De l'analogie historique à l'École.


La Liberté guidant le peuple… rhabillée en « gilet jaune ». Capture d’écran du groupe Facebook « Gilet jaune » © Sebastien Fevrier. Pris sur https://www.franceinter.fr/societe/tout-peter-ou-se-calmer-sur-facebook-les-gilets-jaunes-partages-sur-la-mobilisation-de-samedi
Le hasard a voulu que je sois en train de travailler en classe sur Casa tomada, un récit de l’écrivain argentin Julio Cortázar, alors que le mouvement des gilets jaunes prenait son essor. Il s’agissait notamment de comprendre comment, dans le contexte de la montée en puissance du péronisme, un récit extrêmement abstrait avait pu être lu comme la métaphore de la crainte que suscitait chez les classes moyennes et aisées l’irruption des classes populaires et indigènes (les cabecitas negras) dans les espaces qui, traditionnellement, n’étaient pas dévolus à une population cantonnée plutôt à la périphérie de la ville essentiellement blanche qu’était Buenos Aires.
Je me suis dit qu’il serait utile ou intéressant que des élèves réfléchissent aux ressemblances et aux différences qui peuvent exister entre péronisme et le mouvement des gilets jaunes. On compare bien gilets jaunes et sans-culottes…
Ce serait donc cela mon cours : gilets jaunes et descamisados, similitudes et différences ?
Le terme descamisados -les sans-chemises- désigne les travailleurs pauvres qui firent irruption dans la capitale argentine et dans la politique argentine le 17 octobre 1945 pour exiger -et obtenir- la libération de leur leader, Juan Domingo Perón, qui allait, ensuite, devenir le président de l’Argentine, fonder un mouvement politique populiste et marquer de son sceau toute l’histoire politique ultérieure de l’Argentine.
Il faut pourtant se méfier de l’analogie. Il faut se méfier de l’analogie arbitraire, si tentante. Quel sens cela peut-il bien avoir de comparer des objets historiques aussi différents que le péronisme et les gilets jaunes ; l’Argentine de 1945, pays périphérique enrichi par la guerre, et cette France qui se révolte à l’heure de Facebook, de la mondialisation et de la crise climatique ?
Aucun, dira-t-on, probablement. C’est une comparaison arbitraire. À ce compte-là, on peut tout comparer… Il reste, cependant, que les journalistes sollicitent sans cesse les historiens pour qu’ils comparent sans-culottes et gilets jaunes.
La France de la fin du XVIIIème siècle serait-elle plus proche de la France d’aujourd’hui que l’Argentine du XXème siècle ? La question apparaîtra à juste titre saugrenue. Mais pourquoi ne s’étonne-t-on pas que l’on veuille comparer la France du XVIIIème et la France d’aujourd’hui ? À tout prendre, les différences ne sont pas moindres…
Restreignons le sujet de notre interrogation. Écartons les assimilations que l’on fait pour se définir (“nous sommes les sans-culottes d’aujourd’hui”), pour disqualifier (“ce ne sont que des jacqueries anti-fiscales”), pour louanger (“le peuple français retrouve son éternel esprit frondeur”) ou pour défendre sa chapelle intellectuelle (“on ne comprend rien au présent si on méconnaît l’histoire”). Concentrons-nous, c’était annoncé dans le titre de cette note, sur le recours à l’analogie à l’École. Mes collègues d’histoire, dans une démarche de savoir, peuvent-ils légitimement comparer le mouvement les gilets jaunes et les sans-culottes pour rechercher similitudes et différences ?
Si la réponse est oui, en déduira-t-on que je peux faire de même avec les descamisados péronistes ?
Dans leurs réponses aux journalistes, deux historiennes, mettent en garde contre l’analogie :

L’historien manie la comparaison avec précaution. Car il faut être très attentif aux différences de contexte. Se révolter contre l’impôt sous l’Ancien Régime n’a rien à voir avec une révolte fiscale en 2018.

