Proposition de lettre au ministre Blanquer. Votre décision de poursuivre SUD 93 crée une situation d'insécurité juridique inédite chez les enseignants.

À Lille, le dimanche 21 janvier 2018.

Monsieur le ministre,
De façon solennelle, vous avez annoncé devant la représentation nationale1 que vous porteriez plainte contre le syndicat SUD 93 pour avoir utilisé l’expression « racisme d’État » lors d’un atelier syndical. Postulant que la cohérence préside à votre action, nous présumons que l’emploi d’une telle expression en classe revêtirait à vos yeux une gravité encore plus grande; elle se traduirait, assurément, par des sanctions disciplinaires et par des poursuites pénales.
Monsieur le ministre, votre position crée une situation d’insécurité juridique dans le chef des enseignants qui est, à notre connaissance, inédite. Nous encourons désormais des poursuites pour l’emploi d’expressions anodines ou, à tout le moins courantes, dans les sciences humaines2.
Si nous vous comprenons bien, la nécessité de ces poursuites naîtrait du danger contenu dans certains mots ou expressions qui, par eux-mêmes, en quelque sorte, seraient de nature à porter atteinte aux principes et valeurs de la République. Existe-t-il une quelconque base scientifique ou empirique à cette supposition, monsieur le Ministre ? La très grande portée des actes que vous posez et des paroles que vous proférez nous fait présumer et espérer que vous apporterez la démonstration objective de la réalité et de l’ampleur des dangers que recèlent les expressions incriminées.
Nous notons que l’article premier de la Constitution3 contient le mot race, mais le mot « racialisé » vous paraît absolument scandaleux. Comment l’enseignant peut-il savoir si un mot ou une expression qu’il emploie est de nature à déclencher des poursuites à son encontre ? Faudra-t-il que nous vous interrogions avant nos cours ? Publierez-vous une liste des mots dont l’emploi déclenchera des poursuites ? Publierez-vous un lexique contenant des mots et expressions acceptables à substituer à ceux qui ne le sont pas ? Le rapport britannique que je viens de citer parle de « racisme institutionnel ». L’article Wikipédia « Racisme d’État » propose, en sus, le terme « racisme systémique ». L’un de ces deux termes alternatifs peut-il être employé par l’enseignant sans risquer des poursuites ?
Soyons concrets, monsieur le ministre. Un enseignant d’anglais peut-il étudier le cas Stephen Lawrence et donner à ses élèves le fragment cité dans la note 2 de cette lettre ? Un enseignant qui travaillerait en EMC sur l’arrêt de la Cour de Cassation condamnant l’État pour les contrôles au faciès4 doit-il occulter que ce que la Cour a condamné se trouve conceptualisé chez des chercheurs reconnus par ces expressions que vous réprouvez ?
Au-delà de la question des mots, ce sont des pratiques bien établies que votre prise de position nous conduit à interroger. Les groupes non-mixtes en EPS, lors des ateliers d’éducation sexuelle ou dans le cadre du dispositif « informatique au féminin »5 nous exposent-ils à des poursuites ?
Monsieur le ministre, les conditions dans lesquelles nous enseignons sont souvent ardues. Nous n’avons pas besoin, c’est une litote, que s’ajoute à la difficulté de notre métier l’épée de Damoclès des poursuites qui seraient déclenchées contre nous si nous venions à employer des mots ou des expressions qui, bien que courants dans les sciences humaines, vous paraîtraient scandaleux. Nous vous demandons par conséquent très respectueusement de clarifier et préciser la position que vous avez prise devant la représentation nationale.
Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions de croire, monsieur le ministre, à l’expression de nos salutations très dévouées.


Signataires

1http://www.assemblee-nationale.fr/15/cri/2017-2018/20180064.asp

2Les expressions qui ont suscité votre censure sont aussi courantes à l’étranger et figurent même dans des rapports officiels. Citons, parmi tant d’exemples, The Stephen Lawrence Inquiry: Report of an Inquiry by Sir William Macpherson of Cluny, Cm 4262-I, February 1999, : 1. On 22 April 1993, Stephen Lawrence was stabbed to death at a bus stop in South London in an unprovoked, racist attack. The police were heavily criticised for their conduct of the investigation and no one has ever been convicted for the crime. After years of campaigning by Stephen’s parents, the then Home Secretary, Jack Straw, announced a Judicial Inquiry in July 1997 to be led by Sir William Macpherson. The Macpherson Report, published on 24 February 1999, found that the police investigation into Stephen’s murder was « marred by a combination of professional incompetence, institutional racism and a failure of leadership by senior officers. »[1] While the inquiry focused on the Metropolitan Police Service (MPS), the report concluded that « institutional racism affects the MPS, and police services elsewhere. »[2] Sir William made 70 recommendations aimed at « the elimination of racist prejudice and disadvantage and the demonstration of fairness in all aspects of policing. »[3] Source : https://publications.parliament.uk/pa/cm200809/cmselect/cmhaff/427/42703.htm

Voici la définition que ledit rapport donne de la notion de « institutional racism » :

6.34 Taking all that we have heard and read into account we grapple with the problem. For the purposes of our Inquiry the concept of institutional racism which we apply consists of:

The collective failure of an organisation to provide an appropriate and professional service to people because of their colour, culture,or ethnic origin. It can be seen or detected in processes, attitudes and behaviour which amount to discrimination through unwitting prejudice, ignorance, thoughtlessness and racist stereotyping which disadvantage minority ethnic people. It persists because of the failure of the organisation openly and adequately to recognise and address its existence and causes by policy, example and leadership. Without recognition and action to eliminate such racism it can prevail as part of the ethos or culture of the organisation. It is a corrosive disease. Source : https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/277111/4262.pdf

3« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »
Source : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur.5074.html

4https://www.courdecassation.fr/communiques_4309/contr_identite_discriminatoires_09.11.16_35479.html

5http://www.univ-lille1.fr/Accueil/Entreprise/L%27informatique-au-féminin/