Retour sur les personnages de Timbas Bernosbrou, dix ans après. Année 18 de la Pandémie.

Par Estero Santiaz.

Il y a dix ans, naissait, dans un lycée peu connu de la ville de Pau, un réseau de personnages qui allait recruter et mobiliser des millions de personnes de par le monde et, on le sait maintenant, bouleverser leur existence. 

On peine de nos jours à concevoir que ces personnages aient eu une origine aussi obscure, qu’ils aient eu au départ si peu d’importance, y compris pour leurs créateurs eux-mêmes. Revenir sur ces premiers instants et retracer le fil des événements qui ont conduit jusqu’à la situation présente est le but d’une série de chroniques qui débute aujourd’hui et ici, dans cette radio qui ne fut pas tout à fait étrangère au phénomène social que nous nous donnons pour but de décrire. 

Au départ, il y eut un arbre, un chêne. Cet arbre fut planté dans le campus du lycée Timbas Bernosbrou pendant le printemps 2022 dans le cadre d’une initiative de sciences citoyennes initiée par l’université de Pau, le Jardin des Plantes et le lycée. Le but de cette initiative était d’étudier un arbre sans limite de temps. Il s’agissait de produire des données sur des dizaines, voire des centaines d’années destinées aux chercheurs du futur. L’idée de base était d’exploiter la remarquable stabilité dans le temps que possèdent les écoles secondaires : les équipes de recherche et leurs financements passent, les lycées restent. 

Les biologistes passionnés qui étaient à l’origine du projet savaient cependant que la permanence de l’institution ne suffirait pas si l’intérêt pour l’arbre qu’il faudrait étudier génération après génération se diluait. C’est alors, pour résoudre cette difficulté, qu’ils se dirent qu’il fallait que l’arbre se trouvât au cœur de la vie de la communauté qui devait l’étudier. Il fallait, pour ainsi dire, sacraliser cet arbre ou, à tout le moins, en faire un sujet central des conversations et des vies d’un nombre illimité de générations. Cela, les religions avaient réussi à le faire. Mais, bien entendu, il n’était pas question, en 2029, d’inventer une nouvelle religion au sein d’un établissement scolaire. On voyait assez, au demeurant, que la nouvelle religion, celle de la laïcité, que le ministre Peillon avait voulu imposer rencontrait d’infinies difficultés à s’implanter. 

Il y eut des initiatives variées et souvent remarquées, dont on se souvient encore parfois, comme les mariages célébrés aux beaux jours sous les branchages ou les joutes mémorables sur des questions de société qui s’y déroulèrent souvent. On comprenait cependant que ces initiatives seraient, à l’échelle des siècles, éphémères. 

Quelqu’un, alors, observa que les religions et la littérature imposaient, chez celui qui recevait les récits qu’elles délivraient, de suspendre l’incrédulité. Le mythe requiert une suspension indéfinie et générale de l’incrédulité, alors que dans la littérature cette suspension est partielle et ne concerne que le moment de la lecture ou de sa remémoration. Est-ce que l’engendrement continu d’histoires, de fictions, dans un lieu ou autour d’un objet pourrait avoir comme effet de maintenir ce lieu ou cet objet dans une position de centralité sociale pendant des siècles ? 

Rien ne le garantissait. Mais, manquant d’autres pistes, on décida de creuser la possibilité de s’inspirer des religions pour maintenir l’intérêt pour l’arbre. On se dit que le rituel, dans les religions, avait pour effet ou objet, actualiser dans les esprits le récit sacré. Les mesures qu’il faudrait effectuer année après année devraient devenir une sorte de rituel aussi. Dans certains cercles, on affirmait que c’était le rituel qui engendrait le mythe, lequel, en retour, le justifiait et en assurait la permanence. Dans d’autres, plus classiquement, on croyait que le mythe avait engendré le rituel. Il reste que ce débat n’eut guère d’incidence sur les décisions prises et sur le déroulement des faits et que, par conséquent, il n’intéresse pas notre récit. 

Des concours littéraires furent organisés qui eurent comme contrainte d’évoquer l’arbre et les mesures qu’il fallait en faire suivant le protocole établi par l’Université et le Jardin des Plantes. Un prix de mille euros suffit à attirer des écrivains peu connus, mais nombreux et talentueux. Les récits étaient souvent intéressants et l’anthologie annuelle qui était publiée se vendait au-delà du cercle des élèves et de leurs parents, au-delà même de la ville de Pau. 

