Rosa, une chronique judiciaire.

Estimado Leo,
Me permito comunicarte una parte de nuestro trabajo a partir de tu relato El día de la secretaria.
Un saludo,
Sebastián.
Prière de consulter aussi :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2018/01/31/ecriture-collaborative/
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2018/01/31/diego-dans-lencyclopedie/
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2017/12/22/150-mots/

Rosaura, une chronique judiciaire
Le « cas de la secrétaire » connaît des développements inattendus.
Montevideo, le 2 juillet 2020.
Mon patron m’a offert un pistolet. Il m’a empêché de le toucher. Il m’a expliqué qu’il avait laissé ses empreintes sur l’arme. Comme ça, si un jour je voulais le tuer, je pourrais le faire et tout le monde penserait qu’il s’est agi d’un suicide. J’ai tué mon mari avec l’arme et, maintenant, mon patron est en prison. Joli coup !1
Après la découverte du journal intime de Rosaura et sa remise aux autorités uruguayennes, chacun était convaincu que l’affaire était pliée. Il n’en est rien. La défense de l’accusée fait preuve d’une pugnacité inattendue et plus personne n’exclut désormais que madame Rosaura soit acquittée.
Pourtant, il y a quelques jours, pas un commentateur, par un avocat, personne dans le petit monde du Palais de Justice de Montevideo ne prévoyait d’autre issue qu’un verdict de culpabilité : dans son journal intime écrit de sa propre main et trouvé par un élève français dans un pub écossais, Rosaura expliquait comment elle avait tué son mari avec l’arme offerte par son patron qui portait les empreintes de ce dernier. « Dos pájaros de un tiro », se réjouissait-elle, en espagnol, heureuse d’avoir fait d’une pierre deux coups et d’être parvenue à se débarrasser en même temps et de son mari -tué- et de son patron -désormais emprisonné-. Que s’est-il donc passé ?
D’abord, il y eut cette argumentation surprenante. Oui, le journal intime que le Procureur brandissait devant les jurés était bel et bien écrit de la main de Rosaura, cette dernière ne le niait point. Mais le journal intime n’en était pas un. Ce journal intime était un roman qui adoptait les conventions du journal intime. Ce roman était ce que l’on appelle une auto-fiction, une fiction inspirée librement de la vie de son auteure. Et la défense d’insister : Librement, madame la Présidente, librement, monsieur le Procureur, librement, mesdames et messieurs les jurés. Librement, donc.
Et on se rappela alors que Rosaura n’avait jamais avoué. Notre police n’a pas eu de mal a trouver l’arme du crime, une prouesse suffisamment exceptionnelle pour que l’on la salue ici … mais peut-elle dire avec certitude qui l’a empoignée ? L’avocat de la défense posa la question avec lenteur, presque avec douceur, alors que l’écho de ce librement martelé quelques instants auparavant avec une voix de stentor résonnait encore dans la salle. On l’appelle le tigre des prétoires, m’avait glissé Malva, une consœur uruguayenne qui suit aussi ce singulier procès, lorsqu’elle me parla de Juan Darién2, l’avocat de Rosaura. Le surnom n’était pas usurpé, le coup de griffe, féroce et précis, avait porté.
Le doute était né.
Mais ce ne fut pas tout.
Rosaura a été victime d’une tentative d’extorsion. L’élève français de voyage en Écosse qui trouva le journal intime de la secrétaire voulut la rançonner. Il l’a reconnu devant les policiers français qui l’ont interrogé. Il avait besoin d’argent, a-t-il tenté de se justifier.
Rosaura, écrivaine maudite, Rosaura victime d’une ignoble extorsion… Le personnage se transforme sous les yeux médusés des jurés, de ceux de la présidente, qui semble en perdre son latin, de ceux du procureur, dont les coups mollissent. La conviction, si solidement ancrée au début du procès, résiste encore, car une forme d’incrédulité demeure devant des faits trop improbables, comme si chacun se disait que non, que ce n’est pas possible, que des choses comme cela n’arrivent jamais. Mais le doute est là, installé, sourd, présent, palpable presque dans cet air chargé que ne parviennent pas à renouveler ces ventilateurs anciens et bruyants qui pendent -non sans danger- du plafond. Et le doute, on le sait, doit profiter à l’accusé.
Rosaura romancière ?
Montevideo, le 9 juillet 2020.
La cour a examiné aujourd’hui la vraisemblance de l’affirmation de Rosaura selon laquelle elle est écrivaine. Mais avant de pouvoir y procéder, il lui a fallu vérifier l’identité de l’accusée, après avoir cru que la dame dont on venait d’ôter les menottes n’était pas Rosaura.
On a bien lu.
La présidente a cru qu’à la suite d’un cafouillage, on lui avait amené quelqu’un d’autre, un autre accusé. La présidente est sortie de ses gonds et a exigé que l’accusée, la vraie accusée, soit introduite sur le champ. Elle a déploré amèrement la manque de moyens et l’incurie des fonctionnaires, qu’aucun manque de moyens ne saurait justifier. Mais l’accusée était bien l’accusée.
Personne ne tint rigueur à la présidente de son erreur. Personne ne rit. La transformation était à peine croyable. La secrétaire morne et grise avait laissé la place à une femme sophistiquée et attirante. C’est bien moi, madame la présidente, peut-on commencer ?, fit-elle, avant de se rasseoir. La voix était claire, le ton ferme. Plus de trace de ce murmure à peine audible des premières audiences qui avait nécessité l’intervention d’un technicien pour en amplifier le son et rendre les paroles de l’accusée accessibles à la cour.
Le procureur entreprit de démontrer qu’il était impossible, ou à tout le moins invraisemblable, qu’une obscure secrétaire ait écrit un roman d’une telle force. De la force, il en fallut au procureur, pour aller jusqu’au bout de la plaidoirie qu’il avait préparée, tellement la transformation physique de l’accusée semblait avoir annulé à l’avance son argumentation… qui fut démolie sans peine par la défense. Rosaura se montra brillante et spirituelle lorsqu’on l’interrogea.
La jury dira si Rosaura est une criminelle ou un écrivain. Il se pourrait qu’elle soit les deux. Il reste que, si la preuve irréfutable du crime manque toujours, personne ne saurait nier désormais l’envergure intellectuelle de la secrétaire
.
Reprise des débats le 16 juillet.
Et Olegario prédit l’avenir…
Montevideo, le 12 juillet 2020.
L’audience doit reprendre le 16 juillet. Mes lecteurs ne s’attendaient pas à ce que je poste une nouvelle chronique avant cette date. Mais il ne faut pas qu’ils ignorent qu’en dehors de ce prétoire où ils entrent avec moi chaque semaine, une autre pièce se joue ; la population entière de la ville de Montevideo semble y prendre part. Ce n’est pas qu’on suive ce procès avec passion, c’est qu’on le vit avec passion. Les jurys parviendront-ils à garder leur sang froid et à rendre la justice avec sérénité ?
Hier, Olegario est passé à la télévision. Il a prédit l’acquittement de Rosaura et une punition céleste pour l’élève français qui essaya, selon Rosaura, de lui soutirer de l’argent en la menaçant de transmettre son journal intime à la police uruguayenne. Olegario prédit l’avenir. Le réceptionniste de mon hôtel n’a donc aucun doute désormais sur l’issue du procès et je crois qu’il se dit que mon journal doit être bien riche ou bien bête pour me garder encore ici.
Qui est Olegario ?
Mario Benedetti a consacré au personnage une biographie3 exhaustive. Relevons dans cet ouvrage imposant quelques informations pour nos lecteurs. Olegario a commencé à avoir conscience de ses pouvoirs alors qu’il faisait des études d’Histoire à l’université et qu’il préparait ses examens de rattrapage du mois de janvier. Parfois, pour se délaisser, il cessait un instant de tourner son regard vers le passé pour le diriger vers l’avenir. À sa grande surprise, il arrivait souvent que ses visions se réalisent. Ayant anticipé qu’il n’allait pas réussir ses examens, il ne prit pas la peine de s’y présenter et sa prédiction s’avéra juste. Il abandonna ses études et, se tourna vers l’avenir, s’enrichit en devinant les résultats des courses de chevaux. Après une période d’euphorie et d’excès, suivie d’une dépression profonde, Olegario s’imposa une discipline rigoureuse afin de limiter ses visions. Il avait compris que deviner l’avenir revenait à assécher la vie, inexorablement. Olegario reprit ses études et, par un travail acharné, parvint à décrocher son diplôme. S’il consentit parfois à prédire les questions qui tomberaient aux examens, ce ne fut jamais, affirme Mario Benedetti, à son propre bénéfice, mais à celui des étudiantes dont il tombait amoureux secrètement. De façon sporadique, cependant, des visions trompent la vigilance d’Olegario et se présentent à lui. Lorsqu’Olegario considère que ces visions peuvent éclairer son peuple, il les rend publiques sur son compte Twitter4. Les autorités et les esprits éclairés suivent le compte d’Olegario afin, disent-ils, de pouvoir lutter en connaissance de cause contre la crédulité. De nombreuses prédictions apocryphes attribuées à Olegario circulent sur Internet. Dépassé par leur ampleur, Olegario a renoncé à les démentir.
Olegario a donc annoncé que Rosaura serait acquittée et cela n’a laissé personne indifférent.
Rosaura est sur Twitter.
Montevideo, le 16 juillet 2020.
Rosaura a décidé de poursuivre son roman. Au nez et à la barbe du tribunal qui la juge. Elle twitte. Son journal intime réquisitionné, l’histoire librement inspirée de sa vie a migré sur le Net pour continuer d’exister. Twitt après twitt, elle raconte comment elle a tué son mari et comment elle a réussi à faire imputer le meurtre à son patron et amant. Elle a fait d’une pierre deux coups et elle en est très fière. Qui, elle ? Rosaura, bien entendu. Rosaura, personnage librement inventé par Rosaura, écrivaine et twitteuse qui se coule dans la peau de son personnage et ridiculise le tribunal. Leo Meslíah, le premier journaliste à avoir eu accès au journal intime de Rosaura, me dit que, dans la version qu’il en a consultée, il n’y avait aucune relation sentimentale entre le patron et la secrétaire.
