Chères et chers élèves,
Nous avons étudié en début d’année le récit Tema del traidor y del héroe, de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges. Dans ce récit, vous vous en souvenez, Ryan, qui découvre que Kilpatrick, son arrière-grand-père, ne fut pas le héros que chacun pense, mais un traître à la cause de l’indépendance irlandaise, décide d’occulter sa découverte et publie, à l’occasion du centenaire de la naissance de Kilpatrick, une biographie à la gloire de ce dernier.
A cette occasion, nous avons eu l’opportunité de nous interroger sur le fait de savoir s’il était légitime ou non de déformer l’histoire. Nous nous sommes placés dans différentes configurations et vos réponses ont parfois varié. Il est arrivé, par exemple, que certains parmi vous affirment qu’il était normal que Ryan défende la mémoire de son arrière-grand-père, mais qu’ils changent d’avis si je leur demandais d’imaginer que Ryan était moi, leur prof ou, et le changement, alors, était plus significatif, si je leur demandais d’imaginer que Ryan parlait à son enfant. Un prof doit-il mentir à ses élèves pour protéger la mémoire d’un ancêtre ? Un prof doit-il mentir pour protéger le prestige de son pays ? Un père doit-il mentir à son enfant ? Faut-il, parfois, mentir à la société ?
Le début du récit de Borges est étrange. Il -le narrateur, plutôt- déclare d’emblée qu’il ne sait pas tout de l’histoire qu’il va raconter. Plusieurs lieux et plusieurs époques sont envisagés pour sa survenue, pour sa concrétisation. Ce début, cet incipit, comme on dit, a pour effet de nous indiquer que le récit que l’on va lire n’est que la réalisation en un lieu et à une date donnée d’une histoire plus générale qui, en réalité, se produit dans toutes les sociétés humaines. Le lecteur comprend que les questions que se pose Ryan, un autre Ryan se les est posées et se les posera, en Irlande, où se déroule le récit, ou ailleurs, dans un pays sud-américain, par exemple, comme l’envisage le narrateur lorsqu’il partage avec le lecteur les différents lieux dans lesquels il envisage de situer les faits que constituent son histoire.
Je vous propose aujourd’hui de confronter le questionnement de Ryan à une situation que je vais vous exposer en quatre points.
- Lorsque vous vous rendez sur le site de l’ambassade de France en Argentine, vous avez la possibilité de consulter une liste des traités et accords conclus entre les deux pays. Dans cette liste, manquent deux accords, l’un de 1960 et l’autre de 1970. Ces deux accords portent sur la mise à la disposition de l’armée argentine d’assesseurs militaires français. Lorsque vous vous rendez sur le site de l’ambassade d’Argentine en France, vous pouvez, en quelques clics, accéder à la version en espagnol de ces accords. Le Sénat français, quant à lui, publie une liste qui inclut les deux accords (ici, par exemple).
- En 2003, trois députés demandèrent la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire portant sur le rôle de la France dans le soutien aux régimes militaires d’Amérique latine entre 1973 et 1984. Cette demande fut rejetée. Dans son rapport à la commission des affaires étrangères, qui devait se prononcer sur les suites à donner à la proposition, le député Roland Blum affirmait qu’il n’y avait pas eu d’accords de ce type entre la France et quelque pays d’Amérique Latine que ce soit.
- En 2004, en voyage au Chili, celui qui était ministre des affaires étrangères à l’époque, Dominique de Villepin, niait, selon Le Monde, que des officiers français aient eu des liens avec les dictatures sud-américaines des années 1970.
- Ce qui avait déclenché la pétition des trois députés qui constitue le deuxième fait que j’ai énuméré, c’est la diffusion par Canal+ du documentaire de Marie-Monique Robin Les escadrons de la mort, l’école française, que vous pouvez trouver sur Internet. Ce documentaire a reçu le prix du meilleur documentaire politique de l’année du Sénat français, en 2004. L’auteure cite les mots de Bernard Stasi, qui lui remet ce prix :
J’ai été bouleversé par ce documentaire et je dois dire que j’ai honte pour la France… J’espère que nous aurons le courage de faire toute la lumière sur cette face cachée de notre histoire pour que nous ayons enfin le droit de nous revendiquer comme la patrie des droits de l’homme…
Je vous suggère, dans un premier temps, de vous intéresser à la question et de me dire dans quelle mesure, à votre estime, il y a des liens entre la situation que je viens d’exposer et celle du récit de Borges. Le député qui affirme que la position de la France en ce qui concerne les dictatures militaires d’Amérique Latine a été dépourvue de tout ambiguïté agit-il comme Ryan ? L’ambassadrice de France en Argentine qui publie la liste incomplète des accords agit-elle comme Ryan ? La France a-t-elle agi dans cette affaire en trahissant ses valeurs fondamentales ?
En deuxième lieu, je vous demande d’imaginer un dialogue dans lequel deux personnes de votre choix s’interrogent sur l’opportunité ou non de faire connaître l’existence des traités par lesquels la France mettait des assesseurs militaires à la disposition des autorités argentines. Vous pouvez vous inspirer des exercices d’écriture que nous avons effectuées en début d’année où nous imaginions que Ryan discutait du problème avec des personnes différentes.
Je suis impatient de lire vos travaux.