Retour sur un cours. Lettre à J et à C.

Timburbrou, 14 avril 2124.

Chères Collègues,

Vous avez bien voulu accorder un peu d’attention au récit de ma dernière séance avec les BTS SAM, qui nous a conduits à travailler sur Del rigor en la ciencia, de Borges. Vous vous êtes félicitées avec moi que, durant ce cours, aucune étudiante ne se soit maquillée. Nous nous sommes interrogés ensemble sur les raisons de ce fait singulier, sans pouvoir y donner une réponse définitive. Je voudrais revenir par cette note sur le déroulement du cours. L’écrire m’aidera peut-être à mieux comprendre ce qui s’est passé et, sans doute, à préparer mes prochains cours. Merci de me donner l’occasion de rédiger cette note : je réfléchis mieux quand je parle à quelqu’un, comme je le fais maintenant avec vous.

Pardonnez-moi si je suis exhaustif, mais l’être nous aidera à trouver, j’en ai l’espoir, parmi les faits exposés, ceux qui ont conduit à la situation que nous cherchons à comprendre.

En même temps, je dois faire des choix si je ne veux pas abuser de votre patience. Si vous le souhaitez, si vous en manifestez le désir, j’ajouterai d’autres éléments à la description que je commence ici.

Il y a eu, au départ, mes discussions avec Pascuarto Desnos (je vous en dirai plus sur lui une autre fois), que j’interroge souvent au sujet des agents conversationnels tels que Chat GPT. Après l’une de ces conversations, qui s’est prolongée jusqu’à la rue de la Source, à Bruxelles, où nos trajets respectifs bifurquent, j’ai envoyé à Pascuarto un article intitulé Borges and AI, qui cherche dans l’œuvre de l’écrivain, des images pour penser l’intelligence artificielle. Pascuarto, qui est un chercheur très occupé, ne m’a pas répondu. Lorsque je l’ai revu, il m’a dit qu’il avait vu mon mail, mais qu’il n’avait pas lu l’article.

J’ai aimé cet article. J’ai trouvé très émouvante une analogie que font les auteurs, qui sont mathématiciens : ils estiment que Borges imagine des livres impossibles à écrire comme eux imaginent des nombres impossibles à écrire :

Because Borges could not possibly write this almost unfathomable book using a pencil or a typewriter, he instead chose to write about the book as an idea. He can imagine the book without writing it down in the same way that we can imagine the number π without writing down all its digits.

Je crois que plutôt qu’imaginer, ils auraient dû écrire opérer, réaliser des opérations. Car Borges ne fait pas qu’imaginer des livres impossibles à écrire, il opère avec eux, travaille avec eux, construit avec eux. Les mathématiciens ne se contentent pas d’imaginer les nombres irrationnels qui, tels que π, parce qu’ils possèdent un nombre infini de décimales, ne peuvent pas être écrits, ils travaillent avec eux, ils opèrent, ils construisent.

Mais j’ai été un peu déçu de ne pas trouver d’allusion dans l’article dont je vous parle, à un texte de Borges qui occupe mon esprit en ce moment : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius. Ce texte évoque en moi les risques angoissants de voir un monde créé par des modèles de langage remplacer cette réalité culturelle que nous avons construite autour de nous depuis des siècles. Un autre texte auquel je pense souvent en ce moment est El Evangelio según Marcos, dans lequel une Bible mal lue ou tournant à vide, seule, comme une toupie sans maître, provoque des événements tragiques.

Quelques jours après avoir lu cet article que je viens de citer, je commençais à travailler avec mes étudiants sur Tlön, Uqbar, Orbis Tertius.

Un groupe d’hommes entreprend d’écrire une encyclopédie qui détaille minutieusement une planète inexistante. Des objets qui n’existent pas dans notre monde, mais qui sont décrits dans l’encyclopédie, commencent à apparaître parmi nous. Le récit commence avec la découverte dans un volume d’une encyclopédie d’un article sur Uqbar, une contrée inexistante.

C’est à peu près ainsi que j’ai expliqué l’histoire. J’ai dû expliquer ce qu’est une encyclopédie, non sans surprise, je l’avoue. J’ai invité les élèves à se rendre au CDI pour qu’ils voient l’objet en question. J’ai éprouvé après une crainte vague et je me suis rendu au CDI : on n’y trouvait plus d’encyclopédie. A, notre documentaliste, et moi avons cherché vainement dans la réserve, parmi les livres dont le CDI ne s’est pas encore débarrassé. Il n’y avait pas d’encyclopédie. N’étant plus actualisée, m’a dit A, ils ont dû se débarasser de l’Encyclopédie Universalis. J’ai éprouvé une angoisse que j’ai cachée sous des plaisanteries au sujte de notre âge avancé.