Rosaura a retrouvé son apparence de secrétaire et son petit filet de voix. Elle reconnaît être l’auteure des twitts du compte Rosaura Escritora‏ @rosauramivida. Elle explique qu’être devant le tribunal dope sa créativité, qu’elle vient de découvrir Twitter et que ce média la fascine. Puis elle se fait modeste : en réalité, ce roman qu’elle écrit n’est pas d’elle ; elle ne fait que tenir la plume, elle n’est qu’un modeste scribe. La Présidente, résignée ou désespérée, demande alors qui est, je vous prie, le véritable auteur, celui pour lequel Rosaura tient la plume. Et Rosaura de répondre, généreuse, que le véritable auteur, c’est vous, madame la Présidente, vous, avec l’idée que vous vous faites de moi. Ce roman est votre œuvre, pas la mienne. Je suis innocente, mais vous me voulez coupable. Je tiens la plume pour vous, madame la Présidente, et pour vous aussi, monsieur le procureur. Chaque jour que je passe ici je vois les regards haineux que vous portez sur moi et je prends des notes mentalement. Puis, dans ma cellule, ou ici, assise si inconfortablement, j’écris ce que vos yeux m’ont dicté. Avec ce smartphone, celui que, dans mon roman, j’ai acheté avec l’argent que mon patron a dû payer pour m’indemniser. Après que, dans mon roman, j’ai eu tué mon mari avec le pistolet de mon patron, ce pistolet qui portait encore ses empreintes digitales.
Le tigre des prétoires, Juan Darién, qui en a tant vu, est effaré par l’insolence et l’effronterie de sa cliente. Rosaura suit sa propre stratégie. C’est une défense de rupture comme on en a jamais vu. Nulle part, jamais. Sauf qu’on peine à appeler « défense » ces propos déconcertants, défiants, cyniques ou délirants qui nous abasourdissent et ébranlent tout autour d’eux.
Les éditeurs vont s’arracher les droits sur le futur roman de Rosaura. Elle va recevoir des offres de millions de dollars. Écrivaine ? Criminelle ? On ne sait. Mais riche, oui, très bientôt, assurément. Personne ne fait le buzz comme cette accusée atypique.
Rosaura, sa mère Antonia et un héritage écossais.
Montevideo, le 23 juillet 2020.
Qu’est-ce que l’accusée faisait en Écosse lorsqu’elle perdit son roman/journal intime ?
Récupérer un héritage. Rosaura Gutre affirme être la seule héritière d’Oliver Wilheim Guthrie, mort sans descendance dans son manoir d’Inverness, Écosse, à l’âge respectable de 108 ans.
Voici ce que Rosa expliqua au tribunal :
Sa mère, Antonia Gutre, la mère de Rosaura, participa, avec ceux qu’on tenait pour le père et le frère de ladite Antonia à la crucifixion de l’homme dont elle portait l’enfant, Rosaura donc. Le père de Rosaura s’appelait Baltasar Espinosa. C’était un étudiant de médecine qu’Antonia et sa famille prirent sans doute pour une sorte de Christ. Ce fut l’un des crimes les plus célèbres d’Argentine, dont rendit compte un journaliste3, Jorge Luis Borges, dans un article qui lança une brillante carrière.
Antonia avait 16 ans au moment du crime. Elle vivait avec Juan et Pedro Gutre dans une « estancia » isolée de la Pampa argentine. Sa mère, María Angustias, était morte alors qu’Antonia n’était qu’une enfant. Antonia n’était pas sûre que Juan ait été son père (Borges écrit avec délicatesse qu’elle était d’une paternité incertaine). Pedro Gutre, était le fils de Juan et de María Angustias, le frère probable, donc, d’Antonia. Par un concours de circonstances improbable et malheureux (voir Borges pour les détails, le récit de Rosaura correspond au mot près à celui du journaliste), Baltasar Espinosa se retrouva dans l’estancia en la seule compagnie des Gutres, alors qu’une inondation avait coupé l’habitation du reste du monde depuis une dizaine de jours. Les Gutres étaient analphabètes et leur isolement s’était renforcé avec les années. Les premiers Guthries arrivés à La Colorada consignèrent les principaux moments de leur existence dans des feuilles volantes qu’ils glissaient dans une Bible ; au moment où le crime intervient, la famille portait le nom Gutre, ne s’exprimait qu’en un espagnol rudimentaire. Alors qu’il cherchait de la lecture pour passer le temps en attendant que les eaux baissent, Baltasar Espinosa trouva ces feuilles et en lut quelques lignes aux Gutres, qui ne manifestèrent aucun intérêt. Baltasar Espinosa les laissa alors de côté et entreprit de leur lire la Bible dans laquelle il avait trouvé l’histoire des Gutres. La réaction fut alors tout autre. On écouta la lecture avec avidité, ce qui flatta Baltasar Espinosa et l’encouragea à continuer. C’est l’évangile selon Marc que, ayant ouvert la Bible au hasard, Baltasar Espinosa avai lu. Et il avait dû le relire, car les Gutres voulaient l’entendre à nouveau plutôt que de le voir poursuive sa lecture. Sans que l’on sache pourquoi et sans que Baltasar Espinosa s’en aperçoive, s’était installé dans l’esprit obtus des Gutres la conviction singulière que Baltasar Espinosa était une sorte de Christ et que le crucifier ferait baisser le niveau des eaux ; sans doute imputaient-ils l’inondation à un nouveau déluge universel. La nuit précédant la crucifixion, Antonia se rendit dans la chambre de Baltasar. C’est pendant cette nuit, alors que Baltasar ignorait tout du sort qui l’attendait, que fut conçu son seul enfant, Rosaura. Antonia, quitta l’estancia et l’Argentine et s’installa en Uruguay, où elle donna son nom de famille à la fille sans père qui allait naître.
Le récit de Rosaura fini, la présidente, quelque peu incrédule, demanda à Rosaura si elle pouvait prouver ses dires. Rosaura répondit que sa mère confirmerait bien volontiers ce qu’elle venait de dire, que c’était d’elle qu’elle avait reçu le récit de ses origines. Et votre mère.. ?, demanda la Présidente. Elle est ici, dans le public, madame la Présidente, répondit Rosaura. La surprise de maître Darién ne parut pas feinte.
Antonia Gutre confirma le récit de sa fille. Elle expliqua qu’une lueur de lucidité lui permit de comprendre qu’il n’eût pas fallu tuer Baltasar Espinosa. Elle quitta l’estancia dès que le niveau des eaux eut baissé, puis arriva en Uruguay. Elle trouva à s’employer à la campagne, puis, alors que Rosaura avait 4 ou 5 ans, partit pour Montevideo. Elle apprit la mort en prison de Juan et Pedro Gutre par la presse. Madame la Présidente va transmettre ces révélations à la justice argentine.
On me dit qu’au stade Centenario, alors que la populaire équipe de Peñarol recevait l’équipe argentine de San Lorenzo pour un match décisif, un superbe but local passa inaperçu, tellement l’attention du public était happée par les informations qui, en provenance de la Sala 3 de lo penal, s’affichaient sur les smartphones.
Reprise des débats le 30 juillet 2020.
Le journal des Guthries retrouvé !
Montevideo, le 28 juillet 2020.
On se souvient que la dernière audience de « l’affaire de la secrétaire » que nous chroniquons, il fut question du journal des Guthries, cette famille écossaise installée en Argentine et devenue les Gutres. À la suite des déclarations d’Antonia Gutre, mère de Rosaura Gutre, ce dossier, vieux de 50 ans, a été rouvert en Argentine. Exhumé du sous-sol du ministère de la Justice argentin, le dossier contenait une Bible dont les pages, ainsi que Rosaura et sa mère l’avaient affirmé à l’audience, recelaient des feuilles manuscrites en anglais et jaunies par le temps. Cette découverte donne de la vraisemblance aux propos de Rosaura Gutre. Ces feuilles racontent l’histoire de la famille Gutre/Guthrie depuis son départ d’Inverness et son installation dans l’estancia, en 1847. Le journal s’interrompt en 1893. D’autres détails seront sans doute dévoilés bientôt.
Juan Gutre, âge, 180 ans ; Pedro Gutre, âge, 192 ans.
Montevideo, le 2 août 2020.
Juan Gutre, le grand-père de Rosaura est mort à l’âge de 180 ans dans la prison de Mortero, El Chaco, Argentine. Son fils Pedro lui survécut pendant trente ans avant de décéder à l’âge de 192 ans dans la même prison. C’est ce qu’il faut déduire du rapport des experts qui ont travaillé sur le « journal » de la famille Guthrie.
Voici ce qui arrive quand on prend au pied de la lettre les journaux intimes ou les écrits privés !, persifla maître Darién. Maître Darién a raison, sans doute, d’appeler ainsi à la prudence. Mais maître Darién est perdu, dépassé. Tout le monde l’est.
Lorsqu’un être humain manipule un papier, nous a-t-on dit, il y laisse des traces d’ADN. Les feuilles Guthries contiennent des quantités importantes de l’ADN de deux personnes et des quantités moindres de celui d’une autre personne. Les experts peuvent aussi dater les restes d’ADN. L’ADN présent en faible quantité est relativement récent : 50 ans, avec une marge d’erreur de 10 ans. L’ADN des deux autres personnes, un père et un fils, avec une certitude quasi absolue, présente cette particularité d’avoir été déposé sur une période de 82 ans pour le plus ancien, de 70 ans, pour le plus récent. La marge d’erreur admise par les experts varie de 15 à 10 ans suivant l’ancienneté des traces ADN.
Le rapport des graphologues affirme que l’évolution de l’écriture est semblable à celle des personnes atteintes de maladies dégénératives : précise et élégante au début, dégradée après, des gribouillages sans signification à la fin.
La qualité de la langue se détériore de la même manière. L’anglais devient rudimentaire, quelques mots, rares, d’espagnol et quelques mots tobas, une langue indienne font leur apparition.
La présidente a ordonné que l’on retire le rapport du dossier et a demandé a ce qu’il soit refait. Le Jury ne tiendra pas compte des résultats absurdes du rapport, énonça la Présidente. Maître Darién ne s’y est pas opposé. Personne ne s’est interrogé sur les fondements juridiques de l’acte de la Présidente, qui a semblé une nécessité évidente pour chacun.
Rosaura Gutre semble étrangement absente.
Reprise des débats le 9 août.
Montevideo en proie aux théories les plus folles.
Montevideo, le 5 août 2020.
La presse locale n’a pas pipé mot. Tout s’est passé comme si le rapport que nous mentionnions dans notre dernière chronique n’avait jamais existé. Mais les réseaux sociaux n’ont pas été longs à traduire des passages de… notre dernière chronique. Un porte-parole du ministère a déploré que des journalistes étrangers et irresponsables qui, de surcroît, connaissent mal l’espagnol, aient pu, de façon malveillante ou non, diffuser des informations erronées dans leurs chroniques, dans les dernières tout particulièrement. Il s’est abstenu toutefois de mentionner le nom de l’auteur(e) des chroniques incriminées. Je rappellerai, à toutes fins utiles, que je suis née en Uruguay, que je n’ai appris le français qu’à dix-huit ans et que je garde un accent à couper au couteau. Mes proches me font l’amitié de le trouver plaisant, mais cet accent, on ne l’entend pas forcément quand j’écris.
