Quiniou, philosophe pressé et péremptoire. Des formes déloyales d'argumentation.

Yvon Quiniou, philosophe, vient de répondre sur son blog de Médiapart à la critique que Jean Baubérot fait de l’article que le premier avait publié dans le Monde du 28 décembre 2017 pour critiquer les déclarations du président Macron selon lesquelles « c’est la République qui est laïque, pas la société ».
Sur le fond, le propos de Quiniou ne m’intéresse pas. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’accorder beaucoup de temps à une pensée arrogante au point de ne pas s’assurer qu’elle cite correctement l’article 1er de la Constitution française sur lequel elle entend prendre appui et qui, mise devant l’évidence de son absence de rigueur, plutôt que de se reprendre, relève l’intelligence et le républicanisme que ses propres erreurs recèlent ou manifestent.
Ce qui me conduit à consacrer du temps à Quiniou, ce sont, d’abord, les procédés argumentatifs que déploie le philosophe – dont les vices spectaculaires ont peu de chose à envier à ceux d’un Valls ou à ceux des affidés de Trump – et la place que ce genre de procédé permet à une pensée au mieux rapide et bâclée d’occuper dans le débat public. Le mépris des exigences de loyauté et de rigueur dans l’argumentation doivent nous inquiéter : ce mépris affaiblit la délibération rationnelle et le débat public républicain.
Je cite ci-après quelques passages de la réponse à Quiniou à Baubérot, que je commente rapidement. Je précise que cette note n’a aucune prétention à l’exhaustivité, je ne commente que ce qui m’a paru à peu près compréhensible dans le flux verbal de l’auteur.
1. Dans le chapeau de son article, Yvon Quiniou affirme que Baubérot écrit sur ordre :

Jean Bauberot a été chargé de répondre à mon article récent du « Monde », où je reprochais à Macron d’attribuer aux religions un rôle positif dans la vie collective de la nation.

Baubérot est une sorte de marionnette agie par d’autres et dépourvue d’autonomie. Aucune preuve ne viendra étayer cette accusation sans effet donc sur le plan argumentaire, mais qui permet à Quiniou de se présenter comme visé par des forces organisées qui s’en prennent à l’intellectuel laïque et progressiste qu’il est.
2. Yvon Quiniou s’estime victime d’une accusation infamante :

Jean Bauberot vient de répondre à mon article sur Macron et les religions paru dans Le Monde du 27 décembre, avec une rare violence polémique, surprenante de la part d’un tenant de la « laïcité apaisée » : me voici, par exemple, rangé dans le camp du « stalinisme » et du « génocide cambodgien », rien que ça [1]! Tomberait-il lui aussi dans l’intolérance que je reproche aux religions et que toute l’histoire atteste ? Voici un autre cas d’arroseur arrosé !

Rien de tel : Baubérot se contente de dire que s’il fallait s’abaisser au niveau d’argumentation de l’auteur, il pourrait, lui, invoquer les crimes du stalinisme et de Pol Pot :

Ces propos [ceux de Quiniou] sont à la fois vrais et faux et, si on voulait s’abaisser à ce niveau de discours, on répliquerait : stalinisme et génocide cambodgien.

Baubérot répondait ainsi au réquisitoire contre les religions de celui qu’il critiquait et plaidait pour que l’on cesse de jouer au ping-pong avec les crimes des uns et des autres. Il est donc faux que Baubérot ait rangé son adversaire dans le camp du stalinisme et du génocide cambodgien.
3 Quiniou affirme sa volonté de résumer avec un maximum d’objectivité l’argumentaire de son adversaire :

Mais surtout, sa réponse témoigne d’une extrême sophistique et n’a aucune justification de fond. Comme je ne peux reproduire ici son article, je vais donc d’abord résumer son argumentaire accusateur, avec un maximum d’objectivité.

