Note sur comment l’Atelier a changé l’Histoire et la façon de la raconter.

Cette note a pour but de remonter aux origines de l’Atelier.
Au départ, l’Atelier est une initiative destinée à développer l’écriture de science-fiction. Des scientifiques étaient invités dans des établissements scolaires, ils présentait leurs travaux et servaient de conseillers aux élèves qui inventaient des histoires inspirées des recherches que les scientifiques menaient. Grâce au dynamisme de ses promoteurs et à l’octroi mystérieux et inattendu d’une subvention européenne, le projet prit de l’ampleur et il devint bientôt habituel de voir des élèves écrire des récits de science-fiction. Les histoires s’entrecroisaient, à la façon des sagas islandaises ou de la littérature médiévale continentale : comme il n’y avait pas de droit d’auteur, les élèves pouvaient s’approprier librement le travail de leurs camarades et l’intégrer dans leurs histoires. Ceci était à la fois un parti-pris déontologique, un clin d’œil, comme on le disait plus haut, à la littérature médiévale, mais surtout, et on le sait trop peu, une volonté de rechercher une analogie avec la notion de pool de gènes, développée par des biologistes travaillant et sur le transfert horizontal de gènes entre micro-organismes. Ces derniers, ont appris avec émerveillement les élèves, sont entourés de bouts d’ADN libre qu’ils intègrent parfois dans leur propre génome. Les brins d’ADN, c’est de l’information. Les histoires qu’ils écriraient aussi, se rendirent compte les élèves. Il fallait que les histoires des uns et des autres puissent trouver place dans les romans qu’écrivaient les élèves sans que la circulation des histoires ou de l’information soit entravée par des notions fantaisistes et étrangères à la littérature, comme celle, par exemple, de droit d’auteur. Il fallait donc qu’il y eût transfert horizontal d’histoires !
Très vite, on observa qu’apparaissaient des ATTRACTEURS, des nœuds vers lesquels un grand nombre d’histoires confluaient. Des négociations à partenaires multiples se mettaient aussi en place pour accroître la cohérence des histoires et permettre une meilleur imbrication entre elles.
L’initiative connut un succès considérable, qui s’étendit bientôt à l’université. On se rendit compte que l’écriture commune de fictions augmentait la cohésion du groupe qui la pratiquait et favorisait la sérendipité, ces rencontres inattendues entre des savoirs qui a souvent été à l’origine des grandes découvertes. L’intelligence collective, tant de fois annoncée comme une propriété émergente spontanée du Net, prenait enfin forme, grâce donc à un vecteur inattendu, celui de la fiction. On retrouvait les deux sens premiers de la fiction tels que définis par Jurac : organiser le monde autour de soi et le penser. On s’aperçut que le fait de regarder sa recherche avec les yeux de la fiction et de faire interagir cette fiction avec des fictions d’autres chercheurs se traduisait par des résultats autrement plus efficaces que ceux que l’on obtenait lorsque l’on envoyait les chercheurs de la terre entière se balader de congrès en congrès à grand renfort d’émissions de CO2.
L’Atelier de science-fiction connut donc un développement considérable et rapide. Dans des universités et des écoles des 5 continents, des jeunes enthousiastes pratiquaient la science-fiction.
C’est alors qu’intervint l’expérience qui est l’objet de cette note.
Elle se fit à l’initiative de deux chercheurs de l’Université d’Islande, Jón Baldursson et Bírgita Lopez. L’Islande, on le sait, fut saisie au Moyen-Âge d’une véritable frénésie d’écriture. Il est probable que cette frénésie s’explique par des déterminismes sociaux : la fiction était, plus qu’ailleurs un espace de pouvoir et une façon de l’exercer. Inspirés sans doute par ce passé singulier et prestigieux, les chercheurs islandais se sont demandé si l’on pouvait imaginer un dispositif destiné à tester l’influence qu’une production massive de fictions portant sur des enjeux de société pouvait avoir sur le réel. Ils ont établi une liste de situations hétéroclites qui avaient suscité un certain émoi dans la société sans pour autant causer les changements escomptés, noyées qu’elles avaient été par le torrent d’informations qui se déverse sur nous chaque jour1. La question, c’était de savoir si la fiction permettrait de sortir certaines informations de ce flux et, pour ainsi dire, de les garder en vie.
Ils créèrent des attracteurs, qu’ils diffusèrent auprès de ceux qui participaient à l’atelier de science-fiction susmentionné. Les attracteurs étaient solidement construits. Ils contenaient des informations abondantes et structurées sur les problématiques abordées, ce qui facilitait le travail des créateurs de fictions. Les attracteurs incluaient aussi des courriers, souvent restés sans réponse, adressés à des personnes ou des institutions impliquées dans les problématiques dont ils traitaient.
La diffusion de ces attracteurs se fit essentiellement par le biais de concours d’écriture dotés de prix modestes qui parfois consistaient tout simplement en la possibilité de faire un séjour à l’étranger chez des bénévoles qui, souvent, eux-mêmes, écrivaient. Des accords furent passés avec des publications novatrices et dynamiques, qui s’engageaient à mener des enquêtes au long cours sur les sujets qui constituaient les attracteurs et à informer les lecteurs régulièrement de leurs résultats et ce, quels que pussent être les soubresauts de l’actualité.
Les chercheurs islandais affirment que l’un des premiers résultats réellement probants qu’ils obtinrent, ce fut la tenue d’un procès sérieux des complicités dans le génocide rwandais, après qu’ils eurent publié des documents démontrant que la France avait continué à livrer des armes au régime génocidaire après l’embargo de l’ONU.
Cet épisode est aussi important à un autre titre. Il fut le point de départ de la collaboration entre les chercheurs islandais et la presse française, en particulier, avec l’hebdomadaire l’Austur… qu’avait fondé Trescko de Vesturgata, un journaliste célèbre pour ses enquêtes sur le génocide rwandais. Lors d’un de leurs séjours à Bruxelles -l’importance de cette ville dans l’histoire de l’Atelier fait l’objet d’une note à part- les chercheurs apprirent que monsieur de Vesturgata présenterait son futur hebdomadaire dans la librairie Tropismes. Il s’y rendirent et, une fois la présentation finie, alors que le public dialoguait avec l’équipe du journal, ils profitèrent pour interroger monsieur de Vesturgata en ces termes : Mais, que faites-vous, monsieur de Vesturgata, lorsque, après avoir posé la bonne question, on vous répond n’importe quoi ? Et que faites-vous, lorsque votre bonne question et son n’importe quoi de réponse sont emportés par le torrent d’informations quotidiennes qui nous noie ?  Monsieur de Vesturgata sourit -c’est un homme qui a beaucoup de métier- et répondit un peu comme on attendait de lui qu’il le fît.

