Le complotisme de monsieur Fillon. Lettre à madame la ministre.

À Bruxelles, le 28 mars 2017.

s/c du chef d’établissement

Madame la Ministre,
Dans des déclarations récentes au journal de France Culture1, vous vous êtes inquiétée, en tant que ministre de l’Éducation nationale, des accusations récurrentes de monsieur Fillon, imputant à un complot suscité par l’État les difficultés que rencontre sa candidature à la présidence de la République du fait des affaires judiciaires le concernant.
Peu de temps avant vos déclarations, j’avais eu l’occasion d’assister à une formation sur le conspirationnisme au sujet de laquelle j’ai déjà eu l’occasion de vous interroger2. Lors de cette formation, je m’étais étonné de l’importance qu’il était accordé aux Illuminati et autres Reptiliens, alors que rien ou presque n’était dit sur l’institutionnalisation de la pensée complotiste que représentait l’accès à la présidence des États-Unis de monsieur Trump et que rien, strictement rien, n’était dit au sujet des accusations de monsieur Fillon. Il me semblait que se focaliser sur des passions adolescentes mal fagotées qui, pour la plupart, sont appelées à disparaître avec l’âge, comme nous le montraient des statistiques qui nous ont été communiquées lors du stage, alors qu’on passait sous silence un conspirationnisme qui pèse indéniablement sur le débat public, c’était introduire dans notre démarche un biais considérable et dangereux. Faut-il croire que le conspirationnisme se définit non par ses mécanismes intellectuels, mais par une liste limitative de thématiques ou, pire, par l’identité de ceux qui le portent ?, me suis-je inquiété.
Il est vrai que les ressources que le ministère met à notre disposition ne sont pas toujours dépourvues d’ambiguïté. Ainsi, lit-on dans la page Déconstruire le conspirationnisme3 vers laquelle nous envoie Eduscol4 cette affirmation :

Pour Rudy Reichstadt5 le conspirationnisme se définit comme l’attribution d’un événement marquant à un petit groupe d’individus (Illuminatis, juifs, francs-maçons …) qui manœuvreraient en sous-main pour satisfaire leurs intérêts particuliers. Ces théories se cristallisent autour de l’anti-américanisme, de l’antisionisme, et d’un effacement de toutes distinctions entre régime autoritaire et régimes démocratiques.

