Après l’assassinat de Samuel Paty. Questions et réponses.

Dans à peine quelques jours, nous allons faire face aux interrogations de nos élèves au sujet de l’assassinat de notre collègue Samuel Paty.

J’ai voulu m’y préparer en imaginant l’échange ci-après avec les élèves. Je le partage avec vous, car je pense qu’on s’y préparera mieux si on le fait collectivement.

Si vous pensez à d’autres questions, si vous avez d’autres réponses, si vous avez des commentaires, n’hésitez pas.

Les commentaires de ce blog sont désactivés. Mais n’hésitez pas à m’écrire : sebastian.nowenstein@gmail.com. J’ai aussi un compte twitter, mais je ne l’utilise pas beaucoup.

J’envoie ce travail à la Rectrice, par la voie hiérarchique.

Est-ce qu’on peut ne pas participer à la minute de silence ?

Cette minute de silence a pour but de rendre hommage à monsieur Paty, dont l’assassinat barbare a horrifié la Nation. Monsieur Paty a été assassiné après qu’il a été désigné publiquement par des personnes mécontentes de son cours sur la liberté d’expression. Il s’agit, par cette minute de silence, de rendre hommage à un homme, mais aussi à une valeur, celle de la liberté d’expression.

Cependant, on peut estimer logiquement contradictoire que l’on défende la liberté d’expression par l’expression contrainte d’un hommage. On peut penser que la liberté d’expression ne peut exister que dans la liberté laissée à l’individu de s’exprimer ou de ne pas le faire.

Est-il cohérent de revendiquer le droit de Charlie Hebdo de choquer et de refuser celui d’un élève de ne pas s’associer à une minute de silence ? Il se peut qu’il y ait une tension entre la célébration d’un esprit français, celui des lumières, épris de liberté dont peut se revendiquer un Brassens chantant que le 14 juillet, il reste dans son lit douillet :

Le jour du quatorze juillet
Je reste dans mon lit douillet
La musique qui marche au pas
Cela ne me regarde pas
Je ne fais pourtant de tort à personne
En n’écoutant pas le clairon qui sonne,

et le fait de refuser le droit à quelqu’un de ne pas prendre part à un hommage.

Des questions juridiques se posent aussi. Il n’est pas clair pour moi sur quelle base juridique on peut asseoir l’obligation de prendre part à une cérémonie d’hommage à un disparu. Et il ne me semble pas clair non plus que l’on puisse sanctionner ceux qui n’y prendraient pas part.

En ce qui concerne la première question, on peut défendre l’idée que la liberté de conscience empêche que l’on vous contraigne à participer à un hommage. En ce qui concerne la seconde question, j’avoue ne pas savoir sur quelle base légale pourrait se fonder une sanction à l’encontre d’un élève qui déciderait de ne pas participer à la minute de silence.

Il n’en reste pas moins que des élèves ont été sanctionnés par le passé pour ne pas avoir respecté la minute de silence organisée à la suite des attentats de 2015 et que le ministre Blanquer annonce des sanctions pour les élèves qui, maintenant, choisiraient de ne pas prendre part à cette minute de silence. Celui qui décidera s’il doit y avoir sanction ou pas, c’est le chef d’établissement ou le conseil de discipline, pas vous, pas moi. En droit, on distingue l’interprétation authentique de celle qui ne l’est pas. La première est celle qui produit des effets (des condamnations, par exemple) et la deuxième (celle d’un professeur de droit, celle d’un journaliste…) qui n’en produit pas. Nous pouvons tous débattre de comment il faut interpréter la loi, mais l’interprétation qui détermine, à l’arrivée, s’il y a sanction ou pas est celle des personnes habilitées par le système judiciaire à prendre des décisions. C’est cette dernière interprétation qui prévaut.

J’ai interrogé sur cette question la Rectrice. Voici ce qu’elle me dit (hypothèse 1). Mais elle ne m’a pas répondu, elle doit être trop occupée pour le faire (hypothèse 2).

On dit que le délit de blasphème n’existe pas en France, mais il est interdit de siffler la Marseillaise…

La Marseillaise n’est pas une religion, elle n’est pas le signe d’une religion, mais d’une Nation, ou d’un régime politique, la République. Donc offenser l’hymne -ou le drapeau national- n’est pas, à proprement parler, un blasphème.

