Les lecteurs de ce blog le savent : Timburbrou est une ville qui se situe dans un univers parallèle au nôtre. Ils savent aussi que, pour des raisons que nul n’a élucidées, je découvre régulièrement dans mon ordinateur des documents en provenance de Timburbrou. Ceci, la théorie du multivers l’interdit, qui pose que les échanges entre les univers parallèles sont rigoureusement impossibles. Les faits sont pourtant têtus et les documents continuent d’arriver sur mon ordinateur. Les univers parallèles se mettent en place lorsque, dans un unvers donné, se produit une scission. Les deux univers qui en résultent partagent un passé commun mais leurs évolutions différent.
En général, je n’ai pas l’impression que les documents que je reçois me soient adressés personnellement. C’est comme s’ils s’échouaient par hasard sur mon ordinateur, ou comme s’ils étaient captés par lui, involontairement, si l’on peut dire cela d’un ordinateur bien basique. Parfois, certes, je reçois des messages qui commencent par un « Bonjour », mais j’ai l’impression qu’ils sont adressés à quelqu’un d’autre et que c’est par erreur qu’ils me parviennent. Je me demande si ces documents sont perdus dans le monde parallèle ou s’ils se dupliquent. Parfois, je me mets à penser, au contraire, que des gens, sachant tout à fait ce qu’ils font, sont à l’origine de ces envois et que ces gens poursuivent un objectif dont la nature m’est inconnue.
Je voudrais, quoi qu’il en soit, rendre compte d’une initiative qui est pour moi une source d’inspiration et qui, j’en suis certain, le sera aussi pour d’autres. Le mot inspiration doit être pris au pied de la lettre. Il faudra adapter et s’adapter ; il ne faut pas copier. Il est un fait que tout est plus intense à Timburbrou et ce fait, même si on ne sait pas l’expliquer, s’impose à nous. Vouloir égaler Timburbrou, c’est être certain de s’épuiser. Pour autant, rien ne nous empêche de marcher sur ses traces ; rien ne nous empêche d’aller aussi loin que nous le pourrons. La divergence entre nous et Timburbrou est récente. Que notre univers jadis commun se soit scindé il y a peu signifie que nous partageons avec Timburbrou de nombreux traits. Nous aurions pu être Timburbrou ; nous pouvons encore l’être en partie et devons essayer de l’être autant que possible. Ma dévotion pour Timburbrou est-elle excessive ?
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Le Journal est une série qui suit le travail de groupes indépendants de personnes qui, sans l’être, s’instituent en journalistes. Ces groupes effectuent et publient des enquêtes publiques participatives (EPP). Souvent, mais pas toujours, les groupes préexistent à leur constitution en cellules d’enquêtes publiques participatives (CEPP). Un groupe d’historiens de Lille ou un syndicat de cheminots sont des exemples de ces cellules qui, pour des raisons que la série ne dévoile pas, se mettent soudain à enquêter. Mais il existe aussi des cellules qui se constituent à la faveur d’une enquête, qui se condensent, pourrait-on dire, autour d’une enquête donnée. Il est fréquent que ces cellules ad hoc deviennent des cellules permanentes, étendant leurs enquêtes à des matières connexes, puis à d’autres sans lien avec l’enquête initiale. L’enquête sur la complicité possible d’une entreprise publique madrilène dans les crimes commis par les Autodéfenses unies de Colombie est un exemple de cette évolution.
Une précision est ici indispensable. Le syntagme Le Journal désigne deux choses différentes. Il désigne la série dont je viens de parler. Mais il désigne aussi le journal qui regroupe les enquêtes publiques participatives que les protagonistes de la série publient. Je dois cependant avouer que je suis dans l’incapacité de dire si les enquêtes existent réellement ou si elles sont inventées pour les besoins de la série.
Le Journal est une série matricielle, ce qui signifie que chacun est libre d’apporter un chapitre ou un épisode à l’œuvre commune. Quand on veut insister sur l’absence de direction unique, on dit d’elle aussi qu’elle est rhyzomatique. Dans la série, les adversaires du Journal regardent les cellules d’enquête comme un cancer ; comme des tumeurs qui, en se mettant à enquêter au lieu de se consacrer exclusivement aux tâches qui leur sont normalement dévoulues, deviendraient toxiques pour la société. Les cellules d’enquête, elles, se voient comme un système immunitaire qui défend la société contre le dévoiement et la mise au service d’intérêts privés des organes de la société.
Un exemple connu de série matricielle est la série « Oro rojo », qui s’inspire de la dessication du parc de Donana, en Andalousie, causée par l’extraction excessive d’eau destinée à la production de fraises, l’or rouge de la région.
Depuis une dizaine de jours, je reçois des messages qui évoquent imparfaitement des épisodes de la série. On trouvera plus bas les synthèses quotidiennes ou presque quotidiennes que, de ces messages, j’effectue. Rien ne permet d’affirmer que l’ordre dans lequel je reçois ces documents correspond à l’ordre chronologique des épisodes ou des faits que les épisodes décrivent. Je suis même certain que, souvent, ce n’est pas le cas. D’autres ordres sont donc possibles, mais j’ai décidé de préserver le seul dont je dispose, celui qui correspond à ma prise de connaissance des documents. Le lecteur doit toujours avoir ceci à l’esprit et se garder de penser que les faits survenus dans un épisode expliquent nécessairement ceux qui surviennent dans un autre épisode.
Un autre avertissement est nécessaire. Dans les documents que j’ai reçus, il y a une surreprésentation d’une catégorie sociale, celle des étudiants des écoles pour adultes, les Hâskôlar et, parmi ces derniers, de ceux qui étudient l’ingénierie. C’est un biais : en vérité, les étudiants représentent une part très mineure des personnages de la série. Il est du reste avéré que le mot « étudiant » ne désigne pas la même réalité chez nous et à Timburbrou. Là-bas, le mot étudiant ne se distingue guère de celui de citoyen.
Ajoutons seulement que la série s’organise en branches et que chacune de celles-ci se donne une origine et, vraisemblablement, ses spectateurs. Il y a sans doute un lien entre mon métier et la branche de la série dont je reçois les documents. Je ne m’étendrai pas sur le sujet ici, mais des documents que le lecteur trouvera plus bas le convaincront de la nécessité du présent avertissement et, je l’espère, l’éclaireront sur la nature singulière de la série.
Lorsque les documents que je reçois sont complets et pas trop nombreux, je les publie. Lorsque ce n’est pas le cas, je publie des synthèses.
J’ai eu l’espoir de parvenir, un jour, à regarder la série dans son entièreté, tous et chacun de ses épisodes. La multiplication des épisodes et le soupçon que les branches de Timburbrou sont innombrables rend maintenant cet espoir chimérique.