La crédibilité de cette prétention étant déjà ruinée par ce que l’on vient de voir, il est préférable de se reporter au texte de Baubérot.
4. Quiniou répond au reproche de Baubérot, qui relevait qu’il avait ajouté le mot « une », à l’article 1er de la constitution française1, qui ne le contient pas. Après avoir reconnu l’exactitude de la remarque, l’auteur répond en philosophe, si on peut dire :

Il est vrai que j’ai ajouté « une » à « indivisible » dans la définition constitutionnelle de notre République, terme qu’on n’y trouve pas et qui remonte à la constitution »jacobine » de 1793. Mais comprend-il seulement que ce qui est indivisible est, par définition « un » ou « une » ? Les deux termes font donc double emploi.

Quiniou se trompe, certes, mais Baubérot encore plus, qui est incapable de comprendre que « une » et « indivisible » signifient la même chose. Plutôt que de faire amende honorable pour sa très gênante erreur, Quiniou persiste à vouloir substituer au texte du constituant le sien propre, en faisant dire audit constituant ce qu’il, le constituant, a choisi de ne pas dire. Baubérot est donc coupable de ne pas comprendre que le constituant a voulu dire ce qu’il n’a pas dit et qui se trouve être exactement ce que Quiniou voudrait qu’il ait dit.
Tournons-nous donc un instant, c’est précis et reposant, vers l’interprétation que Francis Hamon et Michel Troper donnent de la notion d’indivisibilité de la République dans le paragraphe 485 de leur cours de droit constitutionnel :

485. D’après l’article 1er de la Constitution, la France est une République « indivisible » qui « assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Selon le Conseil constitutionnel, cette indivisibilité emporte plusieurs conséquences : en premier lieu, le peuple est lui-même indivisible; la simple mention dans une loi du « peuple corse, composante du peuple français » est donc contraire à la Constitution car celle-ci ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion; en second lieu, la Constitution interdit la reconnaissance de droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance, et c’est pour cette raison que la France à refusé de tarifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Enfin, l’indivisibilité de la République impliquait l’unité du pouvoir législatif, à la différence de ce qui se produit dans les États fédéraux où chacune des collectivités composantes à son propre Parlement, compétent dans certaines matières. Elle interdit donc en principe tout transfert de compétences législatives vers le bas, c’est-à-dire au profit des collectivités composantes de la République. En revanche, elle est parfaitement compatible avec le principe de l’autonomie de ces collectivités sur le plan administratif.
Par ailleurs d’après l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants ou par la voie du référendum ». Cette disposition est généralement interprétée – notamment par le Conseil constitutionnel – comme interdisant toute aliénation ou transfert de la souveraineté vers le haut, c’est-à-dire au profit d’organisations internationales.
Toutefois, ces deux principes, qui figurent toujours dans la Constitution, sont aujourd’hui interprétés de façon plus souple de manière à permettre à la fois une extension des compétences locales et transfert de compétences à l’Union européenne.

Le paragraphe peut paraître à juste titre un peu long, mais j’ai voulu le recopier en entier pour montrer qu’il y avait loin de l’exégèse de ces constitutionnalistes reconnus aux fantaisies inspirées du philosophe.
Dans le texte initial du Quiniou, celui que Baubérot a critiqué, l’article 1er de son invention devait démontrer que la laïcité s’applique à l’ensemble de la société et que, par conséquent, la formule « la République est laïque, pas la société »  est illégitime au regard de la Constitution. Si l’adjectif indivisible a le sens expliqué par Hamon et Troper, il y a un un hiatus dans le raisonnement du philosophe que l’affirmation péremptoire de l’identité de sens entre les mots une et indivisible ne suffit pas à combler, surtout si l’on se rappelle que la liberté de conscience fait partie des Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR) et, partant, du bloc de constitutionnalité. Et la liberté de conscience est indissociable de la possibilité de manifester publiquement ses croyances, comme le rappelle notamment l’article 10 de la Charte européenne des droits de l’homme :

Article 10. Liberté de pensée, de conscience et de religion
1.   Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.   Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice.

5. Faisant preuve d’une grande indulgence envers lui-même, Quiniou attribue l’ajout du mot « une » à un excès de républicanisme. La dénaturation du texte constitutionnel par le philosophe n’en est pas une, mais, en quelque sorte, son dépassement ou le dévoilement de son essence véritable. Quiniou est plus républicain que la République :

De plus, mon excès de républicanisme ne visait pas à « délégitimer » la diversité religieuse sous prétexte d’unité, comme il m’en accuse, mais à signaler à quel point, dans l’ordre politique de la République, les religions peuvent être des facteurs de division, précisément, et donc de conflits à la fois  inutiles et dangereux.

