Le déjeuner de l’Elysée : Elkrief et Aphatie défendent des confrères victimes d’une critique hypocrite et complotiste. Quelques remarques sur leurs procédés argumentatifs. Retour sur l’information.

On le sait désormais : le 17 janvier 2023, deux jours avant une importante journée de mobilisation contre la loi sur les retraites, la présidence de la République a invité une dizaine d’éditorialistes (leur nombre varie selon les sources) de la presse nationale à déjeuner avec Emmanuel Macron. L’Elysée a formulé deux exigences : les éditorialistes devaient occulter la tenue de ce déjeuner et ils ne devaient pas citer le président en « on », c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas lui attribuer de manière explicite ses propos. Les journalistes se sont soumis à ces exigences. La chose a, cependant, été dévoilée et une polémique s’en est suivie. Parmi les défenseurs des journalistes figurent Jean-Michel Apathie (voir ici) et Ruth Elkrief (voir ici). L’un comme l’autre qualifient la critique visant le comportement des éditorialistes de complotiste. L’un comme l’autre taxent d’hypocrites ou Tartufes les critiques. L’un affirme que le procédé est vieux comme le monde et l’autre qu’il a au moins cinquante ans. Ils pensent qu’il faut laisser les journalistes faire leur travail ; ces derniers doivent pouvoir aller à la source (Pujadas, donnant la réplique à Aphatie).

Je voudrais formuler ici quelques remarques concernant les procédés argumentatifs auxquels ont eu recours ces commentateurs, Elkrief et Aphatie. Je le fais dans le cadre du projet Retour sur l’information, que, enseignant, je m’efforce de mettre en place.

Une source et ce qui ne l’est pas. Ce que l’on a protégé, ce que l’on a occulté

Une certaine confusion semble régner dans les propos d’Elkrief et Aphatie entre deux démarches pourtant bien différentes : celle qui consiste à protéger l’identité d’une source qui donne des informations à un journaliste et celle qui consiste à se soumettre à des exigences d’anonymat qui obéissent à une stratégie de communication. Il existe sans doute un consensus selon lequel il est légitime de protéger une source en occultant son identité lorsque ne pas le faire expose ladite source à des dangers. Le journaliste doit occulter l’identité d’un militaire qui dévoile que l’armée française a fourni des données ayant permis au régime égyptien de procéder à des bombardements de civils. Mais que protège-t-on quand on occulte que le président de la République a formulé telle ou telle affirmation, effectué tel ou telle analyse ? Que protège-t-on quand, dans le milieu, on sait que l’entourage du président a dit signifie le président a dit ou le président a fait dire ?

Il y a sources et sources. Ou, plus exactement, il y a des sources et ce qui ne l’est pas. Dire que le Président est une source lorsqu’il convoque une dizaine d’éditorialistes dans le but de voir ses punchlines et ses éléments de langage publiés la veille d’une grosse journée de mobilisation est un abus de langage. Ou alors, il faut se dire que Macron la Source a dévoilé ce que Macron le Président pense de la réforme…

Le militaire a transmis une information au journaliste et, ce faisant, il s’expose à des poursuites. Macron la Source n’a pas donné d’information aux journalistes (hormis ce que Macron le Président pense) et Macron la Source ne s’expose à nul danger.

Ce que l’on a protégé ? Deux choses : l’opération de communication de l’Elysée et la possibilité pour les éditorialistes de garder l’accès au président, qui les aurait sans doute privés de ses confidences futures s’ils nous avaient informés de la tenue de ce déjeuner.

Ce que l’on a occulté ? Justement, cela, une information d’intérêt public : le Président a convoqué secrètement les principaux éditorialistes de la place.

Occulter l’identité d’une source (d’une vraie source) est parfois nécessaire pour publier l’information qu’elle, la source, délivre au journaliste. Les commensaux du président se sont insérés dans un dispositif de communication et n’ont pas diffusé d’information digne de ce nom. C’est différent.