PS : On m’écrit pour me dire que les documents que je reproduis ne correspondent pas exactement à ceux que je décris. Des variations aparaissent dont je donne un exemple : j’ai reçu et publié un courrier adressé à l’ambassadeur du Danemark aux Etats-Unis, alors que certains lecteurs sont dirigés vers un courrier adressé à l’ambassadeur du Danemark en France. Il arrive aussi que je publie des documents qui s’avèrent inaccessibles ou dont les liens hypertexte sont simplement inexistants.
Le Journal, synthèse des documents reçus, jour 1.
Tout commence lorsqu’un groupe d’étudiants découvre que la préparation du Grand Oral, tel qu’ils le conçoivent, partage de nombreux points avec les enquêtes journalistiques. Ces étudiants décident de créer un journal, Le Journal, en même temps qu’ils préparent le Grand Oral. Le Grand Oral est une épreuve pendant laquelle les étudiants font une présentation orale d’une thématique sur laquelle ils se sont penchés.
Les étudiants travaillent de concert. Ils créent une cellule d’enquête ; ils s’amusent de leur audace et s’en gaussent. Mais ils enquêtent avec sérieux. Ils enquêtent sur l’eau. Ils s’intéressent d’abord à une fraude commise par Nestlé Waters, qui a vendu comme de l’eau minérale naturelle une eau qui ne l’était pas, qu’il avait fallu filtrer pour en retirer les bactéries fécales et l’arsénic en quantité excessive qu’elle contenait.
Une étudiante, Clio del Santo, suit et filme le travail de ces camarades. La série n’en est pas encore une, elle se présente comme une manière de documenter une initiative originale. Rapidement, d’autres enquêtes s’ajouteront. L’idée germe dans l’esprit de Clio que les archives qu’elle constitue pourraient devenir un documentaire ou, au vu de l’expansion rapide du nombre d’enquêtes, une série-documentaire.
Le projet acquiert rapidement une dimension internationale, grâce à des partenariats préexistants entre le lycée de Timburbrou et des établissements de différents pays. Une charte généreuse est proclamée : chacun peut se revendiquer de la série, qui sera matricielle. Ceci signifie que chacun peut enquêter et documenter cette enquête et que, monté, le matériel réuni deviendra un épisode de la série Le Journal. Le Journal n’est donc qu’une matrice. On pourrait dire, plus simplement, qu’il s’agit d’un genre, plus que d’un objet artistique déterminé.
Une tolérance semble s’installer de manière implicite : seront acceptés des épisodes qui reposent sur des enquêtes inexistantes ou imaginaires. Le but recherché n’est pas de désinformer ou de se faciliter la tâche : les épisodes qui prennent appui sur des enquêtes imaginaires doivent pouvoir être reconnus comme tels de manière immédiate. L’un des procédés permettant cette reconnaissance consiste à donner une datte fausse ou impossible aux enquêtes : le 34 mars 2032, ou le π mars 2032. Signalons toutefois que, dans certains pays, des enquêtes véritablement réalisées sont présentées comme des fictions pour éviter des ennuis à leurs auteurs (ou pour diminuer la probabilité de ces ennuis). L’opération inverse, qui consisterait à présenter comme factuelle une enquête de fiction, est, elle, rigoureusement interdite. Une enquête imaginaire remarquée fut celle du 3π mars 2028, qui porta sur un crime commis dans une usine de mise en bouteille d’eau prétendument minérale dans laquelle, comme ce fut le cas dans la réalité, des pièces en sous-sols avaient été aménagées pour y cacher les dispositifs qui permettaient de filtrer l’eau. Dans l’enquête imaginaire, un crime a été commis dans l’une de ces pièces. La direction de l’usine déplace le cadavre pour que la police ne le découvre pas dans cette pièce clandestine. La police s’en aperçoit et le journaliste enquête sur le processus managérial qui conduisit la direction à déplacer le cadavre.
Les étudiants s’efforcent d’interviewer ceux sur lesquels ils enquêtent. Ils sont en général éconduits ; ils le sont par le silence : on ne donne pas suite à leurs demandes, on ne les prend pas au sérieux. Ils décident alors de jouer ces interviews qu’on leur refuse. Les interviews jouées sont insérées dans les articles, ce qui a pour but de donner à voir le refus de discussion qu’on leur oppose. Leur caractère fictif est, là aussi, évident d’emblée.
Il arrive que les épisodes débordent sur le réel. A Vevey, ville suisse dans laquelle Nestlé a son siège social, des militants inspirés par le travail des étudiants ont pris pied sur le parc de l’entreprise en débarquant depuis le lac Leman et, avant d’être expulsés, ont filmé un entretien avec un comédien grimé en PDG de Nestlé, qu’ils ont mis en ligne. Certains ont voulu imputer aux étudiants la responsabilité intellectuelle des actes des militants, mais les étudiants affirment qu’ils ne sont pas responsables des effets improbables et imprévisibles de leurs pantomimes innocents.
La question est cependant plus complexe.
Dès le départ, nous l’avons dit plus haut, la série se dit matricielle. Dès le départ, les concepteurs de la série proclament que chacun peut s’en revendiquer. Si tel est le cas, les militants ont bien agi en votre nom, assène-t-on aux étudiants. Les étudiants et leurs défenseurs rétorquent qu’ils ont donné le droit à quiconque de se revendiquer de la série, mais qu’ils n’ont jamais dit qu’ils endossaient les actes posés par d’autres qu’eux. Leur déclaration revient à dire, énoncent-ils, qu’ils ne porteront jamais plainte contre ceux qui se réclament de la série, rien d’autre. Cette défense est jugée faible, mais la polémique s’éteint vite.
Une part importante de la série est constituée par la prolongation des enquêtes à l’étranger de celles initiées à Timburbrou. Les étudiants ne se déplacent jamais, mais l’écran est souvent partagé et il montre les discussions qu’ils ont avec leurs camarades étrangers.
Je crois avoir résumé l’ensemble des documents dont je dispose à ce jour. Je ne manquerai pas de compléter cette note si j’en reçois d’autres.
Documents reçus :
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 2
Hier, j’ai entendu un bruit inhabituel, comme un grésillement, en provenance de mon ordinateur. Des messages en anglais ont commencé à apparaître sur l’écran, il n’y avait que ces lettres blanches, qui défilaient, rien d’autre. Hi, we’re currently working with Timbourbru…
Des élèves-ingénieurs d’un institut (j’ignore lequel) de Philadelphie, États-Unis, qui travaillent avec ceux de Timburbrou, se cachent derrière des personnages pour enquêter sur un sujet grave et, peut-être, dangereux.