Cependant, là où tu as raison, c’est que, dans les deux cas, on a affaire à ce qu’on appelle un crime -ou un délit- sans victime1. Un crime sans victime est celui dont on ne peut pas identifier clairement ou directement la victime. Si j’insulte une personne, la victime de mon acte peut être identifiée. Si je brûle un drapeau, qui est la victime ? Si je moque le Prophète Mahomet ou le Christ, qui est la victime ? La Nation française ou la République ne sont pas des personnes. Le Prophète ou le Christ, non plus2.

Bien entendu, on peut défendre l’idée que les Français, ou une part considérable des Français, se sentent offensés lorsque leur hymne est sifflé et que c’est pour cela que l’on poursuit pénalement ce type d’offense. Ce que ta remarque a de pertinent, c’est qu’elle interroge sur la façon dont le transfert de l’offense se fait d’un symbole vers une personne et, par conséquent, de poser la question de pourquoi se transfert se fait dans certains cas et pas dans d’autres..

Y a-t-il incohérence ?

Peut-être. Mais il faut aussi voir que les ordres juridiques ne sont pas toujours cohérents et qu’il n’y a pas d’obligation juridique de cohérence dans l’action de l’État. Dans un article3 où il s’interroge sur le traitement différent qui le législateur a donné aux génocides juif et arménien, le professeur de droit constitutionnel Michel Troper écrit : « Sans doute le législateur est-il tenu à une obligation de cohérence, mais cette obligation n’est pas juridique, elle est seulement morale. » 

Pourquoi est-ce qu’on montre ces caricatures en classe ? Tout le monde les connaît. Est-ce que vous les auriez montrées, vous monsieur, ces caricatures ?

Les caricatures de Charlie Hebdo sont autorisées par la loi, rappelle le rédacteur en chef du Monde, Michel Guerrin. Il est vrai, cependant, que nous ne montrons pas en cours tout ce qui est autorisé par la loi.

La salle de classe est un espace particulier. Étant donné que vous êtes contraints de venir à l’école, vous n’avez pas la possibilité, que chacun a dans l’espace public, de vous soustraire à une image qui pourrait vous heurter. Cette distinction entre l’espace civil et l’École, vous la retrouvez chez Catherine Kintzler :

« D’une manière générale, personne ne doit pouvoir se plaindre en mettant son enfant à l’école publique que celui-ci a été contraint de subir une manifestation qu’il désapprouve par ailleurs. Dans l’espace civil, il en va autrement, puisqu’on est libre d’aller ailleurs. »

C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin 2007, p. 55.

Cette situation fait que nous avons un devoir de délicatesse, nous devons éviter de vous heurter, dans la mesure du possible.

En même temps, nous recevons de la Nation des missions, qui sont définies par l‘article L 111-1 du code de l’éducation, le premier article du code de l’éducation. Nous devons vous transmettre des connaissances et rechercher votre adhésion aux valeurs de la République. Les connaissances que nous devons vous transmettre sont définies par nos programmes et, parmi les valeurs, il y a la liberté d’expression, sur laquelle portait le cours de monsieur Paty.

Si la théorie de l’évolution ou l’enseignement de la liberté d’expression vous heurtent, nous ne pouvons rien pour vous. Il n’est pas question, bien entendu, de changer les programmes ou nos missions parce que certains se sentiraient heurtés, parce que certains trouveraient blasphématoire que l’on dise que la Terre est ronde ou que l’homme et le singe possèdent un ancêtre commun.

Par contre, dans le choix des supports, on attend de moi que j’agisse avec discernement. Si je peux remplir les missions que la Nation me confie en tant que prof sans vous heurter, c’est mieux.

Donc, pour résumer, les contenus sont intouchables, alors que les supports sont confrontés à la nécessité de ne pas heurter.

Il faut voir que notre liberté d’expression, lorsque nous enseignons, est soumise de façon permanente à des contraintes. On peut aussi noter que nos enseignements eux-mêmes, il faut le reconnaître, sont soumis à des pressions. L’espace de l’École, pour nous, enseignants, est loin d’être un espace de liberté absolue. Il m’est arrivé souvent de ne pas utiliser des supports que je trouve intéressants, mais que j’écarte pour ne pas vous heurter.

Ce qu’il se passe, c’est que chacun de nous apprécie en son âme et conscience. Monsieur Paty estimait devoir utiliser ces caricatures. D’autres enseignants ne le font pas.

