Les deux faces de la même pièce. Aux origines du Livre. « Historia del guerrero y de la cautiva », Borges.

25 mars 2056.

Dans l’œuvre de Borges, souvent, la même histoire prend des formes différentes. Il n’est pas courant, en revanche, qu’une même pièce, comme il dit, contienne deux variants de la même histoire. C’est le cas dans Historia del guerrero y de la cautiva, dont le dernier paragraphe a été, je crois, mon premier contact avec l’œuvre du maître :

         Mil trescientos años y el mar median entre el destino de la cautiva y el destino de Droctulft. Los dos, ahora, son igualmente irrecuperables. La figura del bárbaro que abraza la causa de Ravena, la figura de la mujer europea que opta por el desierto, pueden parecer antagónicos- Sin embargo, a los dos los arrebató un ímpetu secreto, un ímpetu más hondo que la razón, y los dos acataron ese ímpetu que no hubieran sabido justificar. Acaso las historias que he referido son una sola historia. El anverso y el reverso de esta moneda son, para Dios, iguales. »

https://www.literatura.us/borges/historia.html

Le récit de Borges affirme l’essentielle unité de deux histoires qu’en apparence tout sépare : celle d’un barbare qui, à une époque indéterminée, abandonne son peuple pour s’unir aux défenseurs de Ravenne et celle d’une Anglaise qui vit avec des indiens et refuse de retrouver la civilisation lorsque la grand-mère de Borges le lui propose.

Quand je travaillais sur ce texte avec des élèves, je leur demandais d’imaginer deux histoires qui pourraient remplacer celle de Droctuft et celle de l’Anglaise. La distance géographique et temporelle n’étaient pas indispensables dans l’exercice ; il s’agissait juste d’imaginer deux histoires non liées entre elles qui seraient la manifestation d’une même histoire fondamentale, s’actualisant de deux manières différentes.

L’idée qui sous-tendait cet exercice provenait en partie de Borges aussi. Il existerait un nombre limité de récits, dont la forme et l’apparence varie. Ce principe s’applique aux récits collectifs, aux mythes, par exemple, mais aussi aux récits personnels, en ce compris ceux des écrivains, qui raconteraient toujours la même histoire. Un étudiant de biologie a suggéré, lors de l’un des derniers cours que j’ai donnés avant la retraite, de regarder le récit de Borges comme une métaphore de l’articulation entre génotype et phénotype, le dernier étant la forme que le premier prend lorsqu’il se concrétise dans un individu. On sait que les conditions que le phénotype rencontre déterminent la manière dont son génotype s’exprimera et que, par conséquent, ledit phénotype revêt des apparences différentes. J’ai félicité l’étudiant pour sa comparaison et lui ai proposé de la pousser plus loin, en lui suggérant d’utiliser la proposition de Dawkins, un biologiste connu il y a des décennies, mais aujourd’hui oublié : l’individu est le véhicule que l’ADN se donne pour exister. Ou : l’individu est l’enveloppe charnelle que l’ADN se donne pour exister. Sans l’individu, pas de sélection, même si ce qui est sélectionné est l’ADN -le génotype-, pas l’individu. Sans l’individu, l’ADN est invisible pour l’évolution, qui « croit » sélectionner des individus, mais sélectionne des génotypes. Tout comme l’ADN, les récits se sont données les femmes et des hommes pour exister, sans ces derniers, eux, les récits, ne sont rien. Les récits, comme l’ADN, s’analysent ultimement comme de l’information. Après le cours, l’étudiant est venu me voir pour me demander de lui conseiller d’autres textes de Borges. Je lui ai suggéré de lire El evangelio según Marcos.

Dans cette nouvelle, le récit biblique, le Verbe, la Parole, comme tu voudras, s’actualise dans l’Argentine du XXème siècle sous des traits inattendus. Dans ce récit, c’est comme si l’Humantié, agie par la Bible, agie par le récit biblique, était condamnée à sacrifier cycliquement des hommes sur une croix.