L’affirmation que les théories complotistes montreraient une sorte de tropisme vers l’antisémitisme ou l’antiaméricanisme peut être obtenue, sans recours à des résultats empiriques, au moyen d’une définition tautologique et biaisée du conspirationnisme. Elle pourrait aussi l’être, à partir d’une définition rigoureuse du conspirationnisme, sur la base de résultats empiriques traités par de techniques statistiques qui ne sont, hélas, pas fournis. La première démarche ne requiert pas de donner un contenu précis à la notion d’antiaméricanisme : si, par définition, le conspirationnisme se cristallise dans l’antiaméricanisme, on n’a pas besoin de savoir ce qu’est l’antiaméricanisme, puisque l’énoncé en question est vrai par définition. Par contre, la deuxième démarche requiert deux définitions indépendantes, l’une du conspirationnisme, l’autre de l’antiaméricanisme, afin de pouvoir ensuite mesurer empiriquement l’intersection éventuelle des croyances conspirationnistes et de l’idéologie antiaméricaine. Un altermondialiste, un adversaire mexicain à la politique de Trump, Edward Snowden sont-ils anti-américains ? La notion peut-elle s’appliquer à d’autres nations ? Peut-on aussi être anti-français, -argentin, -islandais ? On comprend que notre ministère ait opté pour la première des démarches, qui présente tant d’avantages. C’est ce qu’il faut déduire de l’absence de tout travail conceptuel ou statistique qui pourrait compléter l’affirmation de Rudy Reichstadt
En mettant en exergue cette affirmation tautologique ou arbitraire, notre ministère renforce aussi l’idée qu’il a fait le choix d’une définition restreinte et énumérative du conspirationnisme. Aux effets de sa lutte contre ce fléau, l’École travaillerait de manière préférentielle ou exclusive sur le sous-ensemble des théories ayant quelque chose à voir avec les Illuminati, les Reptiliens, l’antisémitisme ou l’antiaméricanisme. Elle exclurait de son champ de réflexion le conspirationnisme dont feraient preuve des politiciens oeuvrant dans des régimes démocratiques, de crainte peut-être de nourrir la confusion et de contribuer à effacer les différences entre autoritarisme et démocratie. Mais, une présentation biaisée du problème ne risquerait-elle pas d’accréditer l’idée abusive que nos institutions se départissent de la loyauté intellectuelle et de la rigueur pour des motifs idéologiques et de renforcer, par conséquent, un relativisme qui empêcherait de percevoir les avantages de la démocratie ? La distinction naïve entre « nous » et les complotistes, entre « nous » et les régimes autoritaires est particulièrement difficile à soutenir aujourd’hui, alors que dans nombre de pays européens s’installent solidement des idées et des mouvements politiques contraires aux valeurs démocratiques ou républicaines. On peut penser que l’École est dans son rôle lorsqu’elle donne à voir les pulsions contraires aux valeurs républicaines au sein de la société, alors qu’elle s’en écarte lorsqu’elle nie ces pulsions et favorise par ses omissions la fiction d’un groupe social qui y serait imperméable de par son inscription solide dans les structures de pouvoir d’un régime démocratique. En pointant avec pertinence les dommages que causent à notre travail les déclarations de monsieur Fillon, vous refusez le simplisme et les typologies naïves et vous nous incitez au contraire à mettre en évidence des pratiques qui relèvent du conspirationnisme au cœur même du débat politique français.
Pourtant, le déroulement du stage que je mentionnais plus haut fut en cohérence avec les ressources proposées par Eduscol. Nous avons parlé pendant des heures des Illuminati, des Reptiliens et des francs-maçons. Nous avons vu plusieurs fois des photos de présidents dont la langue visible entre leurs lèvres montrait, pour les sites conspirationnistes, qu’ils étaient Reptiliens. Nous nous sommes divertis, car la bêtise est souvent drôle ; un participant fit cette trouvaille verbale heureuse : « le complot, c’est rigolo » (l’anticonspirationnisme l’est aussi). Tout ceci fut cependant instructif. On nous montra également que le discours antisémite et l’antiaméricanisme (quoi que le terme puisse signifier) sont volontiers complotistes. Lorsque j’ai suggéré que nous pouvions adopter une définition plus rigoureuse du conspirationnisme, que l’on pouvait s’intéresser au cas Fillon ou à la façon dont la presse orthodoxe versait aussi parfois dans le conspirationnisme, mes propositions furent repoussées avec énergie par l’inspecteur qui présidait à nos travaux.
Je voudrais, Madame la Ministre, à ce stade de mon argumentation, vous soumettre la lettre que j’ai envoyée à monsieur Valls6 alors qu’il était premier ministre, au sujet d’une tribune Facebook qu’il publia pour s’attaquer à des chercheurs qui critiquaient l’écrivain algérien Kamel Daoud. Je reprochais à l’ancien premier ministre de légitimer des procédés conspirationnistes et de compliquer notre tâche. Pour démontrer ma thèse, j’ai confronté la tribune Facebook du premier ministre de l’époque au discours7 que vous avez prononcé lors de la Journée d’études « Réagir face aux théories du complot ». D’une irrésistible drôlerie, votre propos n’en était pas moins riche et profond ; il me fut d’une aide précieuse dans mon travail.
Je pense que l’étude de l’article Facebook de monsieur Valls peut utilement compléter celle des allégations complotistes de monsieur Fillon.
En somme, Madame la Ministre, il m’a semblé que vos déclarations du 1er mars sur France Culture ouvraient une voie intellectuellement prometteuse qui nous faisait espérer une plus grande cohérence dans ce formidable mouvement de lutte contre le conspirationnisme8 dans lequel nous sommes engagés.
Mais l’indéniable cohérence intellectuelle qu’il y aurait à inclure les propos de messieurs Valls ou Fillon dans l’étude du conspirationnisme est-elle compatible avec la sérénité qui doit prévaloir dans nos établissements ? Il se pourrait que conférer un minimum de cohérence à l’étude du conspirationnisme soit une démarche d’une mise en œuvre peu aisée et fort onéreuse pour des équipes déjà surchargées. Ne faudrait-il pas dès lors que l’École se recentre sur ses missions fondamentales après avoir clos cette période singulière qui, après les attentats de Charlie Hebdo, nous a vu endosser des missions qui parfois nous dépassent ? N’est-il pas plus opportun de lutter contre les inégalités scolaires, ce chantier formidable dont vous avez courageusement pointé l’urgente et impérieuse nécessité, que de nous épuiser à creuser des notions aussi mal définies que le conspirationnisme ?
Poser une question ou formuler un vœu, cela va de soi, ne saurait conduire le fonctionnaire que je suis à se soustraire à l’obligation de lutter contre le conspirationnisme dans le cadre de notre formidable mobilisation. À ce titre, je me permettrai bientôt, Madame la Ministre, de soumettre à votre sagesse, des propositions concrètes que j’ai formulées avec timidité et peu de succès lors du stage mentionné. Vos déclarations, par lesquelles, sans le savoir, vous me donniez raison contre l’inspecteur sur la question du conspirationnisme de monsieur Fillon, me font concevoir qu’il puisse aller de même de ces autres propositions.
Je me permets de vous informer, Madame la Ministre, que je publie cette lettre sur mon blog.
Je vous prie de croire, Madame la Ministre, à l’expression de mes salutations respectueuses et dévouées.
Sebastián Nowenstein,
(…)

Voir aussi :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2018/07/18/lettre-a-linspecteur-cattagna-apres-une-formation-portant-sur-le-complotisme/
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2017/04/21/lettres-restees-sans-reponse-rappel-et-interrogations-a-lintention-de-madame-la-ministre/
 

5Rudy Reichstadt est un spécialiste auto-proclamé de la question auquel notre ministère accorde une grande crédibilité.

8Je reprends les termes dans lesquels vous qualifiez nos efforts : « Aujourd’hui,  marque le début d’un formidable mouvement pour opposer au conspirationnisme, à son emprise et à la fascination qu’il exerce, les forces qui sont les nôtres  : celles du savoir, de la rigueur et de la réflexion. »
Voir : Théories complotistes : quand Najat Vallaud-Belkacem trolle ses trolls : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/02/02/theories-complotistes-quand-najat-vallaud-belkacem-trolle-ses-trolls_5073288_4355770.html#Me4v0QCSJaJ0oMbd.99