Un procédé vieux comme le monde, un procédé qui existe depuis cinquante ans

Les deux commentateurs cités excipent du fait que le procédé utilisé par le président serait ancien. Cette affirmation appelle deux commentaires.

D’une part, si j’en crois Le Monde, il y a eu, sous la présidence Macron, une intensification du procédé qui a donné lieu à des scènes improbables et baroques comme celle que décrit l’article, où l’on veut imposer le off à une centaine de journalistes assemblés :

Quand, soudain, l’organisateur se saisit du micro pour « rappeler certaines règles » : « Tout cela est off » – pour « off the record », hors micro et caméra. Une exigence de l’équipe d’Emmanuel Macron. Et qui, contrairement à ce qu’affirme l’Elysée, n’avait pas cours lors des précédents échanges avec la presse présidentielle. L’APP a eu beau prévenir que la digue ne tiendrait pas, se battre jusqu’à la dernière minute pour lever le off… Rien n’y fait.

https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/12/23/le-off-en-politique-chronique-d-une-derive-democratique_6155463_823448.html

Quelqu’un qui, comme Franck Louvrier, a servi sans états d’âme le président Sarkozy, ne comprend pas. Le Monde écrit dans le même article :

Illustration du rapport ambigu du chef de l’Etat avec les médias, dont il use avec gourmandise mais dont il se méfie, l’épisode témoigne des dérives d’un off dévoyé. Cette pratique consiste à informer les journalistes tout en réclamant la confidentialité : le nom de l’interlocuteur n’est pas dévoilé. « Déjà, il est quasiment impossible de retenir une parole quand il y a deux ou trois journalistes, alors là… C’est méconnaître la presse et mettre tous les journalistes dans une situation inconfortable, alors que cela s’apparente à une conférence de presse. Je ne comprends pas », s’étonne encore Franck Louvrier, ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy.

D’autre part, il devrait aller de soi que l’ancienneté supposée du procédé ne rend pas illégitime sa critique, en particulier quand il revêt des caractéristiques qui le distinguent, par le nombre de journalistes impliqués ou par le moment choisi, de pratiques qu’on qualifie d’anciennes ou banales.

Hypocrisie, tartuferie

On pourrait admettre, en revanche, qu’on qualifie d’hypocrites ceux qui sont coutumiers de pratiques qu’ils critiqueraient chez les autres tout en se les autorisant.

Il faut, ici encore, formuler quelques commentaires.

La première faiblesse de cet argument est que la faute morale qu’il entend mettre en évidence chez ceux qui critiquent les commensaux du président ne concerne nullement l’acte critiqué : qu’une partie des critiques soient ou ne soient pas hypocrites est sans effet sur la question débattue ; imputer des fautes morales à son interlocuteur ne disqualifie pas les positions de ce dernier. L’argument, s’affaiblit encore lorsqu’il vise ceux qui désapprouvent le comportement des éditorialistes sans avoir jamais côtoyé un président de la République et a fortiori, sans avoir jamais recueilli ses confidences.

La deuxième faiblesse est que les compromissions allégués des critiques ont une correspondance imparfaite avec le déjeuner du président. C’est ainsi que, dans les contre-exemples proposés par Elkrief et Aphatie, aucun ne concerne un président de la République, aucun n’implique la présence simultanée de dix des principaux éditorialistes de la presse nationale et aucun ne se traduit par la parution presque simultanée dans les principaux médias du pays de messages percutants, punchlines, dans le jargon, ou d’éléments de langage, comme on dit aussi, deux jours avant une journée majeure de mobilisation.

