Les voyages scolaires ne peuvent pas être payants. Lettre au ministre Blanquer.

À Lille, le 22 janvier 2019.

s/c du chef d’établissement.

Monsieur le Ministre,

  1. L’article L141-1 du code de l’éducation impose l’égal accès de chacun au service public d’éducation, qui est gratuit.

Comme il est dit au treizième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 confirmé par celui de la Constitution du 4 octobre 1958,  » la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation et à la culture ; l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État « .

  1. La gratuité des enseignements dans les lycées est réaffirmée dans article L132-2 du code de l’éducation.

L’enseignement est gratuit pour les élèves des lycées et collèges publics qui donnent l’enseignement du second degré, ainsi que pour les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles et à l’enseignement supérieur des établissements d’enseignement public du second degré.

  1. L’article L551-1 du code de l’éducation dispose :

Les établissements scolaires veillent, dans l’organisation des activités périscolaires à caractère facultatif, à ce que les ressources des familles ne constituent pas un facteur discriminant entre les élèves.

  1. Des voyages scolaires sont fréquemment organisés dans les lycées qui se déroulent pendant le temps scolaire et qui sont encadrés par des enseignants pendant leur temps de travail.
  2. L’article L121-1 du code de l’éducation définit les missions de l’École :

Les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d’enseignement supérieur sont chargés de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes de travail. Ils contribuent à favoriser la mixité et l’égalité entre les hommes et les femmes, notamment en matière d’orientation. Ils concourent à l’éducation à la responsabilité civique, y compris dans l’utilisation d’internet et des services de communication au public en ligne, et participent à la prévention de la délinquance. Ils assurent une formation à la connaissance et au respect des droits de la personne ainsi qu’à la compréhension des situations concrètes qui y portent atteinte. Ils dispensent une formation adaptée dans ses contenus et ses méthodes aux évolutions économiques, sociales et culturelles du pays et de son environnement européen et international. Cette formation peut comprendre un enseignement, à tous les niveaux, de langues et cultures régionales. L’éducation artistique et culturelle ainsi que l’éducation physique et sportive concourent directement à la formation de tous les élèves. Dans l’enseignement supérieur, des activités physiques et sportives sont proposées aux étudiants. Les écoles, les collèges et les lycées assurent une mission d’information sur les violences et une éducation à la sexualité ainsi qu’une obligation de sensibilisation des personnels enseignants aux violences sexistes et sexuelles et à la formation au respect du non-consentement.

Les enseignants exercent leur mission dans le cadre définit par ledit article.