Mon goût pour l’histoire du guerrier et de la captive, ma paresse, diront peut-être certaines mauvaises langues, a fait que, pendant les 57 années de ma carrière, je l’ai proposée à mes nouveaux élèves et étudiants. Arrivé à ma quatre-vingtième année, j’ai accumulé des histoires par centaines. Chacune d’elles, est accompagnée de la photo de son auteur. Non que je l’aie ajoutée, mais un logiciel qui sévit depuis des décennies en a décidé ainsi : les devoirs de nos élèves étaient accompagnés de leur photo et de leur signature sonore, qui n’est autre qu’une courte phrase qu’ils disaient et qui nous permettait de retrouver leur voix, leur façon de parler.

Je dois dire que les histoires que je me rappelle avec le plus d’émotion ne sont pas toujours les mieux écrites ou les plus sophistiquées. Elles proviennent souvent d’élèves d’un établissement lillois très défavorisé, des élèves dont le niveau en espagnol leur interdisait des raffinements excessifs. Monsieur, monsieur, comment on dit sang ? Sangre. Et clan, monsieur, et clan ? Clan. Ah voilà, El guerrero traiciona a su sangre, a su clan. Mon explication initiale était fade : El guerrero traiciona a su pueblo. J’ai repris la phrase de l’élève avec une voix de stentor : Eso, traiciona a su pueblo, a su clan, a su sangre. Nous avons alors, ensemble, répété : Traiciona a su pueblo, a su clan, a su sangre. Nous avons, certes, trahi Borges, sa finesse, sa subtilité, mais c’était amusant. L’histoire que l’élève écrivit était maladroite, puissante, originale. L’année d’après, lorsque ces élèves, que je n’avais plus, me croisaient dans les couloirs, ils répétaient, joyeux : Traiciona a su pueblo, a su clan, a su sangre. Les histoires qu’ils avaient écrites étaient farfelues et émouvantes. Mais le maître ne les aurait peut-être pas dédaignées. Je les ai aimées.

J’ai toujours pensé que la lucidité ou le classicisme de Borges -il existe à peine quelques histoires que nous répétons sans cesse- ne détruisaient pas le bonheur d’explorer les paysages bariolés des apparences que prenaient ces histoires en s’adaptant à des lieux ou à des époques différentes.

Cette introduction m’a semblé nécessaire pour qu’on comprenne ce qui suit.

Il y a une dizaine de jours, j’ai croisé l’une de mes anciennes élèves, Aya. Elle m’a demandé si je me souvenais d’elle. Je me suis excusé de ne pas parvenir à la retrouver dans ma mémoire. J’ai mentionné mon âge avancé, le nombre d’élèves. Aya a été indulgente. Je lui ai demandé de me rappeler son histoire. Son visage de jeune fille m’est alors en riant apparu. Est-ce que je conservais leurs histoires ? Est-ce que je voudrais bien lui envoyer la sienne ?

J’ai écrit à Aya pour lui transmettre son histoire ; j’en ai été heureux. Je l’ai remerciée d’avoir interrompu mes pas chancelants hier. Je l’ai remerciée pour ses mots et pour sa gentillesse. Je l’ai remerciée d’avoir autorisé un tutoiement qui était une nostalgie partagée.

Quand j’enseignais, j’ai toujours douté de mon utilité. Croiser d’anciens élèves qui se rappelaient les histoires que je leur avais racontées m’a toujours rassuré, mais la sérénité qu’ils déposaient en moi ne durait jamais que quelques jours. Celle que me procura la rencontre avec Aya fut plus brève encore, et ce, pour des motifs inattendus.

Il y avait quelque chose dans cette histoire, que j’ai relue avant de l’envoyer à son autrice, qui m’émut et m’inquiéta. À l’époque, pourtant, le commentaire que j’avais formulé après avoir pris connaissance du devoir d’Aya, ne traduisait pas d’enthousiasme particulier. Je louais le sérieux de son travail, je disais avoir apprécié sa façon de raconter les deux histoires, mais j’ajoutais que j’aurais préféré que les deux personnages et les deux cadres de l’histoire fussent plus éloignés. Je reconnaissais cependant que mon commentaire contredisait quelque peu la consigne d’écriture que j’avais donnée. La note d’Aya avait été excellente.

