est la moyenne de leur centre d’examen1.

Ces décisions originales et très probablement illégales font naître une rupture d’égalité entre les candidats.

Cette rupture d’égalité peut cependant être atténuée fortement2 en faisant bénéficier tous les candidats du système de la note la plus élevée que vous avez décidé de mettre en place pour certains d’entre eux3.

Pour ce qui est des candidats libres, la situation est encore plus compliquée, mais substituer à la loterie que vous avez imaginée la meilleure des moyennes des années pendant lesquelles les candidats ont été scolarisés4 rendrait la note un peu moins arbitraire.

La situation qui prévaut à l’heure actuelle ouvre la voie à des recours, que vous pourriez craindre nombreux. Il n’est pas interdit de voir ces recours, cependant, comme une chose souhaitable. Permettez-moi d’étayer cette hypothèse (“les recours sont une chose souhaitable”) en imaginant ce qu’il se passerait si la justice n’était pas saisie de la question alors que vous persévéreriez dans votre position. Imaginons ce qu’il se passerait si vous triomphiez.

Cela voudrait dire que l’État, pire, qu’un ministre, peut, dans une affaire aussi importante, méconnaître le principe de non-rétroactivité, qui est l’un des principes généraux du droit dégagés par le Conseil d’État5.

Qu’un ministre peut modifier du jour au lendemain les modalités de l’examen du baccalauréat à sa guise.

Qu’un ministre peut méconnaître le principe d’égalité6.

Que, sous la férule de son ministre, une administration peut impunément faire échec à l’exécution de la loi. Et qu’un chef de centre ou un inspecteur peut abuser de son autorité ou de son pouvoir pour imposer à des enseignants de délibérer sur des notes arbitraires.

Et cetera, et cetera.

Il reste que la justice ne peut pas tout faire. Elle est tenue par le droit. Généralisera-t-elle le bénéfice d’une mesure illégale ? Probablement pas.

Vous, par contre, monsieur le ministre, qui semblez avoir échappé aux contraintes du droit, vous, qui avez donné à voir la formidable étendue de vos pouvoirs, vous pourriez poursuivre sur votre lancée et, tout en restant dans l’illégalité (déjà acquise, au demeurant, déjà irrémédiable), faire en sorte que celle-ci, généralisée au profit de tous les candidats de l’année 2019, s’accompagne d’une rupture de l’égalité d’une importance moindre que celle que nous connaissons aujourd’hui. C’est, à mon estime, ce qui se produirait si vous adoptiez les mesures qui vous sont respectueusement soumises ici. Tant qu’à devoir choisir, on préférera l’illégalité simple à l’illégalité doublée d’une inégalité flagrante.

Lorsque je parle à mes élèves de la notion d’état de droit, je leur explique qu’elle requiert la soumission de l’État au droit. À l’évidence, la tâche de former le futur citoyen et de faire partager les valeurs de la République à nos élèves s’annonce ardue pour les années à venir.

Je vous prie d’agréer, monsieur le Ministre, l’expression de mes salutations respectueuses.

S. Nowenstein,

professeur agrégé.

PS : Je publie cette lettre à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/2019/07/09/lettre-au-ministre-blanquer-par-la-voie-hierarchique-au-sujet-du-baccalaureat-2019/

1Voir https://www.20minutes.fr/societe/2556615-20190704-resultats-bac-va-passer-candidats-dont-notes-retenues

2Fortement seulement, parce que d’ordinaire les copies ne sont pas anonymes.

3Votre décision paraît aujourd’hui irréversible : revenir à la notation telle qu’elle existait avant que vous ne la modifiez jetterait un discrédit irréparable sur la parole de l’État et détruirait injustement les attentes que vous avez fait naître chez une partie des candidats

4Vos adversaires voient dans votre réforme la fin de l’examen national et y critiquent la mise en place de baccalauréats locaux. Est-ce par provocation que vous avez décidé de donner à certains candidats une note sans lien aucun avec leurs efforts et dérivée uniquement du lieu géographique où se trouve leur centre d’examen ? Avez-vous voulu vous caricaturer et faire un pied-de-nez à vos contradicteurs ? J’avoue que votre dispositif m’a fait penser au célèbre récit de J. L. Borges, La loterie de Babylone, où l’écrivain argentin imagine une société où la participation à une vaste loterie organisée par l’État est secrète, gratuite et générale.

5Cf. l’arrêtC.E., Ass, 25 juin 1948, Société du journal « L’Aurore » (Leb. p. 289, GAJA n° 64). Voir aussi l’Analyse sur le site du Conseil d’État. Voir aussi https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9troactivit%C3%A9_en_droit_fran%C3%A7ais#Un_principe_fondamental_du_droit_civil

6Voir https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/le-principe-d-egalite-dans-la-jurisprudence-du-conseil-constitutionnel-quelles-perspectives-pour-la