Pour le réceptionniste de l’hôtel, les Gutres sont des vampires immortels. Pour le chauffeur de taxi de ce matin, Rosaura n’est que la tête visible d’une organisation secrète irlandaise qui a ses entrées partout et qui a crée les feuilles Guthries de toutes pièces. C’est le Mossad qui a fabriqué le soi-disant ADN qu’on a trouvé sur les feuilles Guthries, pour le compte des Irlandais. Le chauffeur de taxi qui m’a mise dans la confidence a même glissé le nom du chef de l’organisation à mon oreille : Eton Kilpatrick4. Pour l’un des commentateurs anonymes de mes chroniques (je lis toujours, chers lecteurs, les commentaires que vous avez l’obligeance de déposer à la suite de mes chroniques), la longévité exceptionnelle des Guthries a fini par annuler la néoténie qui nous distingue des singes (la néoténie, explique mon savant commentateur, est un mécanisme biologique qui permet d’atteindre la maturité sexuelle tout en gardant des traits juvéniles ; l’homme serait, ainsi, un singe qui n’aurait pas grandi.). Les Gutres, en restant en vie trop longtemps, auraient continué à « grandir » et seraient devenus, en quelque sorte, des singes moraux, rendus progressivement incapables de lire, d’écrire, d’interpréter correctement la parole de la Bible et de distinguer le bien et le mal. Il rappelle le précédent décrit par le biologiste Huxley dans After Many a Summer Dies the Swan5. (Je lis toujours, chers lecteurs, les commentaires que vous avez l’obligeance de déposer à la suite de mes chroniques).
Voilà de quoi on parle à Montevideo.
La présidente est malade, mais Rosaura ne chôme pas.
Montevideo, le 12 août 2020.
La présidente est malade, l’audience a donc été suspendue. Mais, cher lecteur, cette chronique ne sera pas vide. Ainsi en a voulu Rosaura Gutre qui, saisie d’une sorte de frénésie, inonde Twitter avec des messages qui se succèdent par dizaines.
Rosaura Gutre dit tout. Résumons son récit. Essayons, à tout le moins.
Rosaura Gutre est une célèbre actrice extraterrestre. Les extraterrestres ne connaissent pas la littérature, ils ne connaissent que l’art dramatique. La littérature n’est que le brouillon de l’oeuvre, laquelle ne s’accomplit qu’incarnée en des êtres de chair et os. Les Gutres sont venus jouer sur terre la Bible. Baltasar Espinosa est venu jouer le Christ, un Christ cosmique tiré des théories de Pierre Teilhard de Chardin. Borges le savait, il l’avait compris. C’est pour cela qu’il a volontairement glissé quelques incohérences dans son récit, dans le but que l’on comprenne que le crime de La Colorada était une mise en scène.
Les extraterrestres peuvent adopter una apparence humaine, mais sont plus proches des plantes que des êtres humains. Il s’engendrent par parthénogénèse. Les Gutres décédés et elle, Rosaura, constituent, pour ainsi dire, le même individu. Il leur importe peu de mourir, parce qu’ils ne meurent pas : leur génome perdure, sur leur planète, mais aussi sur terre. Ce que nous (vous, les humains, dit-elle) appelons « individu » n’est que la forme circonstancielle que prend le génome pour accomplir telle ou telle mission nécessaire à son plaisir. Chez eux (chez nous, dit-elle) la conscience a son siège dans le génotype et non dans le phénotype. Baltasar Espinosa n’était pas un humain, mais un extraterrestre. Il n’est pas plus mort qu’un acteur humain qui feint de mourir sur les planches d’un théâtre et qui se relève après la représentation finie. On pourrait, certes, dire que l’existence charnelle que le génome de sa lignée s’est donnée lors de la performance de La Colorada n’est plus, mais cela indiffère tout le monde chez eux, où la lignée Espinosa est présente partout et à même vu son prestige s’accroître du fait de cette mort héroïque. Monsieur Bermúdez, le patron de Rosaura, ainsi que le mari de celle-ci, sont aussi des extraterrestres. La mort du mari de Rosaura et le sort de monsieur Bermúdez échappent à la juridiction des tribunaux humains.
Voilà, cher lecteur, comme vous pouvez le constater, la nature fictionnelle du journal intime ne fait guère de doute désormais. De sa continuation, à tout le moins… car il n’échappe à personne que le sobre journal initial a soudain donné une spectaculaire floraison dont le barroquisme n’a rien à envier aux plus chargées des fictions de fantassy. La présidente ne manquera sans doute pas d’interroger son accusée/écrivaine sur l’évolution frappante de sa veine créative.
La présidente est toujours malade, Rosaura toujours en forme.
Montevideo, le 19 août 2020.
La foule faisait la queue depuis 6 heures du matin. Montevideo attendait avec impatience le rétablissement de la présidente, son retour et la poursuite du procès de Rosaura Gutre. L’Uruguayen est passionné, mais patient et respectueux. Pourtant, lorsque l’huissier franchit la porte grillée du très haussmanien Palacio de los tribunales et qu’il annonça que l’audience était suspendue derechef, il y eut comme un grondement dans la foule, on craignit un instant qu’elle ne s’ébranlât et que, comme un seul homme, elle se saisît des lieux pour que la justice suive son cours, dût-elle être rendue par un tribunal populaire. Mais, heureusement, des centaines de téléphones sonnèrent alors qui annonçaient l’arrivée de nouveaux twitts. La foule s’égaya et les policiers en faction poussèrent un soupir de soulagement.
Rosaura Gutre est en forme, titrions-nous. Qu’on en juge :
Les extraterrestres dont fait partie Rosaura Gutre sont les maîtres de l’univers. Notre planète, mais aussi les milliers d’autres, qui, un peu partout, sont habitées par des civilisations évoluées, sont, en quelque sorte, des studios ou des scènes de théâtre. Les extraterrestres se sont intéressés à la Terre à cause de l’activité frénétique des élèves du lycée Queneau de Villeneuve d’Ascq, qui ont inventé une nouvelle forme de faire de la littérature. Cette littérature, qu’ils appellent rhyzomatique, correspond bien à la façon dont les extraterrestres conçoivent l’art. Elle facilite le travail de la compagnie qui emploie Rosaura, l’une des majors -la compagnie- des extraterrestres. Petite parenthèse : les extraterrestres s’appellent les Sauriens et le prénom de Rosaura est le résultat de la synthèse entre Rosa et Sauria : Rosa + Sauria = Rosaura.
Ces élèves ont inventé une nouvelle forme de faire de la littérature, disions-nous. Chaque élève crée un personnage et lui donne les traits qu’il souhaite. Puis, il le fait interagir avec les personnages d’autres élèves et les histoires émergent ainsi peu à peu. Il n’y a pas de droit d’auteur : chacun peut s’approprier le travail de ses camarades. Le roman que j’écris, cher lecteur, est composé des aventures de mon personnage, mais aussi de celles du tien, que je peux déformer à ma guise si je le souhaite. Toute la littérature existante est susceptible d’être happée dans les univers crées par les élèves. On a ainsi vu les œuvres de Borges, Quiroga, Benedetti, Huxley, Maslíah, etc être dévorées par les univers des élèves. Morts ou vivants, les auteurs deviennent membres des univers des élèves, qu’ils y consentent ou pas. Il en va de même des vies que les élèves croisent ci ou là, dont ils se nourrissent volontiers.
Une création des élèves a particulièrement intéressé la compagnie : l’acharneur de réalités virtuelles, un dispositif qui permet de rendre réelles les réalités virtuelles ou imaginaires. Leur bonheur n’a pas été moindre lorsqu’ils ont découvert le décharneur de réalités corporelles, un dispositif qui permet de virtualiser les réalités charnelles.
Rosaura cite des articles de presse qui confirment ses dires. Il va de soi que les organes de presse qui constituent ses sources n’ont d’existence que dans l’univers des élèves : certains des élèves, moins doués que d’autres pour la création, ou moins friands de celle-ci, se consacrent au journalisme et racontent la vie des personnages animés par leurs camarades.
L’imagination de Rosaura paraît sans limites. Il est grand temps que la présidente revienne et qu’elle impose un cadre légal ou judiciaire à ce flux incessant de visions. Nous pouvons, cependant, d’ores et déjà, essayer de faire le départ entre la réalité et l’hallucination. Il nous suffira, pour cela, de faire appel à des informations qui sont aujourd’hui à la disposition de chacun.
Oui, les élèves du lycée Queneau ont inventé une nouvelle forme de faire de la littérature. Comme le raconte Rosa Gutre assez fidèlement, ils inventent des personnages et les font interagir entre eux. Cette pratique a donné lieu à des partenariats avec des pays étrangers et l’on est ainsi parvenu à faire naître des œuvres multiples en plusieurs langues. Cette démarche, cela ne pouvait pas en être autrement à l’heure de la massification de l’usage du smartphone, a trouvé une traduction en langage filmique : les auteurs font tourner des court-métrages qui illustrent leurs récits. Le récit typique comprend un réseau d’une centaine de personnages, il se déroule dans plusieurs parties du monde et contient des documents et des films en plusieurs langues. En parallèle avec cette activité de création, les élèves ont développé un groupe médias dont les reportages prennent appui sur le réseau constitué à des fins de création artistique. Les reportages obtenus comprennent, à l’instar des récits de fiction, des correspondances écrites et filmées en plusieurs langues. Le professionnalisme dont font preuve ces élèves impressionne. Leur travail sur le duel, par exemple, leur a valu de nombreux prix journalistiques. Mais leur coup d’éclat -et la preuve de leur sérieux et de leur pugnacité- a été leur travail sur un faux déporté dont l’invraisemblable récit avait été endossé par des élites politiques, journalistiques et universitaires espagnoles. L’enquête, lancée par les élèves français, fut relayée par leurs camarades espagnols qui, un peu partout dans leur pays, recherchèrent des informations, interrogèrent et interpellèrent les responsables de l’imposture. L’affaire finit par faire grand bruit et se solda par la démission du directeur de la télévision andalouse. Celui-ci, dans un premier temps, s’était moqué des journalistes en herbe et n’avait réalisé que trop tard l’influence que leur détermination, leur nombre et leur charmante jeunesse leur avaient conquis.
La présidente est morte, le procès est suspendu.
Montevideo, le 23 août 2020.
La présidente est morte. On a appris qu’elle s’était battue en duel. Elle a succombé à ses blessures.
L’Uruguay -depuis 2018-, à l’instar de l’Italie et de la Suisse, n’interdit pas le duel.
Rosaura prétend avoir suggéré à ses supérieurs l’idée de faire succomber la présidente après avoir lu le reportage des élèves du lycée Queneau sur le duel que nous mentionnions plus haut. C’est la mère de Rosaura qui avait défié la présidente.