dit Mathilde Larrère.
Sophie Wahnich, de son côté, rappelle que le métier de l’historien n’est pas d’imaginer.
Si l’idée que connaître le passé peut nous aider à comprendre le présent doit être préservée, ce ne peut pas être dans le sens que le futur du passé peut nous renseigner sur le futur de notre présent. Pourtant, l’intérêt principal de l’analogie aurait pu être là : si nous identifions des similitudes entre événements historiques et si nous savons, parce que nous connaissons l’histoire, ce qu’il advint après l’événement le plus ancien, nous pourrions être renseignés sur ce qu’il risque d’advenir après l’événement présent qui lui est analogue. Or, les historiens n’ont de cesse de nous rappeler que l’histoire explique a posteriori ce qui s’est passé, mais que ce qui s’est passé aurait pu ne pas se passer. Le passé n’est pas gros du futur. Les choses se sont passés comme elles se sont passées, mais elles auraient pu se passer autrement. Pas de règle de trois en histoire. Aron, parmi d’autres, a voulu nous avertir contre l’illusion rétrospective de la fatalité :

« L’enquête causale de l’historien a moins pour sens de dessiner les grands traits de relief historique que de conserver ou de restituer au passé l’incertitude de l’avenir » ,
« Les constructions irréelles doivent rester partie intégrante de la science, même si elles ne dépassent pas une vraisemblance équivoque, car elles offrent le seul moyen d’échapper à l’illusion rétrospective de la fatalité »

Pourquoi, alors, étudier l’Histoire ? À quoi bon, puisqu’elle ne nous permet pas de dire de quoi demain sera fait ?

