France, Espagne, Colombie : quand l’éditeur, effrayé, fait marche arrière au dernier moment. Lettre à Madame Benbunan, PDG du groupe Editis.

Madame,

Enseignant dans le secondaire et le supérieur, je travaille sur la décision du groupe multimédia espagnol Planeta d’annuler la publication de La Costa Nostra, un livre de la journaliste colombienne Laura Ardila. Plus généralement, je m’intéresse aux entraves à la libre diffusion d’idées que certaines pratiques éditoriales instaurent.

La sortie du livre de Laura Ardila fut annulée à la dernière minute ; les risques de poursuites étaient trop importants. Costa Nostra fut publié par un autre éditeur ; il n’y a pas eu, à ce jour, de poursuites.

Cela aurait-il pu se produire en France ? J’ai rentré les mots Bolloré, censure et édition dans mon moteur de recherche… et je suis tombé sur vous, sur l’affaire Meurice-Gendrot vs Le Robert.

Les ressemblances entre ces deux affaires étaient grandes. Mais je dois avouer qu’en découvrant la pierre d’achoppement, l’obstacle dirimant à la publication du livre de Meurice et Gendrot, je me suis esclaffé. Pardonnez-moi, je ne puis m’empêcher de la reproduire, cette vanne, qui, d’après Le Monde, aurait été à l’origine de tout :

« Faire long feu : Expression remplacée aujourd’hui par : révéler sur Canal+ les malversations de Vincent Bolloré ».

https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/13/le-groupe-editis-suspend-la-parution-d-un-livre-de-guillaume-meurice-juste-avant-sa-sortie_6141497_3234.html

Les éditions Le Robert, et Editis, sa maison mère, se sont-elles exposées à la risée et au procès que les auteurs lui ont intenté à cause de cette phrase ? C’était ridicule, c’était invraisemblable et, en cela, digne d’intérêt. Que n’auriez-vous pas fait, me suis-je demandé avec inquiétude, si l’affaire avait été sérieuse ?

Confronter les cas Meurice-Gendrot et Ardila permettra de mieux les comprendre tous deux et, peut-être, d’examiner la possibilité que ces événements soient, non pas de banales décisions d’entreprise, mais l’illustration de contraintes et entraves que des actionnaires puissants exerceraient sur la libre diffusion d’idées et, partant, sur le débat démocratique. Planeta et monsieur Bolloré sont des acteurs majeurs de l’édition en espagnol pour l’un et en français pour l’autre. Ils investissent, tous deux, le champ politique. En 2019, Editis fut vendu par Planeta à Vivendi, dont Bolloré est un actionnaire majeur, m’informe Wikipédia.

Juan David Correa, l’éditeur de Laura Ardila, démissionna de Planeta Colombia après la décision de la maison mère espagnole de ne pas publier Costa Nostra. Cette décision, estimait-il, le privait de légitimité à l’égard des écrivains qu’il accompagnait. Cela doit être une souffrance pour un éditeur que d’être contraint à prendre des décisions qui l’éloignent du bon exercice de son métier et le mettent au service des intérêts personnels des actionnaires ou de leurs amis politiques. Juan David Correa est devenu le ministre colombien de la Culture.

En France, Sophie de Closets a quitté Fayard pour devenir PDG de Flammarion, maison qui a publié ce livre dont vous vous êtes détournée. Les opportunités de carrière qui se sont offertes à madame de Closets et à monsieur Correa ne sont pas à la portée de tous les éditeurs, et nombre d’entre eux se voient réduits à mal faire un métier qu’ils aiment. En sont-ils malheureux ? Se reconnaissent-ils dans le sort de tant de journalistes dont les médias font maintenant partie de la galaxie Bolloré et, plus généralement, dans celui de tant de travailleurs qui voient leurs vies professionnelles régies par des critères qui concernent de moins en moins la qualité du travail fourni ? En sont-ils étonnés, eux, qui, peut-être, se pensaient un peu à l’abri, d’être à leur tour exposés à ces évolutions ?

Vos commentaires sur les considérations qui précèdent auront, si vous estimez opportun de me les transmettre, toute leur place dans le dossier que je prépare.

Je recherche également les commentaires monsieur Meurice et madame Gendrot, ainsi que ceux de madame de Closets.

Je reviens plus longuement sur l’objet de ce courrier dans cette note : Bolloré, Planeta et la censure : les cas Ardila et Meurice-Gendrot.

Je publie le présent courrier à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/2023/10/27/france-espagne-colombie-quand-lediteur-effraye-fait-marche-arriere-au-dernier-moment-lettre-a-madame-benbunan-pdg-du-groupe-editis/

Bien à vous,

Sebastian Nowenstein, professeur agrégé.