« La représentation est désormais close, je ne parlerai plus devant la justice de l’Uruguay » annonce Rosaura sur Twitter. Elle déclare toutefois qu’elle continuera à diffuser son journal. Cette correspondante rentre en France. Son journal n’exclut pas de la renvoyer à Montevideo lorsque le procès de Rosaura Gutre reprendra.
Rosaura Gutre a disparu.
Montevideo, le 26 août 2020.
Une courte chronique envoyée depuis l’aéroport international de Carrasco, Montevideo : Rosaura Gutre a disparu de sa cellule, elle est en fuite. Elle continue à s’exprimer sur Twitter et elle nargue les autorités. Celles-ci se montrent incapables d’expliquer comment la prisonnière la mieux gardée du pays a pu s’évader.
Des parents inquiets.
La Creuse, le 29 août 2020.
Cette chronique se poursuit : mon journal me confie le suivi de l’affaire Rosaura Gutre et de la traque de la fugitive.
Les ordinateurs de plusieurs établissements scolaires de par le monde ont été piratés hier. Lorsqu’on les allumait, ils montraient le visage de Rosaura secoué d’un rire sardonique. Elle annonçait qu’elle allait bientôt transmettre ses instructions à l’Humanité.
Rien d’autre à dire pour le moment. Les autorités sont sur les dents. Les parents d’élèves donnent de la voix, mais pas trop. Sans doute comprennent-ils qu’accabler la police ou les responsables politiques serait de peu d’utilité. L’Humanité attend avec incrédulité le dénouement de l’histoire la plus invraisemblable qu’elle ait connue.
Rosaura transmet ses instructions à l’Humanité.
Paris, le 5 septembre 2020.
Dans un communiqué parvenu aux médias le plus importants du monde et rédigé en plusieurs langues, Rosaura Gutre, au nom de sa compagnie extraterrestre, enjoint chaque humain ayant accès à Internet à inventer un personnage et à le faire interagir avec les personnages de ses voisins. Elle ajoute que chaque humain devra consacrer deux heures de sa vie à jouer dans un film qui illustrera les fictions produites dans le cadre de son initiative. Lorsqu’un pays ne s’acquittera pas du lot de fictions qu’il doit fournir, dix jeunes gens et dix jeunes filles seront enlevés et gardés dans le vaisseau spatial des extraterrestres jusqu’à ce qu’ils aient écrit tout ce que leurs compatriotes n’ont pas écrit. Voilà.
Voilà donc. C’est avec ce mot français à valeur universelle –voilà– que se terminent les communiqués.
Extraterrestre ou pas, Rosaura Gutre inquiète. Les hypothèses les plus folles fleurissent. Leur nombre se multiplie vertigineusement chaque jour qui passe. Et l’affolement est un problème bien réel pour tous les gouvernements, qui se montrent impuissants et font appel à des mesures dérisoires : supprimé, le compte Twitter de Rosaura Gutre, renaît, revigoré, sous un autre nom, de ses cendres.
Rosaura Gutre laisse une semaine à chaque Terrien connecté à Internet pour créer son personnage et le mettre en ligne. Chaque page devra contenir un lien vers la page Saga Rosáru… Dans deux semaines, chaque Terrien devra avoir établi un lien avec dix personnages de ses proches. Dans trois semaines, chaque Terrien devra avoir établi un lien avec un personnage d’un autre pays. Chaque semaine qui passera, il faudra avoir établi des liens avec un nouveau pays du monde, jusqu’à ce que chaque personnage ait une connexion avec un nouveau pays. Pour trouver les pages des personnages dans un pays donné, il faut faire une recherche avec les mots « http Rosaru… dans le pays en question
C’est farfelu et, pourtant, ça fait peur.
Rosaura tient parole !?
Paris, le 17 septembre 2020
Dix jeunes garçons et dix filles, tous étudiants prometteurs de l’université de Pékin ont disparu de leur domicile dans la nuit du 13 au 14 septembre. Le 15 septembre, Rosaura a revendiqué, sur Twitter, leur enlèvement :
No me tomaron en serio, querido diario. Estos veinte chicos pagan por todos los que no escriben.
Ces étudiants travaillent à inventer les personnages que la population chinoise n’a pas inventés. Ils seront rendus lorsque chaque Chinois connecté à Internet se sera acquitté de la tâche que Rosaura a imposée.
Les autorités affirment qu’il s’agit d’un canular et que les étudiants ne vont pas tarder à refaire surface. La population n’est visiblement pas de cette avis : un immense effort de solidarité et d’invention s’est mis en place, des millions de personnages sont en train d’être crées. La pression sociale sur ceux qui n’ont pas encore crée le leur est forte et souvent brutale. En même temps, des ateliers d’écriture se mettent en place un peu partout, afin d’aider ceux qui sont peu habitués à tenir la plume ou qui manquent d’inspiration.
À Paris, des ateliers aussi se mettent en place, pas toujours bien vus par les autorités chinoises, qui affirment que ces ateliers sont organisés par des organisations mafieuses. D’aucuns vont jusqu’à affirmer que toute l’affaire Rosaura est une opération sophistiquée organisée par la mafia chinoise pour affaiblir le pouvoir de l’État et asseoir le sien. Pour monsieur Lai-Tchen, la chose n’est pas impossible :
La Mafia chinoise s’est distinguée ces derniers temps par la mise en place de coups sophistiqués et particulièrement imaginatifs. Une nouvelle génération, composée de trentenaires ambitieux et fort bien formés, a pris le relais et écarté les vieux dirigents.
Madame Tchal, à la tête de l’un des ateliers, qui se tient dans l’arrière-boutique de son établissement du XIIIème arrondissement, nie tout lien avec la mafia et défend le caractère spontané de l’initiative :
Ce sont des gens du quartier qui veulent aider ces pauvres jeunes chinois pris en otage par cette…, par cette… extraterrestre.
Rosaura se fait filmer avec les étudiants chinois.
Paris, le 20 septembre 2020.
Los chicos están bien, son muy trabajadores. Pero quieren volver a casa, y yo los entiendo… :
Les jeunes vont bien, ils sont très travailleurs. Mais ils veulent rentrer à la maison et je les comprends. C’est la dernière provocation de Rosaura, qui a diffusé une vidéo d’elle en compagnie des jeunes Chinois disparus. Montage habile ? Canular avec la complicité des jeunes ? Peut-être. Mais l’Humanité ne paraît pas disposée à attendre l’avis des experts ou à s’en remettre au bon sens des autorités. Un sondage récent a montré que 68 % de la population mondiale connectée à Internet croit que tout ce que dit Rosaura est vrai.
Cette chroniqueuse vient de faire un sondage auprès de son entourage, fait de journalistes, chercheurs, essayistes, etc. Des personnes à qui on ne la fait pas, comme on dit vulgairement, des personnes rationnelles, cartésiennes. Ils sont 75 % à croire que Rosaura est extraterrestre, qu’elle a un pouvoir redoutable et qu’il faut faire ce qu’elle nous demande. Des confrères étrangers me transmettent des informations comparables. En Islande, d’aucuns en viennent à émettre l’hypothèse que l’extraordinaire floraison des sagas islandaises (entre le XIIème et le XIVème siècle, la population de cette île, estimée à 10.000 âmes, écrivit plus de pages de prose que toute l’Europe réunie) aurait vu le jour sous la contrainte des extraterrestres :
Il pourrait s’agir de l’explication tant recherchée du « miracle islandais », dit ainsi, le très respecté Hjalti Gudmundsson, professeur d’histoire médiévale de l’université d’Islande. La recherche a toujours buté sur l’idée d’une population entière se prenant de passion pour l’écriture.
Rosaura capturée !! Rosaura décapitée !!
Pékin, 30 septembre 2020.
Rosaura a été remise aux autorités chinoises et décapitée par celles-ci.
Commençons par le début, la capture de Rosaura.
Elle fut le fait de 5 jeunes héros français en voyage en Chine : Fatoumata, Abdelouahd, Jean, Mélina et Mouloud. Ces jeunes gens, élèves du fameux lycée R. Queneau de Villeneuve d’Ascq, qui avait décidé la compagnie de Rosaura, d’après ses dires, à s’incarner sur terre, ont réussi à attirer Rosaura dans leurs rets, à l’enfermer dans une cave et à la livrer ensuite à la police chinoise.
Pour appâter Rosaura, ils ont multiplié, dans leurs histoires, les références à l’Aleph, un point de l’univers qui permet de tout voir en même temps. Ils ont attribué la découverte de ce point à Jorge Luis Borges, le journaliste qui avait couvert l’affaire de l’assassinat de Baltasar Espinosa par les Gutres. Ils ont fait le pari que ce l’Aleph était le point de lecture idéal pour cette littérature extraterrestre dont les ramifications s’étendent partout et sans fin. Ils ont publié ensuite de faux articles dans la journal de leur école avec des allusions vagues au point Aleph. Au bout de quelques jours, Rosaura entrait dans la cave d’une vieille maison pékinoise qui devait être détruite pour laisser place à un building. Lorsque Rosaura est entrée, ils ont fermé la porte derrière elle. Au bout de trois jours, c’est Rosaura elle-même qui a livré ses coordonnées à la police par twitt.
La décapitation de Rosaura fut effectuée dans les heures qui ont suivi son arrestation. Les autorités ont expliqué que les garanties légales ne s’appliquaient qu’aux êtres humains et pas aux arbres. Rosaura, à leur yeux, était de nature indéfinie, mais certainement pas humaine. Rares ont été ceux qui ont critiqué les autorités chinoises et nombreux en revanche ont été ceux qui se sont félicités que Rosaura soit tombé entre les mains d’une justice pas trop regardante.
Des échantillons du sang de Rosaura ont été remis à plusieurs laboratoires de par le monde.
Des dizaines de Rosauras repoussent !
Paris, le 17 octobre 2020.
Les comptes Twitter de Rosaura recommencent à fonctionner. D’abord en Chine, près du lieu de l’exécution. Puis, autour des laboratoires ayant reçu le sang de Rosaura.
On frappe à ma porte. Je sais qui est sur le pallier.
Je n’ouvrirai pas, mais elle entrera quand-même. Elle ne va pas à tarder à prendre la main.
Cher journal, me voici à nouveau.
Post-face.
Genèse de ce livre. Qui sont ses auteurs ?
Le récit que l’on a lu provient d’un Travail Personnel Encadré (TPE) effectué par cinq élèves de première STMG en collaboration avec des camarades volontaires de leur établissement, des camarades d’une dizaine de pays étrangers et des extraterrestres, qu’ils remercient tout particulièrement. Chaque élève a rédigé un roman et les cinq romans constituent un cycle, le Cycle, comme on allait très vite prendre l’habitude d’écrire. Les auteurs ont décidé de ne rendre public que l’un de ces cinq romans, pour les raisons que l’on trouvera plus bas. Ces élèves pensent que leur œuvre va changer le monde et, subsidiairement, la littérature (ce qui les indiffère). Ils se sentent plus proches des jeunes étrangers avec lesquels ils ont travaillé, voire des extraterrestres, que des adultes de leur pays. Ils n’ont pas d’attachement pour le monde ancien.
(…)6