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Le récit qui emporta le premier prix en 2023 avait été envoyé par un auteur, une autrice, qui, à l’évidence, avait recours à un pseudonyme : Gustreka Wenceslanna Björnsdottir, GWB, dans ce qui suit. 

Il se sut rapidement que GWB était une création d’un groupe d’étudiants de plusieurs nationalités qui avaient collaboré dans un vague projet européen. Le contenu du travail rendu à l’occasion de cette collaboration était outrancièrement creux, mais ce n’était pas le cas des liens qui étaient nés entre ces filles et garçons de Séville (Espagne), Dublin (Irlande) et Pau (France). On sut après que des Indiens, des Américains et des Congolais s’étaient joints au groupe. 

Dans des nuits sans sommeil, après des journées d’ennui, pendant le confinement que provoquait une épidémie sans fin, ces jeunes filles et ces jeunes gens créèrent l’Acharneur de Réalités Virtuelles (ARV, dans ce qui suit ou, simplement, l’Acharneur). Ils (Iels, comme ils aimaient à dire à propos d’eux-mêmes) se donnèrent le but d’inventer des personnages et de tout mettre en œuvre pour les faire advenir dans le monde réel. Leur idée, c’était que l’existence pouvait être une propriété émergente d’un certain nombre de liens ou connexions, qu’une fois atteinte une densité suffisante de connexions avec des êtres en chair et en os, le personnage allait devenir réel, qu’il allait s’incarner en un être humain. 

Une fois, au milieu des rires, aux heures les plus profondes de la nuit, ils se virent commercialiser leur initiative. Ils se virent vendre des vies :  

Vous êtes malheureux avec votre existence ? On vous propose une autre vie, une vie toute prête, avec une histoire, des échanges, un passé, un avenir riche de possibilités. 

C’est ainsi que l’entreprise aurait pu présenter son activité. 

Par goût pour la symétrie, ils créèrent le Virtualisateur d’Existences Réelles (VER ou le Virtualisateur) destiné à des personnes lasses du monde réel pour lesquels le commerce avec le monde était une souffrance. 

Les membres du groupe s’engageaient à écrire trois-cents mots chaque semaine et à faire vivre dans les réseaux sociaux leurs personnages. Il se donnaient des attracteurs : des personnes et des objets qui devaient se retrouver dans les existences des personnages et qui donnaient de la densité aux liens qui les reliaient Il s’agissait d’éviter qu’une trop grande divergence ne diluât l’impression de réalité qui, au contraire, ne manquerait pas de se dégager d’un réseau serré et touffu. Ils appelaient l’ensemble des liens reliant les personnages entre eux Le Noyau. L’ensemble des liens qu’entretenait un personnage avec le monde réel était le Réseau Réel Primaire (RRP

Les Attracteurs étaient proposés à tour de rôle par les membres du Noyau ou par les personnages, si on veut être rigoureux ; par les personnages, donc, agis par les amis. Notons, cependant, que très vite ces derniers en vinrent à s’appeler eux-mêmes Le Noyaux, également, par métonymie avec leurs personnages. En réalité, les confusions étaient facilement évitées grâce au contexte et, s’il y avait ambiguïté, celle-ci était levée rapidement dans les échanges. Le recours au mot noyau avait, du reste, cet avantage de leur permettre de contourner le pronom iels, que, par idéologie, ils affectionnaient, mais qu’en vérité, ils peinaient à manipuler avec aisance ou spontanéité.  

L’un des premiers attracteurs proposés fut un arbre. Lorsque, quelque temps après, les responsables du projet mentionné plus haut décidèrent de mettre en place un concours d’écriture, les membres du Noyau disposaient d’un univers dont l’arbre était le centre. Le Jury fut sensible, il l’écrivit, à la richesse des liens ourdis entre les personnages et l’arbre, au fait que le récit non seulement donnait la parole à l’arbre, mais en faisait aussi le personnage central de la trame. 

Le Noyau décida alors de sortir de la clandestinité volontaire dans laquelle il avait vécu. Il reconnut la paternité de GWB et dévoila ses méthodes de travail. 