Il y a quelques années, le philosophe Bouveresse publia un court ouvrage qui avait pour titre Prodiges et vertiges de l’analogie. Il y moquait avec justice le goût immodéré d’une certaine philosophie française pour la comparaison qui rapproche tout et n’importe quoi. Citant Borges et Musil, il nous disait que certains philosophes lui rappelaient ces gens qui voudraient situer chiens et tables dans la même catégorie au motif qu’ils s’agit dans les deux cas de quadrupèdes… Bouveresse moquait aussi la comparaison du connu qu’on étudie avec l’inconnu qui devrait l’éclairer mais ne fait que l’obscurcir. Si la comparaison a un sens, en effet, celui-ci doit être de nous renseigner sur un objet que nous connaissons mal grâce à un objet que nous connaissons bien.
Je lis ce petit ouvrage avec jouissance. Pourtant, je le trouvai, dans un sens, excessif ou irréaliste. Irréaliste, parce que, me semble-t-il, notre esprit, n’en déplaise au logicien qu’est Bouveresse, ne saurait fonctionner sans l’analogie. Bouveresse, dans mon souvenir, ne fait pas assez la différence entre l’analogie, utile et nécessaire au moment où l’on construit des hypothèses, et l’analogie irrecevable par laquelle on voudrait démontrer ces dernières.
Il y a un autre aspect qui ne m’a pas semblé pris en charge par le livre. Il s’agit de la possibilité que l’analogie serve de support au fonctionnement de l’intelligence collective, au sens de l’organisation dans un but donné des pensées individuelles. On peut voir les religions comme des dispositifs permettant de caler des cerveaux sur un même mode de fonctionnement. La psychanalyse est sans doute une démarche intellectuellement absurde, mais si elle a perduré si longtemps, c’est peut-être parce que des millions de personnes s’en servent pour penser et communiquer ensemble, pour créer une communauté, en somme.
Je pense que si la comparaison avec les sans-culottes ne nous paraît pas d’emblée saugrenue, alors que celle que que nous faisons avec le péronisme ne peut qu’étonner, ce n’est pas parce qu’il y a une plus grande pertinence objective à se référer au XVIIIème siècle français qu’au XXème argentin pour comprendre notre présent, mais parce que, pour ainsi dire, personne ne connaît en France le XXème siècle argentin et que tout le monde ou à peu près sait qui étaient les sans-culottes.
Imaginer l’Histoire comme une ville dans laquelle on se déplace. Il y a plusieurs cafés où on peut se retrouver pour discuter. On va, aujourd’hui, dans celui de la Révolution française, parce que c’est celui qu’on connaît. Non que le café du péronisme soit mauvais, ce n’est pas ça, non. Le problème, c’est que dans cet établissement-là il n’y a personne pour discuter.
Le passé, c’est l’un des lieux où l’on se retrouve pour parler du présent.
Des cafés ? Non, disons plutôt des ronds-points. Un article du Monde me permet de comprendre que dans les ronds-points occupés s’est produit un processus accéléré d’éducation et de maturation politiques. Le peuple assemblé discute, délibère et se forme. Nous avons été nombreux à constater à la fois l’aisance verbale et la maîtrise des dossiers de certains représentants improvisés et éphémères qui surgissent du mouvement des gilets jaunes. Dans mon lycée, J, agent d’entretien, m’explique le détail des entourloupes qu’il prête au président. Mon salaire n’est pas mirobolant, mais je peux me permettre de ne pas faire attention à telle ou telle modification fiscale. Ce n’est pas son cas.
Peut-on ouvrir un café, peut-on trouver un rond-point, pour que des lycéens argentins et français ayant travaillé sur le péronisme discutent ensemble en mettant en rapport gilets jaunes, sans-culottes et descamisados tout en s’interrogeant sur la pertinence de la comparaison en histoire ?
Je pense que oui. Quand mon lycée ne sera plus bloqué, je essayerai de mettre cette idée en pratique. Hier, j’ai fait mon cours, pour ainsi dire, devant les grilles. Nous avons parlé, quelques élèves et moi, du péronisme, des sans culottes et des gilets jaunes, informellement.
Bien entendu, il nous faudra, après ou en même temps, lire, ensemble, Pierre Menard, auteur du Quichotte. Je dirai plus tard pourquoi, mais ceux qui connaissent cette méditation sur l’histoire sous forme de fiction érudite et drôle saisiront d’emblée l’intérêt de sa lecture ici.
Et on lira aussi Tema del traidor y del héroe, du même auteur : il y est suggéré que l’histoire pourrait avoir tendance à copier l’histoire. Il se pourrait, en tout cas, que les acteurs de l’histoire aient tendance à s’inspirer de l’histoire passée. La comparaison, en France, avec la Révolution française est plus pertinente que celle effectuée avec le péronisme non pas en raison des similitudes objectives qui existeraient entre les deux événements, mais parce que ceux qui font l’histoire aujourd’hui ont plus de chances de s’inspirer de la Révolution française que du péronisme. Au fond, on sait peu de choses au sujet des sans culottes, mais on a une idée, on se fait une idée, de ce qu’ils ont été. En se réclamant des sans culottes, les gilets jaunes empruntent une voie déjà tracée qui est celle de la représentation qu’ils se font des sans culottes.

Au passage, on remarquera que les acteurs sociaux argentins peuvent mobiliser aisément des faits survenus en Europe -la révolution française, par exemple, alors que des faits survenus sur le territoire national avant, par exemple, la colonisation, leur paraîtront parfaitement étrangers. Il n’est peut-être pas anodin de se dire que notre histoire, l’histoire occidentale, est devenue l’histoire universelle.Imagine-t-on le 17 octobre 1945 en étalon auquel on rapporterait tout surgissement populaire ?

Peut-être devrons-nous aussi nous intéresser à ce que l’on appelle la démarche contrefactuelle en histoire, dont les défenseurs citent volontiers Borges, mais font appel aussi aux statistiques et à l’informatique (voir le logiciel whatif, développé par l’université de Harvard). Il se pourrait que des comparaisons comme celle qui est née de la conjonction improbable de l’étude des lectures de Casa tomada dans un lycée français et de l’irruption du mouvement des gilets jaunes possèdent des vertus cognitives analogues à celles qu’on prête à la démarche contrefactuelle en histoire.