Gaza, la politique française, les valeurs de la République. Lettre à mes élèves.

À Lille, le 29 octobre 2023

Chères et chers élèves,

Enseignants, nous avons mission de vous faire partager les valeurs de la République et de vous faire acquérir le respect de l’égale dignité des êtres humains. C’est l’article L111-1 du code de l’éducation qui établit cette mission.

Nombre d’entre vous estiment que le gouvernement de la France méconnaît ces valeurs et principes. Méconnaître, dans ce contexte, signifie ne pas respecter un engagement, légal, notamment. Je me suis demandé (Pour les valeurs de la République, malgré la République, voire contre elle) si ce sentiment justifiait que l’on rejette ces valeurs.

Ma réponse est non : ce n’est pas parce que celui ou celle qui proclame une valeur conduit une politique mauvaise ou inacceptable que la valeur elle-même est mauvaise. Du reste, on attaque parfois des politiques au nom des valeurs dont celui ou celle qui la mène se prévaut. Vous pouvez estimer que la politique de la France n’est pas en conformité avec la valeur de l’égale dignité des êtres humains, mais vous vous retrouvez sans arguments si vous rejetez la valeur en même temps que la politique elle-même. Au nom de quoi exigerait-on un changement de la politique française à l’égard d’Israël si l’on rejette la valeur qui veut qu’il n’y ait pas de vie supérieure à une autre ?

Gaza

Certains parmi vous pensent qu’Israël commet un génocide à Gaza et que la réaction de la France n’est pas à la hauteur de ce qui s’y passe. Cette position est, bien entendu, respectable. Lorsque, lors de nos discussions du lundi 16 octobre, elle s’est manifestée, je vous ai dit qu’elle était légitime et que vous aviez le droit de l’exprimer à l’école. Je vous ai cependant invités à l’étayer. L’école promeut la discussion argumentée. Elle veut qu’on démontre ce qu’on avance et se méfie de l’affirmation péremptoire.

Raz Segal, spécialiste juif et israélien des génocides, défend cette idée et met en avant des arguments pour ce faire. Il prend appui sur la définition du crime de génocide de l’ONU, la confronte aux actes de l’armée israélienne et aux déclarations de responsables gouvernementaux israéliens et conclut que ce qui se passe à Gaza est un cas d’école de génocide. Certes, vous êtes jeunes et vous n’êtes pas spécialistes des génocides. On ne saurait donc pas attendre de vous une argumentation comparable à celle Raz Segal (elle-même un peu rapide, sans doute parce que faite dans l’urgence). Vous pouvez néanmoins vous efforcer d’argumenter, de chercher des informations factuelles et de les confronter à la définition de génocide du droit international (ou à celle du droit français, qui en est proche). Je voudrais juste vous faire comprendre la différence entre l’affirmation « ce qui se passe à Gaza est un génocide » et l’affirmation que tel est le cas, mais assortie d’arguments à la fois juridiques et factuels.

Je voudrais aussi évoquer un « argument » (je mets le mot entre guillemets, parce qu’il ne s’agit pas vraiment d’un argument, mais d’un refus d’argumenter) qu’on risque de vous opposer, vous, mes élèves, qui êtes si nombreux à être d’origine maghrébine, un « argument » que j’ai déjà entendu. Ce refus d’argumenter dont je vous parle consisterait à attribuer vos positions à vos origines. Ou à votre religion supposée ou à l’influence qu’exercerait sur vous un État étranger ou une organisation islamiste. Il se pourrait que ce qu’on accepte de Raz Segal (ou de moi), on ne veuille pas l’entendre de vous. On risque de vous dire que vous ne faites que reprendre, par réflexe communautaire ou communautariste, les propos d’autres, on pourrait donc nier votre autonomie. Vous seriez sous influence, vous chercheriez simplement à provoquer. Il se pourrait qu’on n’écoute pas ce que vous dites, mais qu’on y voie la preuve de ce que vous êtes, de ce qu’on dit que vous êtes. On vous ferait alors un procès d’intention.

J’ai, pour ma part, plusieurs choses à dire au sujet de cet « argument ».