Elsa.
Je suis à l’origine de la création de Juan Darién, inspiré du personnage homonyme d’Horacio Quiroga. Juan Darién est un tigre qui devient homme, puis qui, maltraité par ses semblables, redevient tigre. Dans mon histoire, Juan Darién reste homme, mais choisi de se battre, par le droit, contre les injustices. Dans l’histoire de Rosaura, qu’on va lire, il est bien palot, car il est dépassé par sa cliente. Qui ne l’aurait pas été ? Je pense toutefois que s’il y a quelqu’un qui pouvait comprendre Rosa, c’est bien lui. Il aura, j’en suis certaine, un rôle important à jouer lorsqu’il faudra, et il le faudra, hélas, à un moment ou à un autre, prendre attache avec les extraterrestres pour négocier avec eux une sortie à l’imbroglio dans lequel nous nous trouvons.
Je m’occupe aussi de la diffusion de nos histoires en Scandinavie. Deux de mes oncles se sont installés en Islande, alors que mon père choisissait la région parisienne avant de rencontrer ma mère et s’installer avec elle dans le Nord, sa région d’origine, celle de ma mère, je veux dire. Mon père est nnnnnnn et, avec lui, je parle en jfjfjfj. Mes cousins islandais m’ont beaucoup aidée dans mes premières démarches.