Comme les dispositions légales des BTS SAM prévoient que nous travaillions sur le monde de l’entreprise, j’ai demandé à mes étudiants d’imaginer la mise en place d’une cellule de crise au sein d’une maison d’édition dont les volumes commencent à être envahis par des articles faux. Auparavant, les étudiants avaient dû répondre à un client qui leur écrivait pour leur dire que le volume XVII de son encyclopédie comprenait 921 pages au lieu des 917 des autres exemplaires qu’il avait consultés et que les quatre pages en trop correspondaient à un article sur Uqbar, une région indéterminée située en Asie. Comme je faisais venir à mon bureau les étudiants pour les aider, j’ai entendu à plusieurs reprises : « je fais un retour marchandise ». Il a fallu un peu de temps pour qu’ils se familiarisent avec l’univers de Borges et se familiarisent avec lui.

Je ne détaillerai pas maintenant le travail effectué par les élèves sur Uqbar, Tlön, Orbis Tertius, mais je garde la transcription de ce que les élèves ont dit. Je vous la montrerai.

Il se trouve que, quelques jours après, je suis tombé, sur le réseau Mastodon, sur le message d’une informaticienne reconnue qui m’a fait penser au récit de Borges. J’ai répondu à son message en lui suggérant de le lire. Elle m’a répondu qu’elle l’avait fait une douzaine de fois. Je lui ai demandé alors si elle avait, comme moi, trahi Borges dans ses cours et si elle avait lu l’article Borges and AI. Elle m’a remercié pour l’article et m’a dit que le seul texte de Borges qu’elle utilisait dans son enseignement était celui où il était question d’une carte à l’échelle 1/1. J’ai reconnu Del rigor en la ciencia. Je l’ai relu et j’ai décidé de travailler sur ce texte.

Je ne sais pas si tout ceci a de l’importance. Je n’ai pas perdu de vue que nous voulons savoir pourquoi les étudiantes ont choisi de ne pas se maquiller pendant mon cours. J’accumule des données.

Le jour du cours, j’ai dit que j’allais écrire tout ce que les étudiants diraient, que j’allais écrire aussi tout ce qu’ils auraient pu dire et, enfin, tout ce qu’ils n’auraient pas dit. Ils verraient, projetée sur le tableau blanc, la transcription du cours.

Cette déclaration impossible à exécuter cherchait, je crois, à produire de la perplexité et de l’attente. Elle préparait aussi le terrain pour l’annonce que j’allais faire après : celle que notre classe était connectée avec des mondes parallèles. Ce que les élèves auraient pu dire et que j’écrivais n’était pas une invention de moi, mais ce que les étudiants avaient dit dans un monde parallèle.

Je n’ai pas dit ça, monsieur !

Non, Léna, c’est vrai, pas dans ce monde-ci, mais, dans un monde parallèle, tu l’as fait. Je ne peux pas tout t’expliquer maintenant, il faut qu’on avance avec le cours, mais voilà, il y a, en ce moment, des interactions avec des mondes parallèles, on est connectés avec eux. Lis bien la phrase. Il suffit que tu aies pu la dire pour qu’elle ait toute sa place ici.

Je n’ai pas dit aux étudiants que cette déclaration avait aussi pour objet de préparer un travail éventuel sur El jardín de los senderos que se bifurcan. L’annonce que j’allais écrire tous les cours possibles, tous ceux qui adviennent dans tous les mondes possibles était aussi une allusion aux théories des mondes possibles (Leibniz, Kripke, Lewis), dont le récit de Borges relève.

Chaque cours est un aleph : une parole ou une pensée suffisent à y convoquer tout objet de l’univers. Mais un cours n’est pas cet aleph borgésien un peu voyeur, puisque le cours est relié au monde par des fils causaux innombrables et puisqu’il est relié aux mondes parallèles et infinis qui naissent autour de lui à chaque instant. Le cours modifie le monde quand l’aleph de Borges ne fait que le contempler.

Est-ce que ces pensées qui traversent mon esprit quand je fais cours, déterminent ma façon d’enseigner ? Est-ce que ces pensées ont pour effet ultime et lointain de laisser les trousses de maquillage dans les sacs ? J’aimerais le croire, mais je suis certain que ce n’est pas le cas.