Maintenant, la question qui se pose avec les caricatures de Charlie Hebdo, c’est qu’elles semblent avoir acquis, pour de nombreuses personnes dans notre société, un statut particulier, un statut de symbole.

L’ancien premier ministre, Manuel Valls, défend l’idée qu’il faut montrer ces caricatures dans toutes les classes, à la rentrée. Là, on n’a plus affaire à un document pédagogique que l’enseignant choisit ou non de montrer, mais à un symbole que vous seriez obligés de contempler. Il y a peu de symboles qui sont, pour vous, quand vous venez à l’école d’une contemplation obligatoire. Il y a le drapeau français, il y a la devise républicaine et il y a la charte de la laïcité. Ces symboles doivent leur efficacité à leur généralité et à leur légitimité. Est-ce qu’on peut espérer que chacun se reconnaisse dans les dessins de Charlie Hebdo ? Je ne sais pas.

En ce qui me concerne, j’applique à ces caricatures les mêmes critères qu’aux autres documents ou supports que j’utilise.

Moi, je suis offensée par ces caricatures.

Les dessins de Charlie Hebdo sont faits pour heurter, pour offenser même. Que des personnes puissent se sentir offensées par ces dessins, cela m’a toujours semblé une évidence. Cela peut être ton cas et ton indignation a toute sa place en République. Tu peux l’exprimer, bien sûr, cela fait partie de ta liberté d’expression.

La question qui se pose est celle des moyens qui sont utilisés pour exprimer son désaccord ou son indignation. La République te propose deux moyens : celui de l’expression publique (dont tu viens de faire usage) et celui du droit. Par le premier, tu peux combattre tes adversaires pacifiquement, par le second, tu peux exiger réparation si une faute a été commise. La République interdit d’exprimer son désaccord ou son indignation par la violence. Les différends doivent être réglés pacifiquement.

Dans notre société, l’accès à ces moyens d’expression est inégale. Cette inégalité peut être perçue comme une injustice. Cette injustice peut être dénoncée, mais, tu le sais bien, elle ne justifie pas le recours à la violence. Et il est important de voir que des millions de Français agissent comme toi. Pour un Abdouallakh Anzorov, il y a des millions de Français qui expriment leur désaccord de façon pacifique et dans le respect du cadre légal républicain. Les voit-on, ces Français-là ? Ce serait une défaite pour tous que les actes d’un assassin parviennent à rendre invisibles ceux de tant de Français respectueux de l’ordre républicain.

Comment peut-on se sentir offensé par un dessin ?

Je ne sais pas répondre à ta question. Je ne pense pas qu’on puisse décrire avec précision les motifs ou les états mentaux qui conduisent un individu à se sentir indigné.

Maintenant, la question qui a été posée par certains est celle de la sincérité de cette indignation.

Dans une chronique virulente diffusée par FranceInter, Sophia Aram répète à plusieurs reprises, pardonnez-moi, le syntagme « par un putain de dessin ». Elle veut exprimer sa conviction que l’indignation face aux caricatures de Charlie Hebdo est insincère, car personne ne peut se sentir offensé par « un putain de dessin ».

Le raisonnement de madame Aram me semble être : « je ne peux pas concevoir qu’on se sente offensé par un dessin, donc personne ne saurait l’être et, par conséquent, ceux qui disent l’être sont insincères ».

Nous avons parlé de la notion de discussion argumentée. Dans une discussion argumentée, les participants présument que chacun est de bonne foi. Si l’on constate que quelqu’un est de mauvaise foi, on peut s’en indigner et on peut dénoncer publiquement cette mauvaise foi. C’est peut-être ce qu’a voulu faire la chroniqueuse.

Comment est-ce qu’on constate la mauvaise foi de quelqu’un ? Soit en démontrant factuellement sa duplicité, soit en recherchant en soi-même des caractéristiques universelles des êtres humains (ou des membres d’une communauté) qui seraient en contradiction avec ce que dit l’interlocuteur. S’il est impossible pour un être humain (ou pour un Français du XXIème siècle) d’être indigné par un dessin, celui qui dit l’être est forcément hypocrite (ou un lâche, pour reprendre le mot employé par madame Aram).