D’abord, qu’il ne s’agit pas d’un procédé loyal. Refuser de répondre à un argument parce qu’on attribue au contradicteur de sombres desseins ou une absence d’autonomie mentale n’est pas acceptable dans une discussion rationnelle. Ensuite, que personne n’est parfaitement rationnel. Nous sommes tous soumis à des influences : votre contradicteur l’est aussi. C’est pour quoi, deux contradicteurs loyaux se mettent d’accord pour répondre aux arguments et s’abstiennent autant que possible de considérations portant sur les intentions présumées ou l’absence d’autonomie présumée de l’autre. Un exemple de ce type d’argumentation déloyale, ce serait « Vous parlez de génocide non pas parce que vous êtes indignés, mais parce que vous voulez du mal aux Israéliens ou aux Juifs, parce que vous êtes antisémites »). Dans ce genre de discours, il est courant de dire « vous » et non « tu ». Je ne parle pas du vouvoiement, qui est une forme de distance ou de courtoisie, mais du vous collectif, qui vous désigne comme des éléments d’un groupe et non comme des individus dotés d’autonomie.

Je voudrais juste vous dire ceci : vous êtes parfaitement en droit d’exiger qu’on examine vos arguments en faisant abstraction de vos origines. Mais pour cela…, il vaut mieux en avoir, des arguments, ce qui nous ramène à ce qu’on disait au début : il faut travailler pour étayer vos affirmations.

Il faudrait aussi que vous vous intéressiez aux différentes catégories pénales ou morales que vous mobilisez. S’agit-il de génocide, de crime contre l’humanité, de crime de guerre, de terrorisme…? Ces catégories ne s’excluent pas forcément. Un acte donné peut relever de plus d’une catégorie à la fois. Il faut pouvoir les définir et il faut savoir, à peu près, à quoi elles renvoient. Il se pourrait que vous soyez d’accord avec votre interlocuteur sur les faits, mais pas sur la qualification que ces faits doivent recevoir.

Je voudrais attirer votre attention aussi sur le fait que caractériser une infraction, c’est-à-dire, attribuer des faits à une catégorie juridique, est quelque chose de difficile quand on le fait sérieusement. Ceci ne veut pas dire qu’on ne doive pas le faire, mais qu’il faut être prudent quand on le fait, qu’il faut être conscient qu’il y a toujours des différences entre les spécialistes sur le sujet et que quelqu’un peut, de façon sincère, penser que, par exemple, il n’y a pas de génocide à Gaza tout en trouvant affreux ce qui s’y produit.

Il faut aussi se demander quel est l’intérêt de procéder à ce genre d’affirmations. Pourquoi le fait-on ? Y a-t-il d’autres manières de décrire la réalité que celle qui consiste à passer par des cadres juridiques qui, pour la plupart d’entre nous, reconnaissons-le, sont difficiles à manier ? Peut-être, est-il plus urgent, aujourd’hui, de se mettre d’accord sur ce qu’il faut faire que sur la qualification juridique de ce qu’il se passe à Gaza ? En même temps, si vous démontrez qu’il y a génocide (ou crimes de guerre, ou crimes contre l’humanité…), vous créez l’obligation (qui risque, cependant, d’être méconnue) pour les États, pour la France, d’agir afin de faire cesser le crime que vous avez établi. Je pose une question dont je ne suis pas sûr de connaître la réponse. Je crois être certain, en tout cas, qu’il n’y a pas de réponse unique. Poser le problème en des termes de droit est légitime. Mais le faire en des termes moraux l’est aussi. La même personne peut faire les deux choses sans contradiction.

Je vous propose de consulter l’interview que Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, a donné au Monde ou les déclarations que recueille L’Orient-Le Jour. Lazzarini déclare :

Malgré toutes les images insoutenables en provenance de Gaza, il n’y a pas de réaction. « 

Il dit aussi que le monde semble avoir perdu son humanité.

Lazzarini n’aborde pas le problème par l’angle du droit, mais ses propos ne manquent pas de force.

J’essaye, avec ces considérations, de vous dire ceci :

Vous avez raison de vous intéresser aux qualifications juridiques que doit recevoir ce qui survient à Gaza. Mais vous pouvez aussi adopter un point de vue moral, humain, sur ces mêmes faits. Ce n’est pas, en tout cas, parce qu’on n’est pas un juriste émérite qu’on ne peut pas prendre part au débat public. Je répète que les deux démarches ne s’excluent pas. Dans les deux cas, il est souhaitable de se renseigner et d’étayer ses affirmations.