Ils se font passer pour une journaliste, Clara Gallego, et un enseignant, Esteban Nierenstein.
Ils travaillent sur la stérilisation forcée des femmes péruviennes. Ils veulent savoir si ce crime, commis sous la présidence d’Alberto Fujimori, relève ou non du génocide. Et, surtout, ils veulent savoir si des institutions telles que la Banque mondiale, le FMI, la Fondation Nippon ou USAID ont pu en être complices.
La stérilisation forcée des femmes péruviennes s’est produite avant la divergence. Elle relève donc de ce passé commun que nous partageons avec l’univers de Timburbrou.
Il y a eu, tout au long du XXème siècle, des stérilisations massives. Celles du Pérou revêtent un trait particulier : elles ont visé les femmes indigènes de manière évidente. Ce trait, elles le partagent avec celles pratiquées au Groenland au moyen de stérilets posés de force. Dans les deux cas, il s’est agi d’entraver les naissances au sein d’un groupe ethnique, ce qui correspond à la définition de génocide telle qu’établie par l’article II, paragraphe d de la Convention pour la Prévention du Crime de Génocide.
Ces élèves m’ont fait connaître le rapport Kissinger, qui promeut la limitation des naissances et qui existe aussi dans notre monde puisqu’il est antérieur à la scission. Trop de monde dans les pays pauvres, c’est trop de matières premières consommées sur place et trop peu de ces dernières qui parviennent aux États-Unis. Cette philosophie a guidé la politique internationale des États-Unis pendant longtemps. Les étudiants citent l’historien étasunien Matthew Connelly et une anthropologue péruvienne, Alejandra Ballón.
Ils ont écrit aux ambassadeurs du Pérou et du Danemark aux États-Unis, mais ils n’ont pas reçu de réponse. Vont-ils tourner de faux entretiens ? Ils n’en parlent pas, mais ils me disent qu’ils ont établi des contacts avec des camarades de ces pays.
Chacun des documents que j’ai reçu porte la mention « ce document appartient au Journal et ne fait pas pas encore partie de la Série », ce qui répondrait à l’interrogation que je formulais hier : Le Journal aurait une existence distincte de celle de la série « Le Journal ».
Documents reçus
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 3
J’ai reçu un nouveau document. Une exposition se tenait dans un local très discret de Roubaix. Je m’y suis rendu. Une association féministe organisait une exposition de photographies de deux femmes. L’une était péruvienne et l’autre française. La première avait photographié les femmes de son pays victimes de stérilisations forcées, l’autre, celles du Groenland qui l’avaient été aussi. La responsable de l’exposition était une femme d’une soixantaine d’années, aux cheveux gris. Je me suis demandé si elle aussi recevait des messages de Timburbrou. Je ne lui ai pas parlé.
En sortant de l’exposition, je me suis demandé si le local dans lequel je m’étais rendu appartenait à mon univers ou à celui de Timburbrou.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 4
Aujourd’hui, les messages portent à nouveau sur la Série.
Les étudiants ont reçu un journaliste qui les a informés de l’existence d’une disposition légale permettant de solliciter de l’administration la communication de documents, ce qui fait naître chez eux une grande excitation. Le journaliste les a avertis qu’en général l’administration refuse de communiquer les documents, y compris lorsque la CADA, la Commission d’Accès aux Documents administratifs, émet un avis favorable à leur communication. Il faut souvent aller devant le tribunal administratif. Si on obtient gain de cause, avait soupiré le journaliste, il arrive que l’administration fasse appel de la décision et ce qui veut dire qu’il appartiendra au Conseil d’État de trancher. Tout cela prend des années et coûte cher.
Étrangement, les étudiants ne sont pas découragés ; ils se disent même heureux que leur travail dure, s’étende dans le temps. Leurs enfants, peut-être, poursuivront ce travail d’enquête qu’ils entament. Ils gonflent la poitrine, sourient, éprouvent de la fierté.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 5
Les étudiants disposent désormais d’un local. Ils ont un grand tableau sur lequel, comme dans les séries américaines, s’affiche leur enquête. J’ai reçu une photo de ce tableau qui me fait comprendre qu’il y a une enquête en cours sur un déjeuner secret qui a réuni des éditorialistes en vue et le président de la République. Le président a partagé avec les éditorialistes son analyse de l’opposition que suscitait son projet de réforme des retraites et les journalistes ont rapporté cette analyse sans en donner la source et sans préciser les conditions dans lesquelles ils les avaient recueillis.
J’ai pris la peine d’imprimer la photo du tableau et je ne cesse de me demander s’il s’agit d’une scène de la série ou d’une scène réelle, qui fera, ensuite, l’objet d’un épisode de la série. Je reviens sur les messages précédents et me demande : comment être totalement certain qu’un message décrit une scène de la série et non une scène du monde réel, non fictionnel, de Timburbrou ? L’auteure-narratrice de la série dit : J’ai suivi un groupe d’étudiants qui a voulu jouer aux journalistes, qui s’est pris au jeu et qui le sont devenus. Le contexte dans lequel est délivré ce message permet sans doute de comprendre s’il est une partie d’une fiction qui cherche à créer un effet de réel ou si la série est véritablement un documentaire. N’ayant pas ce cadre, j’ai décidé de suspendre l’examen de la question et de ne plus chercher à savoir si les messages décrivent la réalité de Timburbrou ou une fiction de Timburbrou.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 6
Une question prioritaire de constitutionnalité arrive devant la cour d’appel de Paris, aujourd’hui, 22 octobre 2024. Aujourd’hui aussi, à sept heures treize du matin, je reçois un courrier d’une école d’ingénieurs martiniquaise qui demande aux étudiants de Timburbrou d’inclure dans leur enquête sur l’eau la contamination par le chlordécone de l’eau du robinet de la Martinique. Les étudiants de Timburbrou publient à dix heures douze un communiqué par lequel ils étendent le périmètre de leur enquête pour inclure la question de la présence de pesticides et autres substances chimiques nocives pour la santé dans l’eau du robinet. Ils citent, en plus du cas de la Martinique, celui de la métropole lilloise, dont l’eau du robinet, selon des analyses récentes contient un taux trop important de pesticides. Je reçois ce communiqué à dix heures cinquante-huit. A onze heures trois, un communiqué d’une cellule d’étudiants de la province belge du Hainaut annonce qu’elle se saisit de la question de la pollution de l’eau potable par les PFAS, qui sont des polluants éternels. Dans le communiqué, je lis une phrase vindicative : les populations blanches se croyaient à l’abri des pollutions infligées aux populations colonisées. Elles sont maintenant détrompées. Lauraano, sociologue chilient et membre du Parti du Travail de Belgique leur fait écho à onze heures quarante-huit, avec une lecture marxiste : Ce que le capitalisme inflige aux colonisés, il l’inflige aux populations des pays centraux, même s’il agit avec un peu plus de discrétion. Nous aurions tort de nous croire protégés par la blancheur de notre peau. La grille de lecture néocoloniale est pertinente, mais d’autres, la marxiste, par exemple, le sont davantage sur le long terme.
