Chasselay : quand la polémique se substitue au fait.

Le 26 janvier 2022, par une Note aux rédactions, le ministère des armées diffusait la fausse information selon laquelle les corps de tirailleurs du tata sénégalais de Chasselay ont été identifiés grâce à des recherches génétiques. Le ministère n’a pas corrigé cette fausse information ; la Note aux rédactions s’affiche toujours au moment où j’écris ces lignes. Pourtant, contraint par une action en justice de l’historienne Armelle Mabon, le ministère reconnaissait dans un mémoire en défense daté du 3 novembre que les prétendues recherches génétiques n’ont jamais existé. 

Le 9 novembre Mediapart, que l’historienne avait alerté, a révélé l’affaire sous la plume de Justine Brabant. Le journal s’interroge : étant donné que les prétendues recherches génétiques n’existent pas, est-on vraiment sûr que les 25 tirailleurs que l’on dit avoir identifiés sont bien enterrés dans le tata sénégalais de Chasselay ? Le 10 novembre France 3 Auvergne Rhône Alpes titre : La fausse polémique à propos des recherches génétiques des tirailleurs sénégalais inhumés à Chasselay, dans le Rhône. Le titre du Patriote n’est pas très différent : Tata sénégalais de Chasselay : quand le travail de mémoire tourne au règlement de comptes entre historiens. Le lendemain, France Culture, dans son journal de 8.45 reprend mot pour mot (voir A. Mabon, ici) le titre de son confrère du Beaujolais : Quand le travail de mémoire tourne au règlement de comptes entre historiens.

Essayons de comprendre comment à l’information factuelle et à l’interrogation légitime, ces trois organes de presse ont substitué une polémique. L’explication, l’origine de l’erreur invraisemblable du ministère, de son indolence invincible à la corriger, du mépris à l’égard de la vérité et de ceux que la Note trompa ? Une querelle, une querelle d’historiens.  

C’est par l’affrontement formidable d’Armelle Mabon et de Julien Fargettas que tout s’explique. On vous décrypte la polémique, dit France 3. 

Sauf que non, bien entendu, ce n’est pas la polémique qui a fait naître la Note aux rédactions, pas plus qu’elle n’a empêché le ministère de corriger la fausse information qu’il avait diffusée. La polémique n’y est pour rien non plus, elle, qui naissait le 9 ou, plutôt, le 10 novembre 2022, si Le Patriote, ce journal, qui (sic) savait, comme presque tout le monde, et Julien Fargettas, qui savait à coup sûr, n’ont pas estimé opportun de détromper l’opinion avant que Mediapart et Armelle Mabon ne le fassent. 

Ce qui est vrai, par contre, c’est que la polémique a permis aux médias cités de se dérober. C’est elle qui a transformé Mediapart et l’historienne Mabon en accusateurs, leurs interrogations étant des accusations

Alors comment a-t-on pu en arriver à de telles accusations ? « 

s’est demandé Le Patriote, qui, malgré le tumulte, est parvenu à déceler la question qu’il fallait se poser : celle des motivations et intentions des accusatrices, d’Armelle Mabon en premier lieu. Cette question-clé, le journal s’en est allé la poser à Julien Fargettas, qui, après avoir ri jaune, éclairera le lecteur : 

Madame est rancunière. C’est clairement un règlement de comptes. « 

Ce jugement suffit au Patriote. Le journal a-t-il contacté Mabon ? S’il l’a fait, l’article n’en pipe mot. Par contre, il insiste : Mediapart n’a pas contacté Fargettas. Ce journal explique pourtant qu’il a contacté l’administration dont Fargettas relève : le secrétariat d’État aux anciens combattants n’a pas donné suite.