Ce type de raisonnement perd toute efficacité si celui qui le reçoit ne partage pas la conception de madame Aram sur la possibilité d’être ou non offensé par un dessin. Si, comme c’est le cas, je peux concevoir que l’on se sente offensé par un dessin, tout le raisonnement de madame Aram s’effondre. Naturellement, elle peut le reconstituer en me rangeant parmi les personnes lâches, insincères ou hypocrites, puisque je ne peux pas ne pas être d’accord avec elle de bonne foi.

Pour revenir à ta remarque, j’observe que tu peux ne pas comprendre comment on peut être offensé par un dessin et, en même temps, concevoir qu’on le soit… de bonne foi. Qui n’a pas fait l’expérience d’une incompréhension… Cette posture permet le dialogue. Elle te permet de dire à un copain : « je ne comprends pas que tu puisses être offensé par ce dessin ». Après, vous pouvez discuter. C’est cela qui est important.

Mais la liberté d’expression peut conduire au meurtre…

Dans l’affaire de l’assassinat de monsieur Paty, la justice établira si ceux qui ont diffusé son identité et son lieu de travail ont ou non une responsabilité dans le meurtre de monsieur Paty.

L’appel au meurtre est interdit.

La loi est générale. Les juges dégagent une norme, comme on dit, lorsqu’ils appliquent la loi à un cas particulier.

Pour que la liberté d’expression puisse exister, il faut des juges et des lois qui encadrent la parole libre et empêchent cette dernière de devenir une arme au service d’un crime.

Ce que la justice va faire, dans le cas de ceux dont les paroles ont pu contribuer à la mise à mort de monsieur Paty, c’est de voir si on peut imputer à leurs actes à eux une responsabilité dans cet assassinat.

Pour cela, les juges vont se demander si ceux qui ont diffusé les vidéos visant monsieur Paty avaient une intention criminelle. C’est ce que dit l’article 121-3 du code pénal :

« Il n’y a point de crime ou délit sans intention de le commettre »

L’alinéa 2 de cet article le nuance :

« Il y a délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de mise en danger de la personne d’autrui »

Ces dispositions visent à la fois à réprimer et à protéger. On réprime les actes criminels et on protège le citoyen, auquel on ne peut attribuer la responsabilité d’un crime de façon arbitraire. Si je fais un tweet disant que les produits d’une certaine marque, c’est de l’arnaque et que quelqu’un tue le PDG de la société en question après avoir lu ce que j’ai écrit, on ne m’imputera pas la responsabilité de cet assassinat. Si j’appelle au meurtre du PDG et que je donne son identité et son lieu de travail, c’est autre chose.

Ce que je viens de vous expliquer, c’est la façon dont fonctionne la justice. Dans le champ médiatique, c’est différent. On impute la responsabilité d’un attentat de façon beaucoup moins prudente. Cette façon de faire peut conduire, comme cela est impliqué, j’ai l’impression, dans ta question, à mettre en cause la liberté d’expression ou à imputer la responsabilité de cet assassinat à des groupes très larges de personnes. Le ministre de l’Éducation Nationale s’en est ainsi pris récemment à ceux qu’il appelle les islamo-gauchistes qui favoriseraient une idéologie qui mènerait au meurtre.

Cette différence est normale : les propos du ministre de l’Éducation ne conduisent personne en prison, alors que l’imputation d’un crime par un tribunal à une personne le ferait. En droit, le doute doit bénéficier à l’accusé. Dans le débat public, ce n’est pas, de fait, toujours le cas.

Les déclarations du ministre s’intègrent dans le cadre d’un débat public. Elles peuvent favoriser la perception que la liberté d’expression n’est pas suffisamment encadrée, qui est peut-être la tienne, qui est, sans doute, celle de nombreux Français. Cette perception peut conduire le Législateur, le Parlement, à prendre des dispositions pour restreindre la liberté d’expression. Le Législateur n’est pas tenu à la même rigueur que les tribunaux, il n’a pas à motiver ses actes et peut légiférer sous le coup de l’émotion ou prendre des dispositions qui portent atteinte au principes fondamentaux de la République. Lorsque c’est le cas, le Conseil constitutionnel censure le texte, comme cela a été récemment le cas au sujet de la loi Avia sur les contenus haineux sur Internet.

Une autre question qui se pose est celle de l’efficacité de la limitation de la liberté d’expression : on peut être scandalisé par certains propos et, en même temps, ne pas être convaincu qu’une baisse du risque terroriste soit corrélée avec leur répression accrue.