Hjölli.
Mon personnage, c’est la chroniqueuse judiciaire. C’est elle qui tient la plume dans la partie de notre histoire qu’on va lire. Je me suis inspiré de Pascale Robert-Diard, dont les chroniques dans Le Monde me passionnent. Je ferai soit du droit, soit du journalisme, soit les deux. J’aurais aimé me documenter davantage sur le fonctionnement de la justice uruguayenne, mais mon correspondant dans ce pays est tombé malade et ne m’a pas envoyé la documentation promise. Sur la question du duel : il a été interdit en 1992, puis rétabli en 2018, pour les besoins de cette histoire. Hormis, l’Uruguay, deux pays l’autorisent, je crois, l’Italie et la Suisse. Je pense cependant que la pauvreté de ma documentation n’est pas très grave, d’autres la combleront quand ils reprendront notre histoire à leur compte.
J’ai aussi collaboré dans certains aspects périphériques de l’acharneur de réalités virtuelles. J’ai été, en particulier, amené à trouver des papiers d’identité aux personnages virtuels que s’incarnent dans notre monde. Pour des raisons évidentes, cependant, je ne peux pas trop m’étendre sur cette question.

Guðmundur.
Mon travail consiste à attirer vers notre histoire le plus grand nombre possible d’auteurs. La réussite de ma mission se mesure au nombre de liens établis vers la page Rosauramlsqdmqlsdf. Pour nous, chaque lecteur de nos histoires est un auteur possible. Nous voulons qu’il fasse sienne l’histoire et qu’il la prolonge. C’est aussi moi qui ai crée le piège pour capturer Rosaura. Pour cela, j’ai été aidé par la mère d’un ami, qui est mathématicienne et informaticienne et travaille à l’INRIA, près de mon lycée. Il nous a fallu un peu modifier les algorithmes, pour que susciter des pentes et des contraintes informationnelles qui ont conduit notre adversaire vers cette cave de Pékin où nous avons réussi à l’enfermer. L’idée de départ, vient naturellement d’un cas raconté par Jorge Luis Borges7, un journaliste argentin qui décrivit avec précision, dans un long article intitulé La muerte y la brújula8, la chasse d’un criminel par un détective… lequel détective comprit trop tard que les crimes qu’il investiguait dessinaient un motif destiné à le conduire jusqu’au lieu de son propre assassinat.
J’ai crée un personnage qui s’inspire de l’intrication des électrons, après avoir découvert les expériences d’Aspect9 à la suite d’un passage de celui-ci dans notre établissement. Cette intrication n’est cependant qu’un détail curieux car aucune information ne peut se transmettre entre mes personnages intriqués. Si cela avait été le cas, on aurait eu affaire à une violation de la physique relativiste, vous vous rendez compte ? Je veux bien m’attaquer à la littérature ou à la civilisation, mais toucher aux lois les mieux établies de la physique m’aurait paru insupportable. Même Dieu, que nous voulons remplacer, est incapable de violer les lois de la physique.