Le Patriote a-t-il demandé à Fargettas pourquoi il n’a pas corrigé publiquement l’erreur diffusée par le ministère des armées ? Le Patriote, qui savait, s’est-il demandé lui-même pourquoi il a attendu les révélations de Mediapart pour détromper ses lecteurs et corriger, en remontant le temps et en ajoutant une note en italiques, l’article initial ? On ne le sait. L’important était ailleurs : il fallait imputer le trouble des consciences à quelqu’un. On ne creusa pas, on n’enquêta pas sur une possible forgerie, sur une erreur invraisemblable ou sur la volonté de ne pas corriger cette dernière. On le fit sur l’intention ou les motivations de celle qui avait œuvré pour dévoiler les faits. C’est là, semble-t-il, l’essence d’une certaine forme de journalisme : enquêter non sur les faits, mais sur ce qui trouble la conception qu’on s’en est formée, celle que l’on a diffusée. On enquêta… sur la polémique

C’est très, très tôt, au demeurant, qu’elle s’est installée, cette polémique ; elle le fit à une vitesse foudroyante, en vérité : c’est le lendemain même de la parution de l’article de Mediapart que, déjà, France 3 la décryptait pour ses lecteurs. La polémique est constituée, à ce stade, par l’article de Mediapart et lui seul ; France 3, en tout cas, n’en mentionne aucun autre et il en va de même du Patriote, le lendemain. Chacun conviendra, cependant, qu’un seul article n’est pas ce que l’on a coutume d’appeler une polémique. Tout se passe comme si France 3 et Le Patriote feignaient de découvrir, décrire et décrypter la polémique en même temps qu’ils la faisaient naître ou grandir au point de rendre subsidiaire ou périphérique l’information de Mediapart. Pourquoi a-t-on mobilisé une inimité réelle et ancienne pour expliquer des faits qui n’en dérivent pas ? L’inimitié de Mabon pour Fargettas a-t-elle fait naître la Note du ministère des armées et la volonté de ne pas la corriger ? 

Il y avait une vérité officielle. Celle de la République rendant hommage à ses tirailleurs dont les restes avaient été identifiés par le travail patient de l’historien Fargettas. Cette vérité officielle portait le sceau de l’émotion de très jeunes esprits auxquels on la transmettait par le truchement d’une cérémonie solennelle qui s’est effectuée sous le haut patronage de la ministre aux anciens combattants. Est-ce la crainte de voir s’immiscer le doute dans les esprits qui a conduit la presse locale à écarter les questions pertinentes de Mediapart ? 

Les collégiens égrenèrent les noms des tirailleurs identifiés. La ministre fit un discours émouvant. La famille du tirailleur Ly était là. Les écoliers de La Fontaine ont entonné le Chant des Africains, qui fut un temps jugé séditieux par la République parce que l’OAS s’en était emparé. Se conçoit-il que tout cela repose sur une identification peu fiable des restes ? Non, cela ne pouvait être. 

La polémique, née avec les premières lignes des articles de France 3 et du Patriote, s’éteignait dès la lecture de la dernière ligne. On avait interrogé Fargettas, on n’avait pas interrogé Mabon. On présumait les actes de cette dernière dictés par la rancune et on présumait les travaux du premier scientifiques et rigoureux. Les attaques dont Mediapart s’était fait le porte-parole étaient écartées. Un certain journalisme avait fait son travail : il avait occupé l’espace, il avait fait semblant de traiter le sujet, il avait tout expliqué. 

Ce journalisme ne vérifie pas. Tenez, lisez cette docte incise de France 3 : 

tata signifiant enceinte sacrée en sénégalais « 

Six mots où tout est faux. Un tata n’est pas une enceinte sacrée, mais une enceinte fortifié. Et le sénégalais n’existe pas, il n’y a pas de langue sénégalaise. Puisque le tata sénégalais de Chasselay est une enceinte sacrée, tous les tatas d’Afrique doivent l’être. Puisque la France a nommé sénégalais ces hommes qu’elle amena mourir sur son sol pour la défendre, c’est qu’ils parlaient sénégalais. 

Ce journalisme ne connaît pas le sens du mot effigie ou croit que ses lecteurs l’ignorent : 

Toutefois, l’identification de ces soldats est collective, d’où la plaque mémorielle unique à leur effigie. « 

La plaque ne contient que des noms. 

Ce journalisme est hâtif et paresseux. Il ne lit pas. 

France 3 écrit : 

Contacté par Mediapart, le Ministère des Armés a répondu que ce communiqué était « erroné car (…) de telles recherches [génétiques] n’avaient jamais eu lieu ». La reconnaissance de cette erreur de communiqué s’explique par le fait que les 25 tirailleurs sénégalais auxquels l’hommage a été rendu en janvier dernier ont été identifiés grâce à des recherches historiques et non génétiques. « 

Mediapart avait écrit : 

S’ils ne l’ont pas été par des recherches génétiques, comment les tirailleurs du Chasselay ont-ils été identifiés ? Interrogé lundi 7 novembre, le secrétariat d’État aux anciens combattants n’a pas pu répondre aux sollicitations de Mediapart, mettant en avant une semaine chargée en raison des commémorations du 11-Novembre. » 

Sans vouloir hiérarchiser l’horreur journalistique, remarquons ce paragraphe qui semble défier les principes mêmes de la raison : 

Selon l’historien Julien Fargettas (qui a consacré sa thèse de recherche aux tirailleurs sénégalais de la Seconde guerre mondiale), le ministère des armées n’a pas inventé de « recherches génétiques » pour la simple raison que les corps des soldats non-identifiés n’en subissent jamais. « 

Deux paragraphes plus bas -accablés, consternés- nous lisons la Note aux rédactions par laquelle le ministère des armées s’efforce de faire savoir que les tirailleurs ont été identifiés grâce à des recherches génétiques

On comprend donc que, puisque la France ne pratique pas ces recherches génétiques, le ministère n’a pas écrit ce qu’il a écrit. CQFD. 

France Culture est une référence. France Culture a donné la parole à Mabon. France Culture a donné le point de vue de Fargettas. France Culture a, en outre, donné la parole à Nicolas Bancel qui, depuis Lausanne, nous explique la querelle Fargettas-Mabon et la vraie controverse qui oppose tous deux au sujet du massacre de Thiaroye. Le tata sénégalais ? Une controverse annexe par rapport à celle de Thiaroye, dit ce spécialiste de l’histoire coloniale. Tout cela est bel et bon, mais quel lien avec la diffusion de fausses informations par le ministère des armées ? France Culture est tellement elle-même qu’elle ne peut voir que les querelles d’historiens ne font ni les communiqués trompeurs du ministère des armées, ni la volonté de ne pas déciller ceux qu’on a trompés ; tellement elle-même qu’elle ne voit pas que la centralité, pour parler comme Bancel, en l’espèce, est celle de la désinformation commise par le ministère des armées et non celle que la radio a empruntée à son confrère local dont elle a repris le titre de l’article.

Fargettas insiste sur un point, toujours dans Le Patriote : 

Pour l’historien, sa consœur « voudrait se servir de Chasselay pour faire un parallèle historique totalement erroné avec Thiaroye »

Pourtant, dans les deux cas, des soldats noirs et désarmés tombent sous les balles des mitrailleuses lourdes. Pourtant, dans les deux cas, la nature raciste des crimes est évidente (qui peut croire que la France aurait mitraillé des soldats blancs comme elle mitrailla ses tirailleurs qui réclamaient la solde dont elle les avait spoliés ?). Ici aussi, Le Patriote s’est contenté de l’histoire militaire. Pour son lecteur, Thiaroye et Chasselay ne sont en rien comparables. 

Fargettas, cité par Le Patriote, a cette affirmation digne d’une caserne : 

Interrogé sur la teneur de l’article de Mediapart, l’historien n’y va pas par quatre chemins : « C’est un tissu de conneries historiques ! » 

Le journaliste a-t-il recherché l’avis de sa consœur de Mediapart ou d’un spécialiste indépendant avant de publier ces paroles définitives ? 

Une certaine presse collabore à la construction d’un récit national pas toujours regardant sur le fait historique. L’École a d’autres missions. Elle peut et doit s’emparer d’exemples tels que celui-ci pour contribuer à forger le jugement critique des élèves. 

  1. Chasselay : quand la polémique se substitue au fait.
  2. Le parcours d’une information fausse diffusée par le ministère des armées. Atelier d’écriture. 
  3. Le parcours d’une information fausse diffusée par le ministère des armées. Une enquête publique participative. 
  4. Tata sénégalais de Chasselay, demande de documents à la Présidence de la République.
  5. Archives de Chasselay, enquête et transfert. Demande de transmission de documents à la PRADA du ministère de la Culture.  
  6. Enquête sur les archives de Chasselay, demande de transmission de documents.  
  7. Le ministère des armées a-t-il averti l’EN de « l’erreur » que contenait la Note aux rédactions ? Demande de transmission de documents.  
  8. Comment les restes des tirailleurs ont-ils été identifiés ? Courrier à J. Fargettas.  
  9. Les recherches génétiques n’existaient pas. Demande de transmission de documents, ministère des armées.