Les étudiants s’interrogent sur la prescription du délit d’empoisonnement. Les juges d’instruction considèrent que l’empoisonnement a cessé quand le produit a cessé d’être appliqué. Mais les effets du chlordécone perdurent aujourd’hui. Pour eux, tant que les effets de l’épandage perdurent, la responsabilité ne saurait s’éteindre. Je suis, certes, d’accord avec eux. Mais je m’interroge surtout sur la manière dont les informations circulent entre notre monde et le monde de Timburbrou. Le temps se dilate-t-il ? Les dates et les heures qu’on me donne sont-elles justes ? Le temps se déroule-t-il de la même manière chez nous et dans le monde de Timburbrou ?
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 7
C’est un enregistrement audio que j’ai trouvé aujoud’hui dans mon ordinateur. Il est question de crèmes solaires, d’une université prestigieuse et de l’entreprise L’Oréal.
Les étudiants apprennent dans Libération que l’entreprise L’Oréal finance la chaire Fegurð de l’université Paris-Sciences-Lettres (PSL). La convention qui lie l’université et l’entreprise interdisait à la première de « tenir des propos négatifs et/ou de dénigrer l’entreprise, ses membres, ses produits et ses employés.» L’Oréal, écrit le journal, participe à la sélection des doctorants, à l’évaluation de leurs travaux et au choix des lauréats des prix de thèse.
« La convention ne doit pas être divulguée », stipule la convention. Les étudiants vont la demander, en vertu des dispositions contenues dans le Code des relations entre le public et l’administration que le journaliste qui leur a rendu visite leur a présenté. Mais ils vont plus loin. Ils demandent l’intégralité des messages échangés entre sa directrice, madame Palacio, et L’Oréal.
Je reproduis le courrier qu’ils adressent à madame Palacio et qu’ils font suivre à la personne responsable de l’accès aux documents administratifs du ministère de l’enseignement supérieur et de la rechercher, que l’on connaît généralement sous l’acronyme de PRADA.
Chère Madame,
Etudiants à Timburbrou, nous préparons un article pour le journal de notre établissement qui porte sur le financement de l’enseignement supérieur par des entreprises privées.
C’est dans ce cadre que notre attention a récemment été attirée par un article du journal Libération qui dévoile que la chaire Fegurð que vous dirigez a reçu la somme de 1.500.000 euros de l’entreprise L’Oréal, que la convention qui vous lie à ladite entreprise est assortie d’une cause de non-dénigrement et que L’Oréal participe à la sélection des doctorants, à l’évaluation de leurs travaux et au choix des lauréats des prix de thèse et que l’entreprise a aussi toute sa place dans l’élaboration des cycles de conférences.
Nous vous demandons, en vertu des dispositions contenues dans le Code des relations entre le public et l’administration, de nous communiquer tout contrat liant l’Université Paris Sciences Lettres et L’Oréal qui serait en votre possession. Nous vous demandons de nous communiquer les procès-verbaux du comité de pilotage et du comité scientifique de votre chaire depuis la création en 2018. Nous vous demandons également de nous communiquer tout message envoyé ou reçu par votre messagerie électronique qui contiendrait le syntagme L’Oréal.
N’hésitez pas à nous transmettre toute observation qu’il vous semblerait opportun de formuler sur les relations qu’entretiennent votre chaire et l’entreprise L’Oréal. Nous ne manquerons pas, si elle nous parvient, de la publier sur notre blog, à la suite de cette lettre, qui y figure déjà.
Nous souhaitons vous informer que nos enquêtes sont, sauf exception motivée, publiques. Ceci signifie que nous publions l’entièreté des pièces qui les fondent, ce qui sera le cas de l’ensemble des échanges susceptibles d’intervenir entre vous et nous.
Etant donné que l’administration excipe parfois de la destruction de documents pour justifier l’impossibilité dans laquelle elle se trouverait de les communiquer, nous avons coutume de rappeler à nos interlocuteurs que la destruction de documents administratifs sans l’accord préalable de l’administration des archives est une infraction punie par l’article L214-3 du code du patrimoine d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende. Rappeler cet article de loi peu connu ne revient pas à présumer une quelconque volonté délictuelle chez nos interlocuteurs, mais au désir de notre part d’éviter que, dans un moment d’égarement, ils posent un geste dont ils ne mésureraient pas toutes les conséquences. Souhaitant être complets, nous vous remercions de noter aussi que (ainsi que nous y oblige l’article 40 du Code de procédure pénale) nous portons à la connaissance du procureur de la République les destructions d’archives dont nous acquérons la connaissance (voir, par exemple, notre saisine de la Procureure de Paris).
Maintentant que nous nous sommes acquittés de la partie légale de notre courrier, permettez-nous de vous en dire plus sur les usages que nous prévoyons de faire des documents que vous nous communiquerez.
Ces documents nourriront notre enquête, inspireront des fictions et s’intégreront dans notre série artistique palympsestes.
Nous espérons mieux comprendre les dynamiques qui se mettent en place lorsqu’une entreprise finance une université de recherche comme la vôtre. Entreprise et Université peuvent-elles bien collaborer ou, au contraire, tout financement privé est-il à proscrire ? Les libertés académique et de recherche ont-t-elle été obérées par la munificence de L’Oréal ? Quels sont les intérêts que poursuit L’Oréal en finançant votre chaire ?
Notre journal contient une rubrique consacrée à la fiction. Le travail de l’enquêteur nous semble proche de celui de l’écrivain qui se documente pour écrire une fiction. Nous pensons qu’écrire des fictions aide à penser le réel. En même temps que nous écrivons des fictions, nous nous efforçons de tourner une série. Nous demandons parfois à celles et ceux qui apparaissent dans nos énquêtes de jouer leur rôle dans notre série. Le ferez-vous ?
Qu’est-ce que Palympsestes ? Palympsestes est un atelier qui créé des objets artistiques en superposant des documents. Celles et ceux parmi nous qui travaillent sur la chaire que vous dirigez prévoient, par exemple, de superposer les documents que nous vous demandons et d’autres concernant l’entreprise L’Oréal ou des données comptables qui mettraient en évidence la nécessité dans laquelle se retrouve mainte université de se financer par des conventions telles que celle que vous avez conclu avec L’Oréal. Une démarche analogue se met en place avec d’autres chaires ou universités qui bénéficient de largesses d’entreprises.
