Las Meninas : quand l’inexplicable fait irruption dans un cours. À Timburbrou, le 26 avril/mars 2138.

À Timburbrou, le 26 avril/mars 2138.

Chères collègues,

Au cours des deux dernières semaines, j’ai travaillé avec mes élèves sur Las Meninas.

Nous avons longuement évoqué le tableau, nous l’avons scruté. Nous avons retrouvé ensemble les interprétations classiques qu’il est d’usage d’en faire. J’ai aimé revenir sur ce tableau sur lequel j’ai travaillé il y a longtemps, à l’ESSAT. J’ai dit que la scène se prolongeait dans la salle, que le roi et la reine posaient au fond de la salle. Comme je l’ai fait il y a des années, comme beaucoup d’autres enseignants l’ont fait avant moi, j’ai demandé aux élèves de poser pour le peintre, comme s’ils étaient les personnages que Velázquez peignait sur cette toile dont on ne voyait que l’envers.

Jeudi dernier, sans avoir averti les élèves au préalable, j’ai annoncé que l’heure serait consacrée à une rédaction librement inspirée du tableau. Les élèves protestèrent, puis, soudainement, se mirent au travail. Comme d’habitude, ils pouvaient demander mon aide, à condition qu’ils viennent me voir sans leur copie : ils doivent mémoriser les mots que je leur dis. Mon but est qu’ils ne soient pas bloqués par la méconnaissance d’un mot, mais aussi d’éviter qu’ils me demandent des phrases entières qu’ils écriraient sous ma dictée.

Il fallut un peu de temps pour que les élèves se mettent au travail. Ils se plaignaient d’entendre un bruit agaçant, que je n’entendais pas. J’ai pensé à ces ultrasons que nous, adultes, n’entendons pas et que les élèves diffusent parfois (ou qu’ils feignent d’entendre) pour mieux s’en plaindre et rendre le cours impossible. Tout d’un coup, cependant, l’agitation cessa et chacun se mit au travail.

Je m’assis à mon bureau. Les élèves venaient me voir de temps en temps et ils repartaient, calmement, comme mâchonnant les mots que je leur donnais.

Je viens de finir de corriger. Quelques observations :

  1. Tous les textes obéissent au même modèle : Bonjour, je suis Margarita (ou le peintre, ou le chien, ou le nain…). Je viens t’expliquer ce tableau auquel tu penses si fort…
  2. Dans tous les textes, on m’explique que le tableau de Velázquez possède cette propriété singulière de dépêcher ses personnages rendre compte de son élaboration. Ces envois sont rares, disent-ils. Les personnages expliquent qu’en vérité, ils ne savent pas pourquoi, de temps en temps, ils reprennent vie et se rendent auprès de ceux qui regardent le tableau.
  3. Les textes précisent que ceux qui chuchotent à l’oreille des admirateurs de Velázquez ne sont pas des projections du tableau, mais des espèces de zombies revenus du monde des morts. Cette assertion détonne dans des textes souvent subtils et sobres.
  4. Trois textes font allusion à une version ancienne du tableau, qui fut effacée et que des recherches récentes ont mise à jour. J’avais mentionné cette version du tableau dans le cours dont je vous parlais plus haut, mais il n’en avait pas été question cette fois-ci. C’est chez l’histoirien Daniel Arasse (On n’y voit rien, 2000)
  5. Un texte est une sorte de scénario de film d’horreur qui fait du tableau un piège : le roi et la reine ont été happés du monde et figés dans le reflet du miroir, comme engloutis par lui. On comprend que les autres personnages l’ont été avant eux et qu’ils se réjouissent de la capture ou y ont pris part. Il est question d’une théorie physique qui postule que le monde n’a en réalité que deux dimensions et que notre troisième dimension est une illusion, un peu comme celle qui fait que, devant un hologramme, nous croyons voir trois dimensions.
  6. Dans un autre texte, apparaît une autre théorie physique qui affirme que le monde est une simulation. Le tableau est l’écran de l’ordinateur de celui qui effectue la simulation.
  7. Un élève, pointant les contradictions de l’œuvre, rappelle que le Quichotte en contient aussi.

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J’ai mal dormi. Je n’ose pas regarder Las Meninas.

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Cela va mieux. Je prépare les cours de la semaine prochaine, celui qui porte sur Marcela, la bergère du Quichotte. La fenêtre est ouverte et j’entends de jeunes voix qui chantent en espagnol sous ma fenêtre. Elles sont cachées par des arbres. Quelques secondes après, je vois émerger deux jeunes filles. J’applaudis. Elles s’arrêtent et rient quand je leur parle en espagnol. L’une d’elles est dominicaine, l’autre espagnole. Il y a, semble-t-il, 154 nationalités représentées dans ma commune bruxelloise de Saint-Josse-ten-Noode.

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J’ai surveillé les épreuves du BTS. Asmaa m’a reconnu. J’avoue que je l’avais oubliée. Elle avait été mon élève il y a cinq ou six ans, au lycée Raymond Queneau. Elle m’a dit qu’avec moi, elle avait travaillé sur le blob, sur Physarum polycephalum, une sorte de champignon qui est un être unicellulaire pouvant atteindre la taille d’une main et qui est doté de plusieurs noyaux (d’où son nom : poly-cephalum). Mon ancienne élève a ajouté que cela devait suffire à me convaincre qu’elle avait été mon élève. J’ai souri et je me suis excusé de ne pas la retrouver dans ma mémoire. J’ai, pendant un temps, beaucoup travaillé sur Physarum polycehalum. Ce n’est pas grave, monsieur, fit-elle, et s’en alla.

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Deux hypothèses.

Un. Au début de chaque cours, nous répétons les conjugaisons en chantant. Selon des recherches récentes (vous avez des références ici : The Social Benefits of Getting Our Brains in Sync), ce type d’activité favorise la synchronisation des ondes cérébrales. Il a pu se produire une synchronisation inhabituelle des cerveaux des élèves.

Deux. Les champignons sont unis entre eux par des mycorhizes, qui constituent des réseaux immenses analogues, disent certains, à ceux des neurones. Le réchauffement climatique favorise l’émergence de champignons qui supportent les températures élevées de nos corps. (Notre température corporelle élevée a été, pense-t-on, une adaptation évolutive qui nous a protégés des attaques des champignons ; les amphibiens, par exemple, y résistent beaucoup moins bien que nous, surtout lorsqu’ils sont immunodéprimés). Voici l’hypothèse : un champignon est présent depuis peu dans nos corps, qui produit des hallucinations synchronisées devant certains objets.

Je préfère la première hypothèse. La deuxième n’est pas de moi. Elle apparaît au dos de l’une des copies, que je n’avais pas retournée, écrite comme en biais et entourée d’un cadre, comme un tableau. L’élève avait manifestement terminé avant le temps imparti et s’ennuyait.