Tyggvi
La théorie de l’évolution a dû intégrer le fait qu’il y a transfert de matériel génétique entre les espèces, c’est ce que l’on appelle le transfert horizontal de gènes. On parle ainsi de pools de gènes, une expression qui désigne les brins d’ADN dans lesquels les bactéries baignent et qui s’intègrent parfois dans leur génome. Nous constituons des pools d’histoires. Chaque participant peut fagociter les histoires de son choix. Je suis journaliste et je rends compte des mouvements de nos histoires. On a trouvé mon rôle inutile au début, quand nous n’étions que cinq camarades de la même classe. Maintenant que des milliers de personnes font vivre nos personnages, il est indispensable que le flux d’information soit quelque peu organisé. C’est à cette fin que j’ai crée La Revue, qui rend compte des événements qui se produisent dans notre univers. Dans l’histoire que l’on va lire, j’apparais peu : je suis la collègue uruguayenne de la narratrice.
Est-ce que j’ai encore deux minutes ? Oui ? Voilà, je voudrais ajouter que La Revue a pour effet d’accélérer la sélection darwinienne qui se fait entre les histoires. Disons que, grâce à La Revue, l’évolution est un peu moins aveugle que dans les modèles classiques.

Helgi.
Je suis organisateur d’événements destinés à éviter que les histoires ne divergent à l’excès. Ces événements, nous les appelons des ATTRACTEURS. Un attracteur est une contrainte que nous faisons peser sur les histoires pour qu’elles convergent vers un point donné. Un exemple : nous avons, il y a quelque temps, imposé aux histoires un contact obligé avec, un atelier de pâtes fraîches situé à Barcelone. Lorsque les ATTRACTEURS sont des entreprises commerciales, elles doivent payer une somme qui est très au-dessus de l’accroissement de notoriété que nous leur procurons. Nous ne consultons pas les entreprises avant de les inclure dans notre démarche, ni ne les démarchons. Notre choix les oblige. Parfois, nous conduisons les entreprises à la faillite, parfois non10. De façon générale, nous aimons exercer des contraintes plutôt que de demander poliment. En témoigne notre relation avec les chercheurs, les savants ou les artistes dont vous verrez souvent apparaître les noms dans nos récits : nous ne demandons jamais leur consentement. Il arrive, certes, que nous leur envoyions des courriers pour leur demander de venir faire des conférences dans notre établissement, mais personne n’est dupe : il s’agit de créer dans leur chef une contrainte morale pour qu’ils se sentent obligés de venir : quel chercheur saturé de travail, comme ils le sont tous de nos jours, aurait envie de résider une semaine parmi nous pendant laquelle un millier d’élèves se relayent nuit et jour pour s’approprier ses connaissances ? Ils ne le font que parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Ceci étant dit, à la fub, le séjour leur fait du bien.