Les usages que nous entendons faire des documents que vous nous communiquerez, nous vous prions de le noter, sont susceptibles d’évoluer selon ce que nous y découvrirons.
Nous voudrions vous dire un mot sur les inquiétudes qui motivent notre démarche. Depuis des décennies, des entreprises financent des chaires universitaires ou des laboratoires de recherche dans le but de protéger leur activité en produisant une science orientée ou biaisée qui est destinée à semer le doute ou à rendre peu visibles des faits qui ternissent leur réputation ou celle de leurs produits. Le cas emblématique de cette démarche est sans doute celui de l’industrie du tabac, décrit avec précision par Robert Proctor, mais d’autres industries appliquent volontiers les méthodes de celle du tabac dans leurs secteurs d’activité respectifs. L’intérêt de votre chaire réside, pour nous, dans le fait que vos productions n’invalident pas de manière frontale ou directe les critiques dont L’Oréal est souvent l’objet. Dès lors, comprendre l’intérêt que trouve cette entreprise à vous financer est susceptible de nous éclairer sur des mécanismes subtils d’influence auxquels les entreprises ont recours.
Pourquoi faire appel aux arts plastiques et à la fiction ?
D’abord, parce que nous aimons pratiquer ces disciplines. Ensuite, parce qu’elles nous paraissent utiles pour penser le monde. Enfin, parce qu’il nous semble qu’elles sont une manière efficace de faciliter la délibération publique.
Dans l’attente du plaisir de vous lire, nous vous prions d’agréer, chère Madame, l’expression de nos salutations distinguées.
Tarna Hekklo,
Darana Justa
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 8
J’ai évoqué plus haut une difficulté que je rencontre : je ne sais pas si Le Journal existe vraiment ou s’il est un élément d’une fiction qui se feint documentaire. J’ai annoncé ma décision de laisser de côté cette question car elle ne me semblait pas pouvoir être résolue sans les éléments de contexte dont je ne pourrais disposer qu’en me transportant dans le monde parallèle de Timburbrou, ce qui n’est pas possible et ce que je ne voudrais en aucun cas accomplir si cela l’était.
Si je reviens sur la question, c’est parce que les documents qui me parviennent aujourd’hui la posent, bien que dans des termes quelque peu différents de ceux auxquels j’ai eu recours il y a quelques jours.
Je comprends que d’aucuns ont trouvé déplacé le courrier que les étudiants ont envoyé à madame Palacio. Les mêmes, et d’autres, ont formulé une accusation plus grave : il était invraisemblable. Il serait invraisemblable que des non spécialistes aient la connaissance des dispositions du Code des relations entre le public et l’administration et de la jurisprudence administrative qui leur aurait permis de rédiger le courrier qu’ils auraient envoyé à la présidente de la chaire Fegurð de PSL. Si les faits en eux mêmes sont invraisemblables, la série qui les dépeint, surtout en ceci qu’elle se présente comme un documentaire, serait dépourvue de crédibilité.
Les étudiants répondent dans l’épisode suivant. Regardant fixement la caméra, Clio del Santo, l’auteure de la série (de la série-documentaire) évoque l’affaire :
« Le dernier épisode de notre série documentaire a suscité des commentaires sceptiques : le courrier adressé à madame Palacio n’aurait pas pu être rédigé par des non-spécialistes, il serait trop technique, il requerrait une connaissance poussée de la législation et de la jurisprudence. Eh bien, vous avez raison. Les élèves n’ont pas écrit cette lettre, ils l’ont copiée, en la modifiant à peine. Les élèves se sont inspirés de la lettre écrite par un militant, Astranki Jurasán, passée inaperçue, pour la première partie de la leur. Je les ai filmés pendant qu’ils le faisaient. La deuxième parie, c’est une intelligence artificielle qui l’a écrite.
Je ne sais pas si les étudiants auraient ou n’auraient pas pu rédiger ce courrier. Mais ce que je sais, c’est qu’ils ont fait mieux que de le rédiger, ils l’ont trouvé. Ce faisant, ils ont accompli ce qu’il y a de plus important pour un texte. Ils l’ont fait exister. »
Un flashback montre les étudiants copiant le courrier, le modifiant légèrement et l’envoyant à madame Palacio. Je suis aussi en mesure de reproduire le courrier dont les étudiants se sont inspirés. Je comprends mal la controverse, puisque le courrier en question n’a rien de technique. La partie rédigée par l’intelligence artificielle, requiert quelques connaissances en droit, mais guère plus que celles que l’honnête homme peut acquérir en quelques jours de lecture.
Je parie que cette polémique n’a jamais existé et qu’elle a été inventée pour les besoins de la série.
Chère Madame,
Membre de l’association ALTADAMA, je prépare un article sur le financement par des entreprises privées de l’enseignement supérieur.
C’est dans ce cadre que mon attention a récemment été attirée par un article du journal Libération qui dévoile que la chaire Fegurð que vous dirigez a reçu la somme de 1.500.000 euros de l’entreprise L’Oréal, que la convention qui vous lie à ladite entreprise est assortie d’une cause de non-dénigrement et que L’Oréal participe à la sélection des doctorants, à l’évaluation de leurs travaux et au choix des lauréats des prix de thèse et que l’entreprise a aussi toute sa place dans l’élaboration des cycles de conférences.
Je vous demande, en vertu des dispositions contenues dans le Code des relations entre le public et l’administration, de me communiquer tout contrat liant l’Université Paris Sciences Lettres et L’Oréal qui serait en votre possession. Je vous demande de me communiquer les procès-verbaux du comité de pilotage et du comité scientifique de votre chaire depuis la création en 2018. Je vous demande également de me communiquer tout message envoyé ou reçu par votre messagerie électronique qui contiendrait le syntagme L’Oréal.
N’hésitez pas à me transmettre toute observation qu’il vous semblerait opportun de formuler sur les relations qu’entretiennent votre chaire et l’entreprise L’Oréal. Je ne manquererai pas de la publier sur notre blog, à la suite de cette lettre, qui y figure déjà.
Bien à vous,
Astranki Jurasán
Je parie que cette polémique n’a jamais existé et qu’elle a été inventé pour les besoins de la série.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 9
Aujourd’hui, j’ai reçu la photo d’un arbre argentin. Cet arbre est étudié par des générations de lycéens du colegio Buenos Aires et d’autres établissements depuis 113 ans
Le Colegio Buenos Aires fut créé en 1911. A l’époque, un jeune professeur de sciences naturelles, Anselmo Gómez, qui admire le philosophe Jean-Jacques Rousseau, décide que tous ses élèves consigneront dans ses moindres détails la vie d’un quebracho, un arbre caractérisé par l’extraordinaire dureté de son bois et par sa très haute teneur en tanins, qui vient d’être planté dans le Jardin botanique de Buenos Aires. Il s’agira aussi, lit-on dans les notes de l’enseignant, d’étudier ce qui entoure l’arbre, ce qui vit autour de lui, en particulier les insectes.