Mais il a dit quoi, le ministre, monsieur ?

Monsieur le ministre s’est beaucoup exprimé dans les médias à la suite de l’assassinat de monsieur Paty. Les déclarations que j’avais en tête sont celles que cite le journal Le Monde dans un article qui relève qu’elles ont été mal reçues par le milieu universitaire. Les voici, reprises de l’article du Monde :

« Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages », a déclaré le ministre sur Europe 1, jeudi 22 octobre. « Il fait des ravages à l’université, il fait des ravages quand l’UNEF [Union nationale des étudiants de France] cède à ce type de chose, il fait des ravages quand dans les rangs de La France insoumise, vous avez des gens qui sont de ce courant-là et s’affichent comme tels. Ces gens-là favorisent une idéologie qui, ensuite, de loin en loin, mène au pire », a-t-il enchaîné.

Ce genre de raisonnement, on peut le trouver dans beaucoup d’interventions publiques ces jours-ci. J’ai en tête deux exemples, la chronique de Sofia Aram sur France Inter et celle de Natacha Polony, sur RTL.

Je pense qu’on peut résumer ces raisonnements de la façon suivante : les islamo-gauchistes affirment que les musulmans sont discriminés, s’en indignent publiquement, les entourent -les musulmans- de leur sollicitude et font d’eux des victimes. Ce faisant ils -les islamogauchistes- favorisent une idéologie qui, de loin en loin, comme dit le ministre, mène au pire.

L’une des caractéristiques les plus importantes des raisonnements de ce type, c’est qu’ils sont invérifiables : ils peuvent être vrais ou faux, il n’y a pas moyen de savoir. On ne sait pas qui sont ces islamo-gauchistes, on ne sait pas quels sont les textes ou déclarations que le ministre vise et, surtout, on ne sait pas comment, concrètement, ces textes ou déclarations mènent au pire.

Pourtant, dans le même article où j’ai pris la déclaration du ministre Blanquer, on trouve cette réponse indignée de la Conférence des présidents d’université :

« Non, les universités ne sont pas des lieux où se construirait une “idéologie” qui mène au pire. Non, les universités ne sont pas des lieux d’expression ou d’encouragement du fanatisme. Non, les universités ne sauraient être tenues pour complices du terrorisme », martèle l’instance présidée par Gilles Roussel, par ailleurs président de l’université Paris-Est Marne-la-Vallée.

Le réponse des présidents consiste à dire que ce que dit le ministre n’est pas vrai, mais il sont dans l’impossibilité de combattre les preuves ou les faits qui étayeraient le propos du ministre, puisque ce dernier ne les fournit pas.

On peut attribuer aux énoncés comme ceux du ministre une autre propriété qui découle du fait qu’ils ne peuvent pas faire l’objet d’une discussion argumentée, qui est une façon ordonnée de faire face à un désaccord entre des personnes civiles. Cette autre caractéristique, c’est qu’ils créent de la division et des affrontements, comme on vient de le voir. Le ministère de l’Éducation, incarné par son ministre, s’oppose à l’université, incarnée par les présidents d’université. La ministre de l’enseignement supérieur, pour le moment, ne s’est pas exprimée. Les adversaires ne peuvent pas se réconcilier, parce qu’ils ne peuvent pas débattre rationnellement, du fait de la nature non étayée de l’attaque du ministre.

A l’école, les énoncés du type de ceux du ministre auraient été écartés, puisque nous -profs- avons la mission de promouvoir les discussions argumentées et que l’énoncé du ministre, à moins qu’il soit précisé ou complété, ne peut être débattu.

Moi, je trouve que le ministre a raison.

Mais tu peux, tu peux, très certainement ! Dans la vie publique, qu’on le veuille ou pas, qu’on le déplore ou pas, tout n’est pas affaire de raison. Il est un fait qu’on vote pour tel ou tel candidat pour des raisons qui ne sont pas toutes, loin de là, rationnelles.

Cela est un fait. La vie sociale, la vie politique n’est pas un échange rationnel d’arguments parfaitement construits. Il n’en reste pas moins qu’on peut se donner un idéal vers lequel on s’efforce de tendre. Cet idéal trouve son origine dans la philosophie des lumières. La République, me semble-t-il, est un régime qui se donne cet idéal.