Dans la première des deux histoires qu’Aya avait écrites, une journaliste française se rendait en Argentine et parvenait à faire avouer à des hauts gradés que la doctrine anti-subversive française avait exercé une influence puissante sur la façon dont ils avaient réprimé, par la torture, le meurtre et les disparitions forcées, ceux qui ne pensaient pas comme eux. Dans la deuxième histoire, qui se déroule vingt ans après la première, une autre journaliste enquêtait sur un ancien policier argentin après que ce dernier se fut réfugié en France pour échapper aux investigations qui le visaient. À l’issue d’un long processus judiciaire, le policier était extradé par la France vers son pays d’origine. Aya remarquait que la deuxième enquête fissurait le consensus par lequel la France avait clos le douloureux épisode algérien et qui consistait à refuser de rendre justice à ceux qu’elle avait, par ses militaires, torturés, assassinés ou fait disparaître. La France avait décidé d’ignorer aussi les revendications des proches de ses victimes. Un militaire argentin, filmé à son insu par la première journaliste, faisait remarquer que les Français avaient eu la bonne idée de s’en prendre à un autre peuple. Il est vrai qu’eux, les Argentins, faisaient disparaître la fille ou le fils d’un voisin, de la collègue de leur femme, du compatriote, en somme. Les demandes de justice, après l’indépendance de l’Algérie, après que la France eut voté l’amnistie de ses bourreaux, n’étaient plus du ressort de cette dernière. Tel était, en somme, le propos d’un haut-fonctionnaire français qu’Aya faisait parler. Par après, il est vrai, l’immigration allait un peu rapprocher les deux situations, car les descendants de celles et ceux que nous (nous, Nation française) avions assassinés, torturés, violés ou fait disparaître allaient devenir nos camarades d’école, nos professeurs, nos collègues, nos médecins.

La question que le reportage de la deuxième journaliste avait soulevée était assez simple : comment cela se fait-il que l’on estime devoir extrader un Argentin accusé de tortures et disparition forcée pour qu’il soit jugé, alors qu’on refusait de juger ceux qui, Français, avaient commis les mêmes crimes en Algérie au service de la France ? Pourquoi accorde-t-on aux descendants des victimes argentines ce que l’on refuse à ceux des victimes algériennes ?

Ce que je n’avais pas vu, ce que je voyais en relisant le texte d’Aya, c’est que se posait une question de symétrie qui n’était pas seulement juridique et politique, mais qui était aussi d’un autre ordre, d’un ordre presque métaphysique : certaines histoires sont doubles, elles ont un double, qu’elles appellent et qu’elles ne cessent d’appeler jusqu’à ce qu’il advienne. La première histoire, celle où l’on voyait une journaliste française enquêter sur l’implication française dans la répression des militaires argentins, créait la nécessité d’une enquête en miroir en France. Cette deuxième enquête s’est incarnée dans le cas d’un tortionnaire argentin qui avait acquis la nationalité française. Qu’il en fût ainsi tenait un peu du hasard. La complicité de la France avec la dictature argentine aurait pu surgir ou se manifester d’une autre manière : il fallait juste que la société française soit prête à entendre la deuxième partie de l’histoire.

Je n’avais pas vu ce qui me semble aujourd’hui évident. Je n’avais pas compris le sens qu’il fallait donner à la scène finale du récit où le policier argentin, seul dans sa cellule, écrit la boucle est bouclée, puis dévoile les complicités dont il a bénéficié en France.

Aya m’avait répondu pour me remercier pour l’envoi. Elle en profitait pour me transmettre le bonjour de son jeune frère, Mouloud, que j’avais aussi eu comme élève sans l’identifier comme le frère d’Aya.

J’ai répondu à Aya en la priant de m’excuser pour mon commentaire trop hâtif d’il y avait vingt ans et en lui proposant la nouvelle interprétation de son texte, tel qu’il m’apparaissait aujourd’hui.

