Chers collègues,
Demain, vendredi, comme beaucoup d’autres collègues, je ferai cours d’EMC1. Cette matière, comme chacun le sait, vise à transmettre des contenus, mais aussi un principe de fonctionnement démocratique, celui de la discussion argumentée. Depuis le début de l’année, dans les discussions que j’organise, je pousse mes élèves à employer des arguments rationnels et loyaux, à bannir les insultes et les attaques ad hominem, à s’interdire de recourir au mensonge et aux informations non vérifiées. J’explique sans relâche, suivant Rawls et Habermas, que la discussion argumentée et respectueuse est indispensable à la vitalité démocratique. Cette démarche me paraît être en cohérence avec la définition que donne Eduscol du débat argumenté :
Le débat est par excellence constitutif de l’espace public en démocratie. Comme pratique démocratique, il vise la recherche d’un compromis ou d’un consensus sur fond de divergence des points de vue, voire de conflit. La liberté d’expression a pour corollaire l’acceptation de ces désaccords, qui s’expriment dans le débat. Toutefois, il ne doit pas entretenir l’idée que toutes les opinions se valent. L’expression de la pluralité des points de vue doit se faire dans le respect des valeurs de la démocratie et se référer au cadre juridique qui organise cette liberté. La pratique du débat facilite particulièrement la construction du jugement moral et du civisme chez les élèves. En ce sens, elle se situe au cœur d’une éducation à la citoyenneté.2
Or, de l’avis de nombre d’experts, le débat de mercredi soir entre les deux candidats à la présidence de la République s’est distingué par sa violence, sa brutalité et sa pauvreté en contenus factuels. selon Le Monde, Madame Le Pen a fait, un usage répété du mensonge3. Ce débat aurait été, par conséquent, à l’opposé de ce qu’il aurait dû être au sens de notre enseignement.
Comment situer ce moment majeur de la vie politique française face aux exigences de la discussion argumentée que nous devons transmettre à nos élèves ? Comment aborder cette tension évidente entre le devoir être et l’être, comme on dit volontiers en philosophie du droit4 ? Le but de cette note rapide est de partager avec vous quelques réflexions sur la question. Si, comme le dit la définition d’Eduscol, la notion de la discussion argumentée est -par delà le périmètre de l’EMC- au coeur des missions que la Nation confie à l’École5, il nous faut nous préparer à répondre aux questionnements de nos élèves sur cette ostensible tension.
On pourra objecter, naturellement, que le débat dans une classe n’est pas le débat politique entre deux candidats à l’élection présidentielle. On reconnaîtra sans peine que l’on ne saurait réduire l’un à l’autre complètement. On doit cependant présumer une certaine continuité entre les deux situations et une certaine parenté entre les exigences fondamentales qui doivent être respectées dans les deux cas. Notre insistance à faire connaître les règles du débat argumenté se justifie par la nécessité de former les citoyens de demain. Lorsque le législateur pose que la formation du citoyen requiert la connaissance des règles du débat argumenté et son emploi dans les débats publics, il transmet à l’École la mission de faire partager l’idée que le débat public et démocratique doit respecter les grands principes de la discussion argumentée.
On pourrait cependant reconnaître la légitimité d’un travail visant à confronter les débats politiques tels qu’ils sont à la délibération argumentée telle qu’elle devrait être tout en contestant l’opportunité qu’un tel travail soit effectué un vendredi (ou un samedi) précédant immédiatement une élection devant se dérouler un dimanche. Notre obligation de neutralité nous imposerait d’éviter un sujet entrant en résonnance avec l’actualité politique immédiate. Je défendrai l’idée que, de même qu’il n’y a pas de trêve judiciaire, il ne saurait y avoir de suspension des missions de l’École au motif que leur exercice pourrait interagir avec l’actualité politique.
Peut-être peut-on commencer par poser la question de la légitimité du débat avec un candidat du Front National, évidente, semble-t-il, aujourd’hui, mais qui ne l’était pas en 2002, car, on s’en souvient, Jacques Chirac avait refusé de débattre avec Jean-Marie Le Pen.
Dans le document Eduscol cité, on lit :
La question à débattre, qui s’intègre dans le cadre du programme d’EMC, doit permettre la controverse et donc pouvoir susciter un échange étayé par des arguments entre des positions également défendables dans un cadre démocratique.