Tu peux adhérer aux déclarations du ministre Blanquer. Tu peux ne pas aimer les islamo-gauchistes, si tu arrives à savoir qui ils sont. Mais on peut aussi constater que les déclarations du ministre ne peuvent pas trouver place dans un débat argumenté. En tant que prof, je ne m’occupe pas de tes convictions (pour autant que celles-ci restent dans le cadre légal et ne soient pas contraires aux valeurs de la République, voir ici et ici), je m’occupe de la façon dont tu les formules et les défends.

Vous, monsieur, vous auriez voulu que le ministre donne des noms ?

Je ne cherche pas à dire s’il le ministre à tort ou non de s’exprimer comme il le fait. Cela, en tant que prof, ne me concerne pas. Je dis juste que son propos n’est pas justiciable d’une discussion argumentée, c’est-à-dire, qu’il ne peut pas être traité suivant les exigences de la discussion argumentée.

L’imprécision du propos du ministre rend impossible d’estimer l’importance de la pénétration de l’islamo-gauchisme dans l’université et, même, de savoir en quoi ce dernier consiste exactement. Donner des exemples aurait permis à la conférence des présidents, ou à son président, de mieux comprendre ce que le ministre vise et de débattre avec lui.

Je vais prendre un exemple, qui concerne monsieur le ministre. Entre 1999 et 2004, monsieur Blanquer a dirigé l’Institut des Hautes Études d’Amérique Latine (IHEAL). Pendant ce temps, un certain monsieur Sandoval a enseigné au sein de l’établissement dirigé par le ministre. Monsieur Sandoval, étant ce qu’on appelle un contractuel, son contrat devait être renouvelé tous les ans, ce que monsieur Blanquer a fait, année après année. Il se trouve que monsieur Sandoval, en parallèle avec ses fonctions d’enseignant, a conseillé les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe terroriste qui exportait massivement de la cocaïne en Europe et qui est responsable, selon les Nations Unies de 150.000 morts en Colombie, soit 30 fois plus que le nombre de morts qu’on attribue à Daesh en Syrie. Avant d’arriver en France et d’acquérir la nationalité française, monsieur Sandoval a été policier en Argentine, pays vers lequel il a été extradé par la France, où il est poursuivi pour crimes contre l’humanité. Monsieur Blanquer a fait dire par son cabinet qu’il ignorait tout des activités criminelles de monsieur Sandoval. L’enseignement de monsieur Sandoval, très orienté idéologiquement, avait suscité des interrogations et des critiques de la part de ses collègues. Madame Zagefka, qui a pris la suite de monsieur Blanquer à la tête de l’IHEAL a mis un terme aux fonctions de monsieur Sandoval.

J’ai moi-même enquêté sur cette affaire4. Tout porte à croire qu’il n’y a pas eu de pénétration de l’université française par l’extrême droite et les trafiquants de drogue. Il s’agit d’un cas isolé. Enquêter pour vérifier si le ministre a raison ou non quand il affirme que l’islamo-gauchisme fait des ravages dans l’université n’est pas possible sans noms et sans définition du phénomène.

La précision est importante aussi parce qu’elle permet de comparer et, éventuellement, de détecter des biais. Il se pourrait qu’on accorde une importance démesurée à un dérapage verbal et qu’on se montre trop tolérant à l’égard d’autres situations. Je me situe toujours dans le cadre des délibérations rationnelles, bien entendu.

Certains trouvent qu’on fait le jeu des terroristes, que ce qu’ils veulent c’est qu’on parle d’eux et qu’on oublie nos valeurs.

Le terrorisme politique ne se conçoit pas sans les médias. D’un point de vue militaire, dans le cadre d’une guerre, les affreux carnages de Nice ou du Bataclan n’ont aucun sens. Ils ne l’acquièrent qu’amplifiés par l’écho que nous leur donnons.

Imaginons un instant que le gouvernement ait les moyens d’occulter à la population l’assassinat de monsieur Paty et, plus généralement, les actes terroristes. Il se pourrait alors que les attentats seraient moins nombreux, voire qu’ils disparaissent. Mais, évidemment, il nous est inconcevable de donner à un gouvernement un tel pouvoir.

Il n’en reste pas moins que ta remarque est pertinente. Permets-moi de la reformuler pour tenir compte de l’impossibilité d’occulter, dans une société démocratique, des informations comme celle de l’assassinat de monsieur Paty.