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Les mycorhizes sont des réseaux de champignons qui vivent en symbiose avec les arbres et qui connectent ces derniers entre eux. Le Noyau, les êtres humains qui se désignaient ainsi, décidèrent que leur collectif s’ouvrirait à quiconque voudrait le rejoindre. Pour marquer cette transition, ils changèrent de nom. Ils s’appelleraient désormais, La Mycorhize

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Il y eut un certain engouement pour l’expérience et pour ces jeunes personnes. Dans la noirceur d’une épidémie sans fin, leurs jeux d’avatars, arbres et personnages parurent rafraichissants ou, à tout le moins, sans danger. D’autres jeunes se laissaient aller au désespoir ou recherchaient dans des comportements extravagants ou dangereux de quoi raviver des existences qui s’étiolaient. Les jeunes de la génération qui vit naître Mycorhize entrèrent dans l’adolescence avec l’épidémie et leur jeunesse se morfondait dans des confinements sans fin. Rien, pourtant, ne laissait présager ce qui allait advenir en l’espace de quelques semaines : la multiplication fulgurante de personnages qui surgissaient, si l’on ose dire, comme des champignons après la pluie. 

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La théorie des graphes est une branche des mathématiques qui décrit des réseaux qui relient des objets entre eux. On parle de nœuds, les objets, et des arêtes, qui représentent les liens qui les relient. Cette théorie permet d’effectuer des calculs sur ces réseaux. Un exemple : étant donnée une situation d’épidémie, la théorie des graphes peut indiquer les liens qu’il faut couper en priorité pour contrôler la diffusion du virus. Aujourd’hui, dans toutes les écoles de la terre, on étudie la théorie des graphes. Il y a à peine dix ans, il s’agissait d’une partie des mathématiques discrètes qui, sans être confidentielle, n’était connue que d’un public très restreint. 

Le moment fondateur de la théorie des graphes est la présentation par le mathématicien suisse Leonhard Euler en 1735, puis sa publication, en 1741, sous forme d’article, du problème des sept ponts de la ville de Köningsberg. 

La théorie des graphes avait été appliquée à la littérature, aux récits de science-fiction en particulier. La « lecture » qu’ils effectuaient des œuvres mettait en évidence des caractéristiques qu’aucun lecteur humain ne pouvait percevoir. Les algorithmes développés dans le cadre de ce que l’on commençait à appeler les digital studies pouvaient « lire » en quelques instants des milliers de pages, créer des graphes reliant objets et personnages et mettre en évidence des liens inattendus entre œuvres, entre œuvres et époques, entre personnages et objets au sein d’œuvres, etc. 

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Dans l’Islande médiévale, une étrange passion, une forme peut-être de maladie sociale, ou d’épidémie s’empara de la population, qui se mit à écrire fiévreusement. Les Islandais produisirent plus de pages de prose que tout le reste de l’Europe. Ces Islandais étaient, estime-t-on, dix-mille. 

La plus grande partie de ces écrits sont des sagas, dont les personnages peuvent apparaître dans plusieurs récits. En 2022, un informaticien belge, Pascuarto Del Nido, publia une étude qui établissait un certain nombre de graphes décrivant les relations qui existaient entre les personnages des sagas, mais aussi entre des objets, tels que des armes célèbres. Les raisons qui conduisirent monsieur Del Nido à s’intéresser à l’Islande sont mal connues et apparaissent comme contingentes et de nature personnelle ; ce récit ne les mentionnera pas. 

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Le 3 mars 2025, La Mycorhize publia un protocole qui donnait des indications sur comment créer un réseau primaire de personnages. Afin de faciliter la diffusion du document, le collectif ramena ses pratiques à quelques lignes presque lapidaires. Le protocole initial était en français, espagnol, anglais et islandais. Le 7 mars 2025, il y avait 25 traductions. Le 26 mars, le protocole existait dans toutes les langues de la planète, à l’exception d’idiomes reculés et non écrits. En voici la version française :  

Un réseau d’histoires. 
 
Règles
1. Chaque membre du réseau invente un personnage auquel il donne des traits de son choix. 
2. Les membres du réseau font interagir leurs personnages. 
3. Chaque membre écrit au sujet de son personnage un nombre déterminé de mots par semaine. 
4. Chaque membre peut s’emparer de tout ce que les autres membres ont écrit pour l’utiliser à sa guise : il n’y a pas de droit d’auteur, tout ce qui est écrit est mis à l’entière disposition des membres du réseau qui peuvent se l’approprier comme ils l’entendent. 
Conseil
Nous conseillons aux réseaux importants de se donner des ATTRACTEURS. Les attracteurs sont des contraintes qui font converger les histoires. Un attracteur peut être un lieu, un personnage, un objet… Lorsqu’un réseau se donne un attracteur, les membres l’intègrent dans leurs histoires. 