À la fin de l’entretien, les deux chercheurs lui proposèrent la réponse qu’ils avaient donnée à leur question avant de la poser. La solution consistait à faire appel à la fiction. Il fallait imaginer ce qui se serait passé si la bonne question avait reçu une bonne réponse et si celle-ci avait ensuite perduré dans les consciences tant et si bien que le problème posé par la bonne question aurait été traité par la société. Ils demandèrent à monsieur de Vesturgata de leur donner une colonne dans son hebdo pour susciter des fictions sur des sujets que l’on ne doit pas oublier. Le premier de ces sujets serait le Rwanda. Leur université, ont-ils expliqué, leur avait alloué une somme suffisante pour organiser des concours d’écriture pendant un an. Ils proposaient à de Vesturgata d’organiser des concours d’écriture sur des sujets traités par l’Austur. De Vesturgata accepta. Le premier sujet traité fut, disions-nous, celui du Rwanda. L’Austur publia un très beau récit d’un collégien, qui, on le sait, devint par la suite un écrivain reconnu. Dès sa conception, l’Austur tenait à faire participer ses lecteurs à son aventure, mais en même temps, la direction affirmait que le journalisme est un métier et qu’il ne s’improvise pas. La collaboration avec les chercheurs islandais, ce fut donc de proposer aux lecteurs d’écrire des fictions dont les articles devaient être les attracteurs.
Très vite, les chercheurs formulèrent l’hypothèse que susciter des fictions pouvait avoir pour effet d’accélérer des processus sociaux, plus que de les faire advenir ex-nihilo. C’était une hypothèse invérifiable, comme souvent l’est ce qui est affirmé au sujet des processus sociaux. La difficulté de vérifier une telle hypothèse s’accrut vertigineusement lorsque la communauté des créateurs de fictions se trouva des alliés chez de hackers, qui se donnèrent pour but de faire advenir ce qu’affirmaient les fictions. On passa ainsi d’une situation où on imaginait ce qui aurait pu se passer si l’on avait répondu aux vraies questions à une démarche qui consistait à forcer l’Histoire pour qu’advienne ce que l’on considérait comme moralement souhaitable qu’il advînt ou qu’il fût advenu après que l’on eut répondu aux vraies questions.
Dans ce changement, il y eut aussi un aspect générationnel. La volonté de changer l’Histoire et le monde fut portée par des jeunes qu les lamentations des journalistes exaspéraient, ces journalistes qui levaient les yeux au ciel dans un geste d’impuissance après que, ayant posé les bonnes questions, on leur eut répondu n’importe quoi.

Concrètement, comment procédaient-ils ?