Quand j’étais plus jeune j’ai réfléchi à la notion de causalité. C’est une notion faible, mais socialement indispensable. Je reviendrai plus tard sur cette question, si vous le voulez bien.

Après que j’ai annoncé que j’allais tout écrire, j’ai expliqué que nous allions faire une série. D’abord, nous écririons le scénario, puis nous le jouerions.

F n’écoute pas, il distrait L, sort son téléphone.

Ah, non, monsieur, vous n’allez quand même pas écrire tout ce qu’on fait…

Si, cela fait partie du scénario. Il faut qu’on rende l’atmosphère qui règne dans la salle.

Je vous donne ce texte. Je voudrais que vous me transmettiez toutes les informations que vous pouvez en dégager avant de l’avoir lu dans le détail.

Esteban Nierenstein, mon alter ego, a transcrit son cours. Je ne vois pas de raison d’ajouter au sien le mien, qui s’est déroulé de façon presque identique. Je résume :

Les étudiants ont été pris dans le dispositif de Borges. Ils ont dit que Suárez Miranda était l’auteur de Viajes de Varones Prudentes ; ils ont cru que et le livre et l’auteur avaient existé. Internet et wikipédia ont rétabli la vérité.

Nous nous sommes alors intéressés au contenu du micro-récit.

J’ai ensuite donné la consigne de travail :

Pedro est antiquaire. Il est acheteur chez un marchant d’art. Il partage avec son assistante sa joie de s’être procuré un fragment de carte ancienne et un livre du XVIII siècle qui en parle. Le vendeur est un noble désargenté. Luisa, l’assistante, rentre chez elle. Son fils lui demande de l’aide, car il a du mal avec son devoir d’espagnol. L’assistante reconnaît le nom du vendeur : Suárez Miranda, Víctor de son prénom. Elle reconnaît le titre du livre que son supérieur a acheté. Elle comprend que quelqu’un s’est inspiré du texte de Borges pour monter une arnaque, dont son supérieur a été victime. Lors d’une réunion, elle dévoile l’arnaque.

Il existe, dans les mondes possibles que j’ai visités, de la variabilité en ce qui concerne la consigne, mais les changements sont mineurs. Dans un cas, c’est le chef qui découvre lui-même son erreur, dans un autre, c’est un petit cousin de l’assistante et non son fils qu’elle aide, etc, etc.

Je dois reconnaître que, dans mon cours, l’activité initiale consistait à écrire le mail que Luisa écrivait à son supérieur, mais les étudiants ont préféré imaginer une réunion, ce que j’ai intégré dans la consigne citée plus haut.

Selon le procédé indiqué plus haut, nous avons écrit ensemble le scénario, que les élèves ont joué ensuite. Je vous laisse consulter le cours d’Esteban pour les détails. Je signalerai juste que Borges, d’une voix d’outre-tombe, s’est manifesté pendant la rencontre, qu’il a reconnu la paternité de Suárez Miranda et du livre écrit par ce dernier et que Víctor Suárez Miranda a appelé le supérieur de Luisa sur son smartphone, pendant la réunion. Et Borges et Suárez Miranda précisèrent cependant que les choses étaient plus complexes qu’elles n’en avaient l’air, que les morts pouvaient exister sous la forme de logiciels incarnés, qui prolongent leur être et que les créatures de fiction (dont l’existence est, dans d’autres mondes possibles, avérée), cherchaint à s’incarner dans le nôtre. Víctor Suárez Miranda a expliqué qu’il était une version incarnée de l’écrivain inventé par Borges. Son prénom correspondait à la victoire acquise en prenant pied dans notre univers ; il n’estimait pas avoir commis de forfaiture en vendant le livre et la carte à Pedro.

Lorsqu’il s’est agi de jouer la scène que nous venions d’écrire, l’une des étudiantes a décidé qu’elle filmerait la représentation. Je lui ai dit qu’elle pouvait le faire, car tous les participantes étaient majeures.

PS : J, C, j’ai estimé devoir soumettre à celles et ceux qui ont pris part au cours avant de vous la faire parvenir.

Certains l’ont parcouru distraitement, d’autres se maquillaient. L’une des étudiantes a souri et a dit, avec condescendance ou avec indifférence : Tout ceci était prévu, monsieur. Y compris qu’un prof de votre âge se focaliserait sur notre maquillage. Nous aussi, on fait des films.