Je m’accuse d’apologie du terrorisme et en informe la Procureure.

À Bruxelles, le 24 octobre 2023.

Madame la Procureure,

Je vous écris dans le but de m’accuser d’apologie du terrorisme. Public, ce courrier est à la fois l’élément matériel de l’infraction dont je m’accuse et le signalement que j’en opère.

Mon accusation repose

(1) sur le fait que je me déclare convaincu de l’existence d’un lien de causalité entre l’occupation de Gaza par Israël et les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 et que je pense que ces dernières peuvent aussi être imputées à Israël en ceci que ledit État a œuvré au renforcement du Hamas et lui a transféré de l’argent ;

(2) sur le fait que je déclare que, parce qu’il résiste à l’occupation israélienne de Gaza, le Hamas est un mouvement de résistance.

Comme vous pourrez le lire plus bas, ces affirmations ne constituent en rien une exonération du Hamas, une légitimation de ses crimes ou, encore moins, une présentation sous un jour favorable de ce mouvement. Je m’estime, par conséquent, innocent de l’infraction dont je m’accuse. Mais mon avis compte peu, puisque le recours par l’État à l’incrimination d’apologie du terrorisme connaît une expansion telle que la raison, prise de vertige, abdique de ses droits et se fait humble. Elle en vient à poser que tout énoncé portant sur certaines questions est susceptible de tomber sous le coup de ladite infraction. Je note aussi la volonté du ministre de l’Intérieur de s’affranchir du droit, qui déclare : « Nous avons été condamnés par la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme](…), mais j’assume ».

I. Du lien de causalité entre l’occupation de Gaza et l’attaque du Hamas.

Le Monde écrit : Un demi-siècle d’occupation a engendré un monstre à Gaza. Samedi 7 octobre, il s’est réveillé. La lecture de l’article (L’histoire de Gaza, ou la fabrique d’une poudrière) duquel est tirée cette citation m’a convaincu qu’il existe un lien de causalité entre la l’occupation de Gaza par Israël et la tuerie que le Hamas a commise en Israël.

Ce que je viens d’écrire équivaut à affirmer que la proposition suivante est vraie : « Si Israël n’avait pas occupé Gaza et, plus généralement, méconnu à nombreuses reprises les résolutions de l’ONU, la tuerie n’aurait probablement pas eu lieu ».

Ceci n’exonère pas de sa responsabilité le Hamas. Ses crimes lui sont imputables. Il en est responsable. Ses dirigeants le sont.

J’affirme aussi qu’il est raisonnable de penser que les crimes commis par le Hamas en Israël et à Gaza sont aussi imputables à Israël. Israël en serait responsable aussi. Ses dirigeants le seraient aussi.

Ce que je viens d’écrire équivaut à affirmer que si Israël n’avait pas mis en place la politique de renforcement du Hamas et de transfert d’argent au Hamas revendiquée par son premier ministre en 2019 (voir l’article précité), le Hamas aurait été moins puissant à Gaza et les chances auraient été moindres qu’il lance son raid meurtrier.

Pour défendre la possibilité de cette imputation, je rappelle l’affaire Lafarge. Le cimentier est en effet mis en examen pour complicité de crimes contre l’Humanité pour avoir, afin de poursuivre son activité en Syrie, versé plusieurs millions d’euros à des groupes terroristes, dont l’organisation État islamique (EI). Cette mise en examen ne requiert pas que l’entreprise ait eu la volonté d’aider à la commission des crimes de ces groupes. Il suffit que ses actes y aient contribué.

Par analogie, il paraît raisonnable d’incriminer Israël d’avoir renforcé le Hamas et de lui avoir transféré de l’argent. Il paraît donc raisonnable de l’en tenir responsable et, au sens pénal du terme, d’imputer aux agents de l’État d’Israël une responsabilité partielle dans les crimes du Hamas, que ces derniers aient été commis en Israël, en Palestine ou ailleurs.

Je résume ma compréhension de la situation par les propositions suivantes :

  1. Il existe un lien de causalité entre l’occupation par Israël de la bande de Gaza et l’attaque du 7 octobre ;
  2. Parce qu’Israël a œuvré au renforcement du Hamas et parce qu’il lui a transféré de l’argent, l’attaque qu’il a subie doit aussi lui être imputée ;
  3. Il peut être affirmé la même chose des victimes palestiniennes du régime du Hamas pour les raisons indiquées supra, §2 ;
  4. Les propositions précédentes n’atténuent en rien les responsabilités du Hamas dans les crimes qu’il a commis.

Ces affirmations sont comparables à celles contenues dans le tract de l’Union Départementale CGT du Nord qui a ou aurait provoqué l’arrestation de son secrétaire départementale et d’une autre syndicaliste. Je pense même qu’elles dépassent lesdites affirmations en ceci qu’elles posent la possibilité de l’imputabilité légale des crimes commis par le Hamas à Israël.

II. De la question de savoir si le Hamas est ou non un mouvement de résistance.

Je voudrais également me pencher sur la question de savoir si qualifier le Hamas de mouvement de résistance relève ou non de l’apologie du terrorisme. Je pense que la proposition « Le Hamas résiste à l’occupation israélienne et par conséquent est un mouvement de résistance à l’occupation israélienne » est vraie. J’estime qu’une telle proposition est factuelle et ne présente pas nécessairement le Hamas sous un jour favorable. Cette proposition, au demeurant, est compatible avec la proposition suivante : « Le Hamas, qui a recours au terrorisme, est un mouvement terroriste ». La proposition « Israël se défend contre le Hamas » est vraie aussi. Et elle n’est pas en contradiction avec la thèse défendue par l’historien israélien et spécialiste des génocides Raz Segal qui affirme que l’assaut de Gaza est « a textbook case of genocide unfolding in front of our eyes ». Les deux propositions suivantes peuvent dès lors être légitimement défendues :

  1. Le Hamas résiste à l’occupation israélienne et commet des actes de terrorisme,
  2. Israël se défend des attaques du Hamas et commet des actes de terrorisme.

Par souci de symétrie, j’ai remplacé le crime de génocide de Raz Segal par un autre, celui de terrorisme. J’estime nécessaire de rappeler que le droit pénal français n’exclut pas dans sa définition du terrorisme les actes commis dans le cadre de l’action des États (article 421-1 du Code pénal).

À ce sujet, je rappelle que le président Macron a décerné la légion d’honneur au maréchal Sissi, ce qui revient à présenter sous un jour favorable ledit Sissi, alors que, selon de nombreuses organisations humanitaires, le régime égyptien pratique la terreur. J’ai interrogé par la voie hiérarchique le président sur la question, mais ni lui ni son cabinet n’ont estimé devoir me répondre.

J’ajoute, à titre subsidiaire, qu’un mouvement de résistance peut aussi être théocratique.

Les propositions énoncées plus haut me paraissent comparables à celles formulées par la députée Obono. De ces déclarations, le ministre de l’Intérieur a saisi le procureur de la République.

***

Nombreux sont ceux qui, sur la place