Sigga.
Mon rôle est tout à fait modeste. Je n’apparais pas à proprement parler dans l’histoire. Je suis une spécialiste de la greffe de tête payée par le clan nord-coréen Yung-il-Sou pour récupérer la tête de Rosaura après sa décapitation et la greffer sur des corps humains compatibles dont l’origine (celle des corps, je veux dire) est peu claire. En réalité, mon intervention est parfaitement inutile, car le clan des Gutres, dont Rosaura est issue, se reproduit par parthénogenèse : un peu de sang suffit à faire pousser un nouvel individu. Je profite de l’ignorance des Yung-il-Sou pour me faire verser des revenus confortables.
Mais je crois que le lecteur de 2017 a besoin de quelques explications. Je demande à celui du présent un peu de patience.
Donc, cher lecteur de 2017, ces explications je les rédige pour toi.
Nous sommes un groupe de lycéens qui écrivons en 2025 et, comme tu as déjà dû t’en apercevoir, les choses ont bien changé depuis que nous avons quitté les bancs du lycée ou, peut-être, tu te retrouves maintenant.
Commençons par la politique. En 2018, le président Trump lance l’armée étatsunienne contre la Corée du Nord. Le pays est détruit et la vitrification préventive des sites nucléaires et de leur voisinage large produit une contamination qui décime la population et engendre des mutations à grande échelle chez les survivants, dont la fertilité s’accroît de façon vertigineuse alors que leur espérance de vie ne dépasse jamais les 30 ans. Une partie du Japon est détruite par la un missile nord-coréen qui parvient à franchir le bouclier anti-missiles. Des structures de type mafieux et clanique prolifèrent dans l’ancienne Corée du Nord où, en raison du rayonnement, aucune armée n’ose envoyer ses hommes et où les drones sont incapables d’instaurer un fonctionnement étatique.
Continuons par la science. Les recherches du docteur Sergio Canavero11 et de son équipe chinoise ont abouti. Il est désormais aisé de transposer une tête sur un corps, de greffer donc une tête sur un corps ou un corps à une tête, choisissez la formulation que vous voudrez.
Finissons par la rencontre entre la science et la politique : de puissants seigneurs coréens, refusant de cesser de vivre à 30 ans, ont kidnappé des chirurgiens chinois et les ont obligés à leur faire régulièrement des greffes de corps. Ne me demandez pas d’où proviennent les corps, s’il vous plaît.
Et Rosaura dans tout ça ?
Je ne sais pas. Je ne sais pas très bien ce qu’ils ont dans la tête (c’est le cas de le dire, hahaha), les Coréens. On peut imaginer, et craindre, beaucoup de choses…
Vous trouvez que je ne suis pas nette, moi ? Je ne les aide pas, je ne fais que les escroquer, c’est tout. Je les affaibli. Voilà. J’ai des camarades qui dealent pour s’en sortir. Est-ce que ce que je fais est pire ?

Mario Benedetti, Los bomberos. Maison d’édition LDI (Largement Disponible sur Internet).
@olegario.

1Le journal a été analysé et publié par le journaliste et musicien Leo Maslíah sous le titre « Dos pájaros de un tiro! », expression espagnole qui signifie faire d’une pierre deux coups.

2L’enfance de Juan Darién fut racontée par Horacio Quiroga : Juan Darién, Maison d’édition LDI (Largement Disponible sur Internet).

3L’article est disponible chez LDI et il porte un titre mémorable : El evangelio según Marcos.

4Cerise sur le gâteau, incroyable coïncidence, cet Eton serait un descendant du héros irlandais Fargus Kilpatrick, dont une autre recherche de ce même Borges dont on a parlé a singulièrement terni l’étoile. Voir Tema del traidor y del héroe, Jorge Luis Borges, LDI. Cela laisse songeur, que de constater que le travail d’un journaliste aussi rigoureux que Borges nourrit, une trentaine d’années après sa mort, les rumeurs les plus fantaisistes. Borges a toujours refusé les accommodements du journalisme avec la vérité et s’est battu jusqu’à la fin de sa vie contre une dérive qui rendait dangereusement poreuse le frontière entre journalisme et littérature. Il doit se retourner dans sa tombe.

5Disponible aussi chez LDI.

6Chère collègue, je te donne une version tronquée de cet avant-propos. La version complète en sera bientôt publiée sur mon blog. Tu y apprendras pourquoi les élèves se sont donné des prénoms islandais et d’autres choses dignes d’intérêt.

7Les accusations qui ont visé J. L. Borges, selon lesquelles il romançait ses articles n’ont jamais pu être prouvées.

8La muerte y la brújula, Maison d’édition LDI (Largement Disponible sur Internet).

9Affirmation sujette à caution : monsieur d’Aspect ne semble jamais s’être rendu dans le lycée de cet élève (note de l’Éditeur).

10On peut trouver les témoignages d’entrepreneurs désespérés ici (lien à insérer). En réalité, en règle générale, à tout le moins, une fois qu’une entreprise est choisie, elle est condamnée à la faillite. La seule façon pour leurs dirigeants de s’en sortir, si l’on peut dire, c’est de basculer dans notre monde par le biais du Décharneur de réalités factuelles (voir lettre à D.) et d’orienter l’activités de leur entreprise vers l’invention d’histoires. Les challands se mettent alors à affluer. Le cas du Taller de Pasta est emblématique à cet égard. Un autre cas emblématique est celui d’Ernesto Nen, un guide et enseignant qui travaille en Islande et qui a accepté de produire le contexte de celles de nos histoires qui se déroulent dans son pays.

11Ne pouvant pas sans anachronisme donner ici des références à des publications intervenues dans votre futur, je vais devoir me contenter de vous renvoyer vers un article qui rendait compte des recherches du docteur Canavero à un stade où il expérimentait avec des souris auxquelles il se contentait d’ajouter une tête sans couper celle d’origine : http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2017/05/04/un-pas-de-plus-vers-la-greffe-de-tete/