Au sein de l’École, certaines positions seraient exclues du débat du fait qu’elles ne seraient pas défendables dans un cadre démocratique. Cette exigence trouve-t-elle une traduction dans le débat public ? En principe, l’absence d’équivalent d’une instance qui, de façon analogue avec ce que fait l’enseignant à l’École, serait habilitée à lister, pour exclusion du débat, les positions non défendables dans un cadre démocratique, peut conduire à nier qu’il soit pertinent de s’interroger avec les élèves sur cette question. Cependant, si l’on veut bien poser la question en la détachant de celle de l’existence ou non d’une instance tierce, c’est-à-dire, en se penchant uniquement sur le caractère légitime ou non de débattre de positions non défendables dans un cadre démocratique, on s’aperçoit que le refus de Jacques Chirac de débattre avec Le Pen père en 2002 peut être subsumé, avec le refus de débattre à l’École de positions non défendables dans un cadre démocratique, à une affirmation plus générale ou abstraite qui récuserait la légitimité de débattre de positions non défendables dans un cadre démocratique en quelque circonstance que ce soit. Il me semble que confronter le refus de Jacques Chirac de débattre avec monsieur Le Pen et l’acceptation par Emmanuel Macron de le faire avec madame Le Pen offre une possibilité de réflexion intéressante avec les élèves. On pourra remarquer que la crainte que le débat de mercredi ait abîmé, par sa brutalité, la démocratie française s’est exprimée dans les médias et qu’en 2002 l’on a rappelé que le débat n’est pas une obligation légale, mais une tradition républicaine et un choix politique.
Une autre question que l’on peut se poser est de savoir si le recours au mensonge, aux attaques personnelles et aux affirmations infondées trouve place dans un débat argumenté. Le Monde a listé dans l’article cité plus haut, un nombre conséquent de propos tenus par madame Le Pen qui relèvent de l’une ou l’autre des catégories sus-mentionnées. Si l’on pourra assez facilement s’accorder sur le fait la discussion ne devrait pas intégrer ce genre d’argument, il est moins certain que l’on puisse s’accorder sur le fait de savoir s’il faut agir pour que le débat public ne soit pas ce qu’il a été mercredi et comment, dans l’affirmative, il faudrait agir. Faudrait-il incriminer le mensonge ? Faudrait-il des lois qui puniraient les politiciens qui mentent ? Et qui les jugerait ? Ou, au contraire, faut-il s’en remettre à la sagesse de l’électeur qui sanctionnerait le candidat qui ne respecte pas les règles du débat public ? Faudrait-il créer des procédures contraignantes, des auditions devant des commissions parlementaires, par exemple, devant lesquelles les candidats seraient tenus de s’exprimer de façon rigoureuse et objective ? Nos élèves aiment bien se projeter dans des mondes possibles et il me semble que l’évocation de ces mondes peut parfois permettre de poser des questions d’actualité de façon dépassionnée.
Sur la question de notre obligation de neutralité, il me semble que si nous constatons des faits établis, tels que le nombre conséquent d’affirmations mensongères de madame Le Pen, pour les analyser objectivement en nous rapportant à des cadres posés par notre ministère, nous restons dans le cadre de nos obligations. Au contraire, nous interdire de traiter une problématique au motif que son analyse objective aurait pour effet de décrédibiliser tel ou tel candidat serait probablement une auto-censure qui, amputant notre liberté pédagogique, pourrait, in fine, constituer un manquement à nos obligations de service. Car, il ne faut pas oublier que la liberté pédagogique dont nous jouissons nous oblige : en protégeant notre exercice professionnel des ingérences indues, le législateur a voulu s’assurer que nous faisions nos choix pédagogiques en toute indépendance et à l’abri des pressions politiques. Il nous impose de choisir en conscience, à l’intérieur du cadre légal qu’il nous donne, les sujets que nous abordons lorsque nous cherchons à former le futur citoyen. Il nous impose donc d’user de façon à la fois pleine et loyale de notre liberté pédagogique. Celle-ci n’est pas une liberté subjective, que nous choisissons ou pas d’exercer, mais, avant tout, un principe de fonctionnement que le législateur, et donc la Nation, nous impose et que nous ne saurions méconnaître sans manquer à nos obligations de service.
Bonne journée et bon courage,
Sebastián.
1J’ai commencé à écrire ceci avant d’avoir vérifié mon emploi du temps. Il s’avère que c’est la semaine prochaine que j’ai cours -en EMC, je vois les élèves une semaine sur deux-. Je manque de temps pour reformuler cette note et je ne considère pas que les points qu’elle examine soient affectés par cette question d’emploi du temps.
2https://cache.media.eduscol.education.fr/file/EMC/01/1/ress_emc_debat_464011.pdf
3L’article est ici : http://factoscope2017.blog.lemonde.fr/2017/05/04/entre-deux-tours-tous-les-vrai-faux-du-debat/ On s’accorde en général à considérer Le Monde comme un journal de référence. Cependant, compte tenu de son appel à voter pour Emmanuel Macron, je considère comme une nécessité déontologique d’interroger madame Le Pen sur l’article cité. Conteste-t-elle les affirmations du journal ? La lettre que je lui adresse est ici :
5Par manque de temps, je n’assoierai pas cette affirmation sur des sources légales. Il me faudra me contenter du document Eduscol déjà cité.
Ce que j’aurais aimé avoir un prof d’éducation civique comme vous…
Peut-être l’avez-vous eu : c’est souvent moins bien en vrai que par écrit…