  1. Le Décret n° 2014-940 du 20 août 2014 relatif aux obligations de service et aux missions des personnels enseignants exerçant dans un établissement public d’enseignement du second degré précise les obligations des enseignants. Celles-ci n’incluent pas l’organisation d’activités non éducatives, comme pourraient l’être des voyages destinés uniquement au divertissement ou au loisir.
  2. Les voyages scolaires, à tout le moins pendant le temps que les élèves sont sous la responsabilité d’enseignants agissant dans le cadre de leurs missions, relèvent donc des activités du service public d’éducation. À ce titre, ils ne sauraient être payants sans méconnaître les articles L141-1 et 132-2 sus-cités.
  3. Ces voyages n’étant pas obligatoires, la continuité du service public, qui est un principe général du droit (CE 13 juin, Madame Bonjean) auquel il ne peut être dérogé que pour des motifs exceptionnels, impose de garantir aux élèves qui ne partent pas un enseignement non moins complet que celui qu’ils auraient reçu sans l’absence des enseignants qui exercent leurs missions dans le cadre d’un voyage.
  4. En dépit de ce qui vient d’être constaté, des voyages payants sont organisés dans tous les établissements scolaires français ou presque qui se déroulent pendant le temps scolaire. En ce qui concerne les activités périscolaires, l’article L551-1 paraît massivement méconnu. La continuité du service public pour les élèves ne participant pas aux voyages ne paraît pas toujours garantie de façon pleine.
  5. A minima, il faut conclure de ce qui précède que tout voyage se déroulant pendant le temps scolaire et encadré par des enseignants agissant pendant leur temps de travail doit être gratuit.
  6. Le fait que ces voyages se déroulent souvent pendant le temps scolaire et non pendant les vacances non estivales peut être de nature à renforcer l’apparence d’inégalité en ceci que ce choix peut être imputé à la volonté de ne pas être en concurrence avec les voyages familiaux pendant lesdites vacances, plus nombreux sans doute chez les familles aisées que chez les familles populaires.
  7. La façon dont les inscriptions sont faites dans les lycées met ces derniers en situation de concurrence pour attirer les élèves issus des milieux les plus favorisés. Les activités telles que les voyages sont souvent perçues comme permettant d’attirer ce type de public. Elles facilitent aussi un phénomène d’entre-soi et de mise en place de classes relativement homogènes qui peuvent être rassurantes pour les familles aisées1.
  8. Dans ces circonstances, il est particulièrement malaisé pour les Conseils d’administration de ne pas méconnaître les textes précités : un établissement qui voudrait les respecter se signalerait négativement et serait perçu comme guidé par une idéologie hostile aux classes aisées, alors même qu’il ne ferait que mettre en oeuvre le prescrit légal2.
  9. Il se renforce ainsi une culture de l’illégalité qui est particulièrement nocive pour une institution qui est en charge de la formation du futur citoyen.
  10. Des systèmes alternatifs, moins inégalitaires, existent qui peuvent être adaptés au cas français. On peut consulter à ce sujet la Circulaire relative à l’organisation des séjours pédagogiques avec nuitée(s) en Belgique et à l’étranger.
  11. Je conclus respectueusement, monsieur le ministre, que le problème ne peut être résolu sans une intervention ministérielle qui contraindrait chaque établissement à respecter la légalité républicaine. Il serait ainsi évité de signaler ceux qui, dans un contexte de désobéissance généralisée, choisiraient de se soumettre au prescrit légal.
  12. Je publie ce courrier à l’adresse suivante : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2018/11/10/les-voyages-scolaires-ne-peuvent-pas-etre-payants-lettre-au-ministre-blanquer/

Je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de mes salutations dévouées.
Sebastian Nowenstein,
professeur agrégé.

1Voir, par exemple Felouzis (Les « marchés scolaires » : une analyse en termes d’économie de la qualité ), que je cite : Dans un contexte de concurrence, comment attirer un public scolaire de bonne qualité ou ne pas le voir fuir au profit d’autres ? Telle est la question qui occupe bon nombre des chefs d’établissement dont les fonctions évoluent aujourd’hui vers des pratiques de communication à l’intention des parents et du « marché » local  [14][14] Cette dimension du métier est présente dans l’intégralité… (Pelage, 2000). Car si la particularité du marché scolaire est de se vivre comme un marché officieux, la concurrence entre les établissements est, quant à elle, bien réelle et pousse principaux et proviseurs à l’action. Ils ne peuvent en effet ignorer les hiérarchies scolaires et leurs répercussions sur leur établissement, et se voient de plus en plus contraints de faire des choix et d’élaborer des stratégies en conséquence. C’est même la source d’une tension importante dans l’expérience de leur métier  [15][15] « Je s ors infiniment moins de mon établissement que…. Alors qu’ils sont censés être les représentants d’un service public où la qualité des biens proposés est identique quel que soit l’établissement, ils sont pris dans des espaces concurrentiels qui les obligent à « recruter » sous peine de voir leur collège ou lycée déserté par les meilleurs élèves et donc disqualifié : « Moi, il se trouve que j’y suis contraint par la pression qui s’exerce en ce moment sur le collège. L’image de l’établissement, elle existe et elle est négative, donc je suis bien obligé de la prendre en compte et de travailler là-dessus ; mais elle serait positive, et il faudrait la préserver… je crois que c’est effectivement quelque chose qui est nécessaire ; je crois que c’est clair, c’est de la communication. »
2Sur la question de la ségrégation scolaire, il existe une littérature abondante. Voir, par exemple : Concurrence et spécialisation des établissements scolaires. Pierre Merle.