Comme le tu qui était venu à mes lèvres quand Aya avait interrompu ma promenade vespérale pour me saluer, la reprise de cette correction m’a semblé naturelle. Il m’arrivait, quand j’enseignais, de revenir sur une correction. Ici, le retour se faisait un peu tardivement, c’est tout.

Aya a répondu avec un aveu : elle n’avait pas inventé l’histoire, elle s’était inspiré d’un fait réel qui m’avait échappé. La première journaliste était Mariange Trobin, qui, s’était fait passer pour une historienne d’extrême-droite pour infiltrer les milieux des militaires argentins. La deuxième journaliste s’appelait Monique Morola et travaillait pour Le Soir. Le policier s’appelait Delvalle. Tous les trois avaient réellement existé.

Je voudrais comprendre mon aveuglement, cet aveuglement qui rend amers mes vieux jours et, à mes yeux, indigne mon existence ou ma vie professionnelle passée. Cet aveuglement, au demeurant, fut si bien partagé que les travaux de Trobin et de Morola sont passés inaperçus et qu’en dehors de quelques cercles militants, personne n’estima devoir remettre en cause la façon dont les crimes commis par la France en Algérie étaient traités ou regardés par la société. C’est en cela qu’il est important, cet aveuglement, certainement pas parce qu’il rend malheureux un vieil homme. Je voudrais préciser que je n’accable personne sauf moi. Si l’aveuglement fut partagé, l’indignité n’est que mienne. J’aurais dû savoir et réagir. Les autres, pas nécessairement. Peut-être que je me torture trop. Mais je suis certain d’une chose : je n’incrimine que moi. Je ne veux pas avouer ici pourquoi je suis certain de ma culpabilité et pourquoi j’exonère les autres.

Aya semble penser que j’ai servi à quelque chose. Elle me dit avoir pris goût aux histoires à partir de celles que je racontais. Sa déclaration relève de cette politesse que l’on à l’égard d’un vieil homme ; je lui en sais gré, malgré tout.

D’anciens camarades d’Aya m’ont demandé leurs histoires. Aya m’a demandé de rechercher toutes les histoires qui contiennent des nombres premiers, ces nombres qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. Elle m’a expliqué que le portrait que le Monde du 25 mars 2023 consacre aux travaux sur les nombres premiers de Terence Tao comporte une erreur. Cette erreur est volontaire. Elle est un signe de reconnaissance et un début. Les textes des élèves qui contiennent des nombres premiers sont liés. Ils constituent une seule histoire, que leurs auteurs appellent Le Livre, en hommage au mathématicien Pál Erdős, qui fut l’un des maîtres de Terence Tao.

Le Livre est un projet désespéré. Il veut lutter contre la dilution de certains actes qui, rappelés, ébranleraient ceux qui misent sur la dilution de leurs turpitudes pour préserver leurs positions et garder leur pouvoir. Il naît d’un constat d’impuissance devant le mensonge et l’oubli. Le Livre contient des fictions qui s’établiront dans les cerveaux pour désigner de façon rigide des faits qui ne doivent pas être oubliés. Aucune raison particulière n’explique le choix de ma personne, si ce n’est que Le Livre pouvait être camouflé parmi des centaines d’histoires qui n’en faisaient pas partie et qui m’étaient remises régulièrement dans le cadre de mon enseignement. Non, bien sûr, Aya ne tomba pas sur moi par hasard.

L’opération devait rester secrète jusqu’à ce que Le Livre eût atteint un volume critique. J’ignore comment ce volume est défini, mais le moment est arrivé. Aya veut que je publie tous les récits qui contiennent des nombres premiers. Ils me paraissent infinis, c’est comme si leur nombre s’accroissait à chaque fois que j’allume mon ordinateur. Pourtant, ils me sont tous connus, tels des nombres que vous n’auriez jamais articulés, mais dont l’existence vous semblerait évidente.

Les histoires sont donc des nombres. Une nouvelle histoire est un nombre qu’on n’a jamais dit, mais dont on sait qu’il est là.