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Tranta, la fille de Pascuarto del Nido dit à son père en quoi consistait le réseau de personnages dont elle faisait partie. Celui-ci fut heureux de lui expliquer la théorie des graphes et de lui montrer que le réseau dont elle faisait partie pouvait être modélisé à l’aide d’un logiciel simple, dont il entreprit de lui montrer le fonctionnement. 

Pacuarto del Nido se réveilla en pleine nuit. Le graphe du réseau de sa fille avait acquis dans son sommeil une matérialité physique qui l’opprimait. Sa femme, à ses côtés, dormait paisiblement. Pascuarto se leva et s’installa devant son ordinateur, dans le sous-sol qu’il avait aménagé en bureau au début de l’épidémie. Il ouvrit son article sur les sagas islandaises et regarda longuement les graphes qu’Árni Magnússon, son collègue islandais et lui-même avaient établis. Quelques transformations superficielles le placèrent devant ce qu’il savait déjà : le graphe de Tranta et celui qui reliait les personnages des sagas étaient homologues. Ils étaient, en réalité, le même graphe. Après des vérifications qu’il eût voulues plus longues, il constata que le même motif apparaissait dans d’autres réseaux inspirés du protocole de Mycorhyze. Il arrivait que le motif ne soit pas immédiatement visible, mais il fallait peu de temps à son algorithme pour le mettre en évidence. 

Pascuarto calcula de façon rapide la probabilité que ces homologies, ces dessins communs se fussent produits de façon spontanée. Elle était nulle. Quelqu’un ou quelque chose avait distribué les personnages des sagas. Quelqu’un ou quelque chose était, à nouveau, en train de dessiner le même motif, comme si l’esprit de Tranta et de tant d’autres jeunes était une cire tendre dans laquelle il, elle, iel, la chose, peu importe, s’amusait à tracer des nœuds et des arêtes. 

Pascuarto sentit le ciment froid se dérober sous ses pieds, le vertige était physique ; il vomit. 

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Je suis enseignant au lycée Timbas Bernosbrou. Je suis en charge d’une chronique dans la radio de l’établissement. J’ai trouvé cette chronique il y a une semaine, le mardi 17 mars 2022, dans ma clé USB, après l’avoir oublié dans une salle, la 305, comme cela m’arrive souvent. La chronique était signée par moi et portait la date du 20 mars 2032. Le soir même, le soir du 17 mars, j’ai trouvé un autre message venant du futur dans ma clé, qui, cette fois-ci, n’avait pas quitté ma poche. Il était signé par Pascuarto. Il me demandait d’agir. 

Il m’est déjà arrivé de trouver dans ma clé USB, après l’avoir oublié dans la salle 305, d’autres messages en provenance du futur. Je m’efforce de ne pas oublier ma clé, car je sais que connaître le futur détruit le présent. Cela m’arrive, cependant, de plus en plus souvent. De ces messages, je n’ai jamais parlé à personne. Le message de Pascuarto est le premier qui me parvient alors que ma clé n’a pas séjourné dans la salle 305. 

Nous sommes en 2030. Nous sommes quelques-uns à essayer encore d’échapper au Motif, m’écrit Pascuarto. 

Pascuarto est un ami. Nous prenons le train ensemble. Je l’ai vu le mercredi 18 mars et je lui ai parlé des sagas islandaises. Je l’ai invité à s’y intéresser. 

Que puis-je faire d’autre ? Pour mes élèves, pour le Noyau, pour la Mycorhize, je me suis dit que cette chronique allait les mettre en garde contre des jeux qui peuvent sortir de leurs limites et devenir dangereux pour eux et pour l’Humanité. 

Maintenant, cependant, je me demande si tout n’avait pas été prévu. Je me demande si le Motif, en réalité, ne serait pas en train de naître avec moi, avec mes démarches désespérées et discrètes pour éviter qu’il n’advienne. 

J’ai retiré ma chronique. Mais pour Pascuarto, c’est trop tard : 

Cher Estero, 

Merci de m’avoir parlé des sagas. Un collègue islandais de Reykjavik a lancé mes algorithmes sur le corpus qu’il venait de numériser et me dit que des graphes tout à fait intéressants se dessinent. 

Le reste du message est personnel.

PS :

https://www.nature.com/articles/s41559-023-01986-1

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/02/23/controverse-sur-la-communication-souterraine-entre-les-arbres_6162930_1650684.html