Voici : Face à un attentat, nous devrions nous comporter de la façon la plus sobre possible. Nous ne devrions pas amplifier inutilement sa force. Nous ne devrions pas attribuer à nos adversaires plus de force qu’ils n’en ont, nous ne devrions pas les imaginer plus puissant qu’ils ne sont. Nous devrions nous abstenir de rendre responsables de cet attentat des catégories indéterminées de la population. Nous devrions nous interdire de modifier la législation sous le coup de l’émotion. Nous devrions éviter de laisser l’émotion noyer la raison.

Peut-être que ces propositions seraient raisonnables. Il est probable qu’un consensus social puisse être trouvé autour d’elles. La question, peut-être, c’est comment on se prépare, en dehors des moments d’émotion pour ne pas tomber dans le piège que tend tout attentat terroriste et qui est de vouloir produire un impact sans commune mesure avec les forces mises en jeu. Un homme assoiffé de sang avec un couteau à la main ne devrait pas, en effet, acquérir le pouvoir de dicter à la France son comportement.

On peut voir dans ce qu’il s’est passé un autre danger, qui est de regarder l’acte du terroriste à partir de notre perception et de nous tromper ainsi peut-être sur ses motivations. Il se pourrait dès lors que notre réaction ou notre réponse à l’acte ne soit pas adéquate. On a dit que le terroriste s’était attaqué à monsieur Paty, parce qu’il voulait s’attaquer à l’École et qu’il s’attaquait à celle-ci parce que l’École est l’un des piliers de la République et, par conséquent, de la France. Est-on sûr de cela ? L’assassin de monsieur Paty, avant de s’en prendre à lui, a essayé de se procurer les coordonnées de deux autres personnes qui n’avaient rien à voir avec l’École et d’une autre dont on ne sait pas grand chose.

Il se pourrait que faire de l’École l’objet d’une menace terroriste grave et sérieuse sur la base de l’assassinat de monsieur Paty n’est pas justifié. Cela peut exacerber de façon injustifiée nos peurs et nous conduire à poser des actes qui ne s’inscrivent pas dans les missions de l’École et qui répondent à d’autres logiques que les siennes. Il se pourrait qu’une telle démarche accroisse le risque terroriste au lieu de le diminuer.

Et puis, pour répondre à ta question de façon un peu plus personnelle, laisse-moi te dire que j’ai commencé mes vacances en me disant que j’allais lire de la science-fiction chinoise et travailler à mes cours sur Borges et la vérité. Et puis, je me suis retrouvé à me préparer à prendre en charge la ou les journées que nous allons devoir consacrer à réfléchir à partir de l’assassinat de monsieur Paty. Il est certain que la façon dont nous réagissons au terrorisme, empreinte d’émotion, a un coût. Il n’est pas sûr que notre façon de réagir soit très efficace. François Thuillier, ancien officier des services antiterroristes et chercheur explique sur France Culture qu’on aurait intérêt à traiter ces faits en tant que faits criminelles. J’avoue que cela m’aurait soulagé qu’il en ait été ainsi. J’aurais pu passer mes vacances à préparer mes cours et à lire pour préparer le club de lecture de science-fiction que j’aimerais mettre en place. Au lieu de cela, je me suis trouvé engagé dans un contre-la-montre impossible afin de me préparer au mieux à ces échanges que nous avons maintenant.

1Tu peux, à ce sujet, consulter L’Éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007, p. 21 C’est un sociologue états-unie qui a, le premier, travaillé sur la notion de crime sans délit : Edwin M. Schur, Crimes Without Victims: Deviant Behavior and Public Policy: Abortion, Homosexuality, Drug Addiction, Prentice Hall, 1965. L‘article de wikipédia peut te renseigner sur le sujet.

2En Espagne, pourtant, la Vierge peut recevoir la Medalla del mérito policial… Une association de défense de la laïcité attaqua cette décision et un tribunal s’abstint de la casser en s’estimant incompétent, la Vierge n’étant pas fonctionnaire… On peut en savoir plus sur cette affaire ici.

3Le professeur Troper conclut : « Sans doute le législateur est-il tenu à une obligation de cohérence, mais cette obligation n’est pas juridique, elle est seulement morale. » Tu peux trouver l’article à cette adresse : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1999_num_54_6_279813

4Articles sur l’affaire Sandoval.

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