6. Les religions peuvent donc être des facteurs de divisions (voir le passage cité dans la remarque précédente). En réalité, tout peut être facteur de division. Mais il semble, à lire le philosophe, que le péril soit particulièrement grand dans l’ordre politique de la République. On ne peut pas ne pas inviter le philosophe à lire l’article 1er de la Constitution, le vrai article 1er, pas celui qu’il a inventé, qui indique que la République respecte toutes les croyances et qu’elle ne fait pas de distinction d’origine, de race ou de religion entre ses citoyens. Quiniou, le superrépublicain translucide, semble encore une fois savoir mieux que le constituant lui-même, qui aurait en quelque sorte mis le ver dans le fruit dès sa conception, quels sont les dangers qui guettent la République. L’ordre politique de la République implique, du reste, qu’elle ne combat pas tout ce qui peut nuire gravement à la société, mais ce qui effectivement lui nuit gravement hic et nunc. Et la République, qui n’est pas une, ne combat pas non plus les facteurs de division, mais ce qui trouble gravement l’ordre public ou la menace objectivement.
7. Impressionné par sa propre clairvoyance, l’auteur explique que s’il oublia le mot démocratique lorsqu’il a commenté l’article 1er de la Constitution, ce fut un oubli intelligent :

Il est vrai aussi que j’ai oublié « démocratique ». Mon inconscient intellectuel m’a joué un tour, en réalité intelligent : la démocratie concerne le fonctionnement de nos institutions politiques et, prise en elle-même, elle n’est pas directement concernée par la question de la laïcité  de même que les religions ne se sentent pas directement concernées par la démocratie politique, y compris  dans l’organisation autocratique de leurs Églises !

Quant au sens exact de ce qui fait suite à cette revendication de l’intelligence cachée dans les erreurs de l’auteur, je m’avoue incapable de le percer.
8. Le philosophe se demande si Baubérot a entendu parler des guerres de religion. Aussi téméraire en Histoire qu’en droit constitutionnel, ignorant de manière manifeste la prudence élémentaire que requiert l’établissement de liens pertinents de causalité2, Quiniou impute de nombreux maux aux religions, puis, se hissant au niveau du général Michael Flynn, celui qui fut le conseiller en matière de sécurité du président Trump, il confond, sous la forme d’une interrogation, islam et islamisme :

Le bruit de la barbarie islamiste (islamique ?) n’est-il pas parvenu à ses oreilles ?

9. Cette note n’a pas vocation à être exhaustive, nous le disions plus haut. La suite de la réponse de Quiniou sombre dans une telle confusion que nous renonçons à toute velléité de la commenter.
10. Je ne chercherai pas à montrer ici la proximité méthodologique qui me semble exister entre Quiniou et Valls. Le lecteur intéressé peut consulter la lettre que j’écrivis à celui qui était à l’époque premier ministre au sujet du texte qu’il consacra à attaquer quelques chercheurs qui avaient critiqué l’écrivain Kamel Daoud.
11. Je suis enseignant, comme Quiniou, si je comprends bien. Je propose au lecteur intéressé de lire la lettre ouverte que j’écrivis il y deux ou trois ans à un ancien élève qui avait tenu des propos ambigus au sujet de Daesh. J’ai aussi écrit une lettre à mes amis chrétiens qui accueillent des réfugiés.
12. L’article de Baubérot est loin de me satisfaire pleinement.
13. Quiniou a raison de protester contre les flatteries de Macron, qui viennent après celles de Sarkozy, à l’égard des religions.

1 ARTICLE PREMIER.

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.
Source : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur.5074.html

2Des philosophes sérieux ont travaillé sur la question : ANDLER, FAGOT-LARGEAU, SAINT-SERNIN, Philosophie des sciences II, Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 2002, La causalité, p. 825-938.