Un passage de l’argumentation de monsieur Aphatie est particulièrement déroutant. Il affirme que quelqu’un, l’un des commensaux du président, lui a dit que madame Autain a refusé de l’autoriser à divulguer des propos peu amènes qu’elle aurait tenus au sujet de monsieur Mélenchon. Lesdits propos n’ayant pas été diffusés, madame Autain serait convaincue d’hypocrisie, puisque, sans cela, l’éditorialiste les aurait diffusés. Monsieur Aphatie se drape dans sa déontologie journalistique : on ne donne pas ses sources. En vérité, ici, tout est possible : madame Autain a pu dire du mal de monsieur Mélenchon ou ne pas le faire, monsieur Aphatie a pu recevoir les confidences de l’éditorialiste anonyme ou non… La seule chose qui soit certaine, c’est que rien de ce qu’affirme le commentateur Aphatie n’est vérifiable. Bien malgré lui, monsieur Aphatie, tout occupé à démontrer la tartuferie supposé de l’insoumise Autain, illustrer à son modeste niveau les dangers du recours au off. Avant qu’Aphatie nous dévoile que quelqu’un lui a dit qu’Autain a dit du mal de Mélenchon, on ne savait rien ; après non plus. Les propos que Macron a dit ou n’a pas dit sont à ranger dans la même catégorie.

Madame Elkrief, de son côté, affirme avoir mangé avec monsieur Mélenchon, sans pour autant devenir mélenchoniste. Elle ne voit pas que c’est là un élément d’importance : ce qui a été reproche aux convives du président est, justement, le fait qu’ils semblent avoir repris les positions du président avec une absence de jugement critique qui a étonné et sans spécifier clairement qui disait quoi. Ce que l’on a craint, c’est que l’accès au président s’accompagne d’une docilité, consciente ou non, et qu’il y ait des contreparties, explicites à non, à cet accès. Madame Elkrief a raison : rien ne permet de la croire sous l’influence de monsieur Mélenchon, elle est sans doute inattaquable sur ce point. En revanche, des apparences troublantes sont nées des suites que les éditorialistes ont données au déjeuner du président. Ces apparences ont fait naître des interrogations légitimes que le fait très vraisemblable que madame Elkrief ne soit pas mélenchoniste ne suffit pas à annuler. L’analogie que la commentatrice veut installer entre son cas et celui des commensaux du président paraît des plus imparfaites. Le syllogisme qui se fonderait sur cette analogie approximative pour affirmer que, puisque Elkrief n’est pas devenue mélenchoniste, les journalistes ne font rien de mal en se pliant aux nécessités de la communication du président est faible. Il nous renseigne surtout sur le peu d’importance qu’Elkrief accorde au fait de raisonner de manière rigoureuse.

Inefficacité de l’opération

Elkrief et Aphatie mettent en avant l’inefficacité de l’opération de communication à laquelle ont participé les éditoralistes. On comprend que cette inefficacité rendrait la critique risible et l’inféodation des éditorialistes au pouvoir, qu’Elkrief et Aphatie nient, inexistante ou manifestement dépourvue d’intérêt.

Des commentaires sont, encore, indispensables.

Observons d’abord que l’objectif de l’opération de communication du président a été d’installer dans les médias la parole présidentielle tout en évitant que cette parole soit rattachée de façon indiscutable au président. A cette aune, l’opération a été un indéniable succès. De nombreux médias ont, en effet, fait ce qui était attendu d’eux. Libération a effectué un recensement non exhaustif mais fort instructif sur le sujet. En vérité, on peut penser que c’est le trop grand succès de l’opération qui a provoqué in fine son échec relatif. On peut penser que, sans l’effet comique qui se dégageait des mêmes propos se faisant écho d’une gazette à l’autre, d’une émission de radio à une émission de télévision, la chronique d’Eve Roger aurait connu une diffusion, voire ne serait pas née (j’interroge sur le sujet Eve Roger)

Il faudrait donc dire que, malgré l’indéniable succès de l’opération de communication, malgré le soutien actif d’une part importante des médias, le gouvernement ne parvient pas à convaincre la population du bien fondé de sa réforme. On ne saurait imputer l’échec relatif de l’opération aux éditorialistes ; ce serait injuste.

En revanche, la méfiance à l’égard des médias, le discrédit dont, selon Elkrief, ils souffrent ne peut que s’accroître à la suite de cet épisode. Les éditorialistes en sont responsables, pas ceux qui les critiquent.

Ce n’est bon pour personne

Ajouter du discrédit au discrédit dont pâtissent tous les corps intermédiaires, ce n’est pas bien, pense madame Elkrief.