Le quebracho de don Anselmo est devenu une institution dans sa ville et dans son pays. Sa notoriété va très au-delà de celle que lui procurent les données scientifiques collectées pieusement par lycéens et professeurs, puisque des pans entiers de l’histoire sociale, politique et artistique se reflètent en lui ou le convoquent.
Enfant, j’ai joué sous ses branches, ce à quoi je ne pensais plus.
Je comprends, des documents que j’ai reçus, qu’un lycée français, le lycée Tongas Pastor, de la ville d’Eyja, France, a décidé de reprendre à son compte la démarche de monsieur Gómez tout en passant sous silence cet illustre inspirateur. J’ignore les raisons de cette injustice.
J’ai reproduit le projet présenté au Conseil d’administration du lycée dans mon blog. Je me réjouis d’avoir reçu la totalité de ce document, mais regrette de n’avoir que des fragments des travaux produits dans le cadre de l’initiative. Je n’ai rien sur les nombreux compte-rendus qui semblent avoir été rédigés.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 10
J’ai marché toute la journée le long des falaises de Cap Gris-Nez. On m’avait parlé de la façon admirable dont la stratigraphie du Jurassique supérieur s’y exposait. C’est peut-être sous l’influence de ces temps figés et accumulés que j’ai eu l’idée d’une vaste entreprise qui consisterait, collectivement, à construire une parcelle de Timburbrou, celle de ces élèves qui enquêtent, celle de la série qui décrit leurs aventures.
Il suffirait de faire naître des Timburbrous. Il faudrait, pour cela, mettre en place un journal lycéen, puis filmer les enquêtes. Les enquêtes seront réelles et la série sera un documentaire. Les enquêtes doivent être aussi proches que possible de celles de Timburbrou. Je me demande s’il est possible que des mondes qui ont divergé convergent à nouveau. Je me demande si c’est cela qui se produirait si la flèche du temps s’inversait. Puis, abandonnant toute rationalité, je me demande si mimer Timburbrou nous rapprochera de lui et si les documents que j’ai reçus jusqu’à maintenant n’étaient pas une façon de me confier la mission d’œuvrer à cette convergence. Rien de ceci, je le sais, n’a de sens. Mais je crois qu’inventer un monde parallèle au nôtre est une tâche honorable.
Aujourd’hui, je n’ai reçu qu’un document. Il s’agit d’une liste d’entreprises qui financent des chaires universitaires.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 11
J’ai reçu des courriers adressés à l’Ecole des mines de Nancy, à l’Ecole polytechnique, à l’université de Lorraine… Ils sont tous datés du même jour que celui envoyé à Paris Sciences et Lettres. Les étudiants semblent s’être procuré une liste des universités ayant signé des conventions avec des entreprises et ils demandent ces conventions et un certain nombre de documents qui leur sont afférants.
Les courriers contiennent les montants versés par les entreprises. Sauf exception, ce qui frappe, c’est leur faiblesse. J’ai lu, il y a longtremps, un article qui montrait la disproportion qu’il y avait entre la faiblesse des sommes que Microsoft versait dans le système éducatif étasunien et l’influence que ces sommes lui procuiraient.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 12
Une enveloppe a été glissée sous ma porte. Le papier présente des plis qui s’organisent en vagues autour de plusieurs cercles où le papier s’épaissit. On dirait ces illustrations de la théorie des champs par lesquelles les vieux livres soviétiques qui m’ont appris la physique voulaient rendre plus intuitive cette théorie très abstraite. C’est la première fois que je tiens entre mes mains un objet matériel provenant de Timburbrou.
C’est une lettre adressée à la première ministre Borne par la voie hiérarchique. Elle contient une autre lettre, qui, adressée par recommandé à la procureure de Paris, la saisit de la destruction d’archives sans autorisation préalable, ce qui est interdit par l’article L214-3 du Code du patrimoine, qui punit d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait, pour une personne détentrice d’archives publiques en raison de ses fonctions, de détourner ou soustraire tout ou partie de ces archives ou de les détruire sans accord préalable de l’administration des archives.
Je reproduis la lettre, qui est signée d’un certain Sebastian Nowenstein :
La France détruit ses archives, j’informe la première ministre que j’en donne avis à la procureure de Paris. Par la voie hiérarchique.
Madame la première ministre Élisabeth Borne
Par envoi direct et par la voie hiérarchique, s/c du chef d’établissement.
Publication à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/wp-content/uploads/2023/01/Destruction-darchives-jinforme-la-premiere-ministre-de-ma-saisine-de-la-procureure-Envoyes-Courrier-SOGo.pdf
Objet : destruction par la France de ses archives.
A Lille, le 7 janvier 2023
Madame la Première ministre,
Madame Pollet, directrice du cabinet de la secrétaire générale du Gouvernement,
La France détruit ses archives. La France a détruit l’ensemble des messages de Sébastien GROS, chef de cabinet du premier ministre Valls (ANNEXE I). Le ministère de l’intérieur détruit systématiquement le contenu des messageries de ses agents lorsque ces derniers quittent le service (ANNEXE II).
Ces destructions se font sans l’accord préalable de l’administration des archives, qui n’a pas établi d’autorisation de destruction générale, ce dont atteste l’échange que j’ai eu sur le sujet avec le ministère de la culture, consultable dans l’ANNEXE III. Bien loin d’autoriser des destructions massives ou systématiques de documents administratifs, les textes que le ministère de la culture me transmet en organisent la bonne collecte et conservation. La nécessité de préserver les archives y apparaît d’autant plus grande que les missions de ceux qui les ont produits, émis ou reçus sont éminentes.
En ce qui concerne le cas précis de la messagerie de monsieur GROS, le service d’information du gouvernement, sous votre tutelle, répond à ma demande de transmission de l’accord préalable de l’administration des archives à ladite destruction (ANNEXE IV) qu’il n’existe pas de document administratif la concernant.
Il me faut donc le constater, les destructions visées plus haut tombent sous le coup de l’article L214-3 du code du patrimoine, qui punit d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait, pour une personne détentrice d’archives publiques en raison de ses fonctions, de détourner ou soustraire tout ou partie de ces archives ou de les détruire sans accord préalable de l’administration des archives.
Cela paraît invraisemblable, madame la première ministre, mais l’État se prévaut de ces infractions pour refuser de communiquer des documents qui, en vertu des dispositions sur l’accès aux documents administratifs contenues dans le livre III du Code des relations entre le public et l’administration, doivent l’être.