Par l’École. La réponse est lapidaire et pourtant presque entièrement vraie à nos yeux. Ajoutons trois mots : Nouvelle Alliance Scolaire (NAS, dans ce qui suit) et nous aurons presque tout dit. Presque, parce que l’on ne sait pas ce qu’est la NAS. Pour certains, la NAS est un groupe structuré, agissant de manière organisée et coordonnée. Pour d’autres, il s’agit d’un concept non incarné. Pour d’autres, enfin, d’un outil heuristique sans existence réelle destiné uniquement à l’analyse de phénomènes sociologiques épars. Une variation de la première hypothèse suggère que la NAS fut une création des services secrets qui manipulaient ces militants.
La NAS est corrélée, en tout cas, avec l’idée qu’une alliance était possible entre enseignants et secteurs populaires pour prendre au sérieux les missions que la Nation confiait à l’École. Cette alliance reposait sur trois principes : il fallait que les jeunes discriminés cessent de s’en prendre à leurs enseignants, il fallait que ces derniers cessent de feindre que l’École s’acquittait honorablement de ses missions et il fallait que jeunes et enseignants exigent des comptes à ceux qui les plaçaient dans des situations inacceptables d’affrontement2.
Dans le cas du Rwanda, cette nouvelle alliance se manifesta par des phénomènes sociaux frappants qui se produisirent en un temps très réduit. D’aucuns ont vu dans cette accélération des événements la preuve d’un complot, d’autres, la preuve que les tensions étaient si grandes que la cristallisation était inéluctable. Pour les premiers, la NAS précède et explique les événements ; pour les seconds, elle en résulte. Une autre école défend l’idée que la NAS n’a d’existence que conceptuelle ; elle serait une construction de la pensée qui regrouperait, pour les besoins de la réflexion, des événements locaux sans connexion entre eux. Cette école se différencie de celle qui parle d’une cristallisation due à des tensions très fortes en ceci que, pour elle, il n’y a de cristallisation que conceptuelle : la NAS est une idée qui s’est cristallisée dans l’esprit de certains observateurs, pas une réalité sociologique à proprement parler. Les tenants de cette thèse rappellent ce qui s’est passé avec le complotisme : certains gourous inventèrent un concept flou qui fut repris avec enthousiasme par un ministère de l’Éducation Nationale en manque d’inspiration. À la suite d’un courrier d’un enseignant –Le conspirationnisme, y a-t-il des chiffres? Lettre à madame la ministre, on prit conscience que l’on avait endossé le concept sans s’interroger sur la réalité sociologique qu’il entendait décrire.
Cette note n’a pas pour but de rechercher des causalités. Il ne faut pas voir dans la liste qui suit une quelconque volonté de prendre part dans un débat que nous récusons : l’ordre de ce que l’on va lire est arbitraire. La notion même de causalité nous paraît par ailleurs dépourvue de véritable intérêt scientifique3. Nous décrivons des faits et les consignons.
Dans de nombreux cours d’histoire et de façon rapprochée dans le temps, des élèves remettent en cause avec sérieux et de façon fondée le peu de cas qui est fait du génocide rwandais. Sur les réseaux sociaux, le discours de François Mitterrand à Oradour-sur-Glanne, alors que le génocide rwandais bat son plein, suscite le dégoût. Les enseignants d’histoire sont interpellés de façon répétée : comment était-il possible, comment est-ce concevable, d’appeler les jeunes à construire un monde sans génocides et, en même temps, passer sous silence le génocide des Tutsis ?
De façon connexe avec cette question, apparaît un effort tendant à définir en termes axiologiques le comportement du président Mitterrand en tenant compte du paramètre que représente la reconnaissance du secrétaire de l’Élysée de l’époque, Hubert Védrine, que la France avait continué à armer le régime rwandais pendant qu’il commettait le génocide et après que les Nations Unies eurent prononcé un embargo sur les approvisionnements d’armes du pays. Des enseignants de différentes disciplines s’emparèrent avec gourmandise de cette effervescence qui permettait d’aborder avec un seul document tant de questions au programme. L’ubiquité du motif, à savoir celui d’un chef d’État qui dit hautement « plus jamais ça » tout en contribuant à la réalisation de ce qu’il réprouve, fut mise en évidence par les enseignants de langue. En espagnol, par exemple, on n’a jamais autant parlé de Sarmiento, l’homme d’État qui appela sans relâche à l’extermination des Indiens et des gauchos argentins tout en se faisant le défenseur de la civilisation occidentale et de ses valeurs. L’implication des États-Unis dans le trafic de drogue, mise en lumière par l’affaire Iran-Contra, le contragate, fut aussi amplement sollicitée.
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1Ces chercheurs se sont ainsi intéressés à l’épisode médiatique que la persécutions dont les homosexuels faisaient l’objet en Tchétchénie avait engendré. Ils ont établi une courbe fort intéressante qui montrait que l’intensité de l’indignation était inversement proportionnelle à la durée de celle-ci. Ces résultats contre-intuitifs, mais d’un grand intérêt scientifiques, furent unanimement ignorés par la presse et les revues spécialisées. Seul un blogueur inconnu semble s’être fait l’écho de l’étude.

2Certains auteurs, relevant la proximité des sigles entre la NAS et le NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) suggèrent que la NAS est une opération du NPA et ils excipent de certains documents internes de ce parti. La lecture attentive de ces documents montre cependant à l’envi que si connexion il y a, elle ne va pas au-delà de l’incantation ou de la volonté de récupérer à des fins de notoriété politique quelque chose d’une envergure sans rapport avec les moyens de ce parti groupusculaire.

3On lira, à ce sujet : ANDLER, FAGOT-LARGEAU, SAINT-SERNIN, Philosophie des sciences II, Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 2002, La causalité, p. 825-938.