Le raisonnement est ici téléologique : si une information a des effets négatifs sur la confiance du public dans les médias, c’est que la diffuser n’est pas bien. La méfiance à l’égard des médias a atteint les journalistes. Il y a un populisme journalistique. Le journalisme paraît ne faillir jamais, s’il est critiqué, cela ne peut être que par populisme.

On peut craindre que le discrédit que déplore madame Elkrief ne soit nourri par des propos comme ceux qu’elle tient. Que l’on réclame que le déjeuner soit passé sous silence parce que le révéler, et le critiquer, discréditerait la presse est une raison de poids de ne pas faire confiance à la presse.

Il faut voir aussi que madame Elkrief semble penser qu’il n’y qu’une presse. Il n’y a qu’un journalisme, je n’en connais pas d’autre, affirme-t-elle. Il semble cependant qu’il soit pertinent d’établir des différences. La Voix du Nord, lit-on dans l’article du Monde cité plus haut, refuse la relecture des interviews. C’est un premier critère. Mediapart accepte le off, mais aurait, semble-t-il, refusé d’être enrôlé dans une opération de communication comme celle mise en place par la présidence de la République. C’est un deuxième critère. Il est probable que, ce qui est délétère, ce soit l’idée que tout se vaut, que tous les journalistes se valent ou que toutes les sources ont des droits égaux à l’anonymat.

La confiance du public dans le journaliste repose sur l’engagement du premier à ne pas occulter des informations qui sont d’intérêt public au motif qu’il craindrait les répercussions ou les effets que la diffusions desdites informations pourrait avoir. Le journaliste informe le lecteur, qui se fait son idée. Des exceptions sont admises. Lorsque, par exemple, la diffusion d’une information compromet la sécurité nationale, expose une personnes à des risques inadmissibles, peut faciliter la commission d’un attentat terroriste, le journaliste doit mettre en balance les biens publics en jeu et peut légitimement ne pas diffuser une information. Il semble évident que le désir de ne pas compromettre le succès d’une opération de communication ne fait pas partie des motifs légitimes qui peuvent conduire un journaliste à occulter une information. La crainte d’être privé de confidences de la part du pouvoir ne semble pas non plus un motif légitime de s’écarter de l’engagement de communiquer à son lecteur des informations d’intérêt public.

Complotisme

Elkrief et Aphatie voient dans les critiques exprimés au sujet du déjeuner de l’Elysée comme une forme de complotisme. Étant donné qu’ils ne citent aucun propos complotiste, il faut penser qu’à leur estime, le genre de critique qu’ils mettent en cause est un indicateur de complotisme, requiert le complotisme ou favorise le complotisme. La meilleure description de leur pensée telle qu’elle s’exprime dans les vidéos citées me semble être la suivante : « toute dénonciation d’une connivence entre pouvoir et journalisme est complotiste, toute marque de défiance à l’égard de la presse est complotiste ».

Ce qui est important ici, c’est le mot toute. Il semble que la réalité ou non des faits qui donnent lieu à la méfiance soit sans importance. Le recours de monsieur Apathie à l’analogie avec la méfiance à l’égard des médecins est éclairante à ce titre : ceux qui critiquent les journalistes et qui s’en méfient sont comme ceux qui pensent que les médecins prônent la vaccination parce qu’ils seraient payés par les laboratoires. Que le déjeuner du président assorti des exigences que l’on sait ait réellement existé et qu’il n’y ait pas de preuves de la corruption de dizaines de milliers de médecins semble indiffént. Que la critique se fonde sur des faits réels ou imaginaires n’interdit pas aux yeux de monsieur Apathie de ranger tous les critiques et toutes les critiques dans la même catégorie. Penser que certains journalistes ou une certaine presse ne sont pas uniquement au service du lecteur ou du citoyen, penser qu’ils peuvent être soumis à des pressions qui les conduisent plus ou moins souvent à s’écarter des principes déontologiques du métier, c’est la même chose que penser que les médecins sont au service des laboratoires.