Ainsi que m’en fait obligation l’article 40 du code de procédure pénale, j’ai donné avis à la Procureure de Paris des faits susmentionnés (ANNEXES I et II). Je les ai aussi portés à la connaissance de la directrice générale de l’UNESCO (ANNEXE V) parce que la France ne devrait pas méconnaître la Déclaration universelle des Archives de l’Unesco, que, du reste, elle cite et rappelle dans le Référentiel général de la gestion des archives (page 6). Ce dernier rappelle que
« parce qu’elles garantissent l’accès des citoyens à l’information administrative et le droit des peuples à connaître leur histoire, les archives sont essentielles à l’exercice de la démocratie, à la responsabilisation des pouvoirs publics et à la bonne gouvernance ».
et que,
parce qu’elles permettent à chaque citoyen d’exercer son droit « de demander compte à tout agent public de son administration » elles doivent être conservées de façon raisonnée et étudiée. »
Madame la première ministre, le temps de la justice est long et il y a urgence. Je vous écris pour vous prier respectueusement d’instruire vos services afin que cesse la destruction d’archives dont certains d’entre eux se prévalent et, ce faisant, s’accusent. Ne laissez pas perdurer ce défi à l’État de droit. Ce dernier cesse d’exister là où l’État s’exonère des règles qu’il édicte.
Certain que vous prendrez les dispositions que l’urgence et la gravité de la situation requièrent, je vous prie de croire, madame la première ministre, à l’expression de mes salutations respectueuses.
Sebastian Nowenstein, professeur agrégé.
ANNEXE I
ANNEXE II
Voir https://sebastiannowenstein.org/2022/11/08/destruction-darchives-je-saisis-la-procureure-de-paris-2/
ANNEXE III
ANNEXE IV
ANNEXE V
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 12
Les étudiants ont de plus en plus recours à la création de porte-paroles. C’est un mécanisme qui m’étonne. Ils créent un personnage, le dotent d’une vie sur Internet et lui font endosser les actes qu’eux, les étudiants, posent.
Les étudiants ont créé un atelier qu’ils appellent l’Acharneur de Réalités Virtuelles (ARV) et un autre qu’ils appellent le Virtualisateur d’Entités Charnelles (VEC).
Le premier, expliquent-ils transforme des entités numériques en êtres réels, en personnes en chair et en os. Le deuxième, au contraire, transforme des personnes en entités virtuelles.
Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a toujours une part de vérité dans les inventions des étudiants et que, vues de loin et hors contexte, il est très malaisé de faire la part des choses.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 13
J’ai reçu un article qui montre le création d’un univers à Timburbrou. Il y est question des ateliers mentionnés plus haut. Je le reproduis.
La création d’un univers, chronique III.
Tout est parti de quelques règles simples qui furent mises au point par deux enseignants dans un café de Reykjavik. Les voici, dans leur version française :
Règles :
1. Chaque membre du réseau invente un personnage auquel il donne des traits de son choix.
2. Les membres du réseau font interagir leurs personnages.
3. Chaque membre écrit au sujet de son personnage un nombre déterminé de mots par semaine.
4. Chaque membre peut s’emparer de tout ce que les autres membres ont écrit pour l’utiliser à sa guise : il n’y a pas de droit d’auteur, tout ce qui est écrit est mis à l’entière disposition des membres du réseau, qui peuvent se l’approprier comme ils l’entendent.
Conseil :
Nous conseillons aux réseaux importants de se donner des ATTRACTEURS. Les attracteurs sont des contraintes qui font converger les histoires. Un attracteur peut être un lieu, un personnage, un objet… Lorsqu’un réseau se donne un attracteur, ses membres l’intègrent dans leurs histoires.
Très vite, on eut des ambitions moins modestes et on créa un univers. On créa L’Univers.
Pour cela, on posa que les personnages créés n’étaient pas des personnages, mais des personnes. On créa un journal, Le Héraut de l’Univers, qui rendait compte de la vie de ces personnages et on créa, aussi, l’Encyclopédie Universelle, qui décrivait les caractéristiques de l’Univers. L’Acharneur de Réalités virtuelles (ARV) permettait, comme son nom l’indique, l’incarnation d’êtres de pensée.
L’Univers signa très vite la fin des réseaux sociaux qui reposaient sur l’étalage de soi. Lorsqu’on comprit qu’il était plus amusant et plus intéressant de faire vivre un univers que de parler de soi, les gens délaissèrent les réseaux sociaux pour celui qu’avaient créé les enseignants islandais.
Mais plus inattendue fut l’importance politique et sociale que prirent les attracteurs. Les attracteurs étaient au départ conçus pour éviter que les histoires ne divergent à l’infini. Dans le monde réel, les existences se croissent. Dans un univers créé par d’innombrables esprits ayant le pouvoir de faire advenir ce qu’ils inventent, il y a très peu de raisons pour que les fils des vies se rencontrent. Or, ce que l’on voulait, c’était un univers, pas une bibliothèque triste de vies isolées. Les attracteurs devaient être des objets réels. Autour d’eux pousseraient les fictions. On vit les attracteurs comme des tuteurs qui guidaient des plantes grimpantes, comme des oasis dans des déserts. De fait, les histoires qui ignoraient les attracteurs dépérissaient vite.
Les attracteurs sont une ligne de partage des eaux pour les médias. Il y a un avant et un après. Avant, les informations se succédaient les unes après les autres. Leur durée de vie se calculait facilement en divisant chaque jour par deux le nombre de vues qu’elles attiraient. Depuis l’apparition des attracteurs, des dynamiques différentes se font jour : une information devient parfois un attracteur et, quand cela arrive, elle devient l’objet central de milliers de récits qui s’entrecroisent. Sa vie, alors, perdure de façon indéfinie et obéit à des lois autres que celle d’airain qui l’aurait condamnée, avant l’apparition des attracteurs, à une mort aussi rapide que fermement programmée. Mais le remodelage du paysage médiatique est allé plus loin que le fait que certaines informations, tels ces rocs abandonnés dans les plaines par le flux des glaciers appelés à disparaître, perduraient. Ce que l’on a vu, c’est que les informations nouvelles elles-mêmes s’organisent autour des attracteurs. Leurs auteurs, les journalistes et les médias pour lesquels ils travaillent, ont vite compris que l’impact de leurs informations -et donc leur durée de vie- serait d’autant plus grand qu’elles, les informations, parviendraient à se lier à un attracteur important.
Le lycée de Timburbrou s’est fait une spécialité de ces attracteurs. Ils étaient fournis par la cellule d’investigation de sa webradio, TimburRadio. Leur succès évoque fort celui de ces gènes qui vivotent dans une population jusqu’à ce qu’un changement dans le milieu, leur procurant un avantage évolutif, enclenche l’expansion vertigineuse de leur présence. Les attracteurs de Timburbrou étaient, à l’origine, des dossiers approfondis portant sur un sujet donné. Ils contenaient d’innombrables références qui fournissaient aux maîtres des personnages des possibilités variées d’écrire sur la même question qu’un autre membre du réseau sans écrire la même chose que lui ou elle. Mais il semble que ce soit un autre aspect de ces dossiers qui explique leur succès inattendu : ils étaient constitués, pour l’essentiel, de lettres. Contrairement aux articles de presse, qui visent un public anonyme, les dossiers de TimburRadio incluaient ces informations dans des lettres qui étaient réellement adressées aux personnes ou organisations impliquées dans le fait décrit. En général, il s’agissait d’interpellations qui mettaient en évidence que l’individu ou l’organisation visée méconnaissait telle ou telle obligation légale ou morale. Les auteurs des lettres éprouvaient également un plaisir visible à montrer l’incohérence ou l’insincérité des actes posés par ceux auxquelles ces lettres étaient adressées.
Pendant longtemps, les dossiers de TimburRadio et les courriers envoyés par l’équipe furent insignifiants. Il faut donner au mot insignifiant le sens le plus impitoyable : les dossiers n’étaient lus que par leurs auteurs et les lettres envoyées n’obtenaient jamais de réponse. Ces dossiers étaient donc insignifiants au sens plein du terme. Leur auteur, Rjianko Dolo, l’était tout autant. Il avait été créé de toutes pièces par les membres de l’équipe de la TimburRadio dans l’espoir qu’un individu travaillant d’arrache-pied et défiant les puissants susciterait un peu de sympathie et un peu d’intérêt pour ses écrits. On remarquera, du reste, que le nom de Rjianko Dolo, en dépit du succès des attracteurs auquel il est attaché, a totalement disparu d’Internet. Il mériterait pourtant certains égards, si ce n’est pas pour le rôle qu’il joua dans la genèse des attracteurs, à tout le moins pour avoir été l’une des premières créations de l’Acharneur de Réalités Virtuelles, cet atelier aujourd’hui bien connu qui, à Timbubrou aussi, cherche à faire en sorte que des créations virtuelles s’incarnent dans le monde réel. De cela, cependant, nous parlerons dans une autre chronique, celle-ci devant bientôt conclure, car le temps d’existence qui lui est imparti est, hélas, limité.
Les dossiers, disions-nous, étaient constitués de lettres et interpellations jamais lues, jamais diffusées, ignorées. Les fictions qui proliférèrent à partir de ces lettres devenues attracteurs, par contre, parvinrent à changer le monde. Un député qui avait ignoré une missive confidentielle ne pouvait plus se le permettre quand des milliers de fictions qui ridiculisaient l’argumentation emplie de mauvaise foi et de déloyauté qu’il avait déployée dans un rapport d’il y avait vingt ans y faisaient allusion. La dessication du parc de Donana et, en général, des nappes phréatiques espagnoles connut un sort semblable : les lettres démontrant de façon exhaustive que les autorités n’agissaient pas comme il fallait, voire contribuaient à organiser le pillage et la pollution des nappes phréatiques, n’avaient pas eu d’effet, alors que la série Oro rojo, inspirée des fictions qui s’étaient donné le travail sur le sujet de TimburRadio comme objet contraignit les autorités andalouses à prendre le problème à bras-le-corps. Ces mêmes autorités andalouses, qui avaient accrédité le récit mensonger d’Antonio Pastor Martinez, ce pauvre vieillard qui avait prétendu avoir été déporté à Matthausen, se sont penchées, enfin !, sur la manière dont une imposture aussi évidente avait pris place. Ce dernier exemple mérite qu’on s’y arrête quelques instants, car il permet d’illustrer que les effets des attracteurs étaient souvent plus profonds que ces réactions institutionnelles se produisant sous la pression que l’on vient d’énumérer. On y reviendra dans une autre chronique.
Les attracteurs devinrent un objet de pouvoir. Disposer d’attracteurs crédibles permettait d’orienter le débat public. Qui devait choisir les attracteurs ? Cela aussi fera l’objet d’une autre chronique.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 13
Je vois régulièrement des masses noires et rondes de vingt ou trente centimètres de diamètre. Elles paraissent infiniment lourdes, même si je n’arrive jamais à les toucher. Tout se passe comme si, autour d’elles, il y avait une zone dans laquelle ma présence était indéfinie, impossible.
Je ne sais pas si ces sphères sont des messages, mais, quand je les voix, j’ai l’impression qu’il se dégage d’elles une histoire floue, imprécise.
Le Journal, synthèse des documents reçus le jour 14
J’ai reçu à message de la galerie d’art de Roubaix annonçant une nouvelle exposition de photos. Je m’y suis rendu. La femme aux cheveux gris était là. D’autres personnes ayant reçu des documents en provenance de Timburbrou aussi.
Nous avons confronté nos expériences et les documents reçus. Je parviens aux conclusions ci-après.
- L’Univers de Timburbrou se donne à voir sous des formes différentes qui dépendent de la nature de celui ou celle avec qui il interagit.
- En ceci, il est analogue aux particules fondamentales de notre univers, qui se manifestent comme ondes ou comme particules selon la manière dont elles sont observées.
- Dans mon cas, j’ai vu des étudiants ou des élèves parce que je suis enseignant.
- Les manifestation de Timburbrou ont des motifs qui les relient. Ainsi, elles présentent toutes un récit des origines.
- Les manifestations de Timburbrou s’étalent sur une trentaine de jours, puis cessent.
- Pendant les derniers jours, des « bouches noires » apparaissent.
- L’impression générale est que les documents nous parviennent par ces bouches.
- L’impression générale est que ces bouches sont présentes pendant tout le processus, mais qu’elles se matérialisent progressivement à mesure que le processus avance. On pense à la maturation d’un fruit.
- Ces bouches ne nous sont pas accessibles. C’est comme si nous n’existions pas autour d’elles. Nous ne pouvons pas et nous ne désirons pas les toucher. Elle ne nous intriguent pas. Nous ressentons, cependant, leur influence sur nous.
- Parfois nous nous demandons si nous ne serions pas des émanations de Timburbrou et, donc, une partie de Timburbrou. Nous aurions oublié ce que nous sommes ou nous serions en train de prendre conscience de ce que nous sommes. Les deux possibilités ne sont pas contradictoires.
- Certains pensent que nous aurions été captés par Timburbrou, que trop peu attachés à notre monde nous serions tombés dans le champ gravitationnel de Timburbrou.
- Pendant les derniers jours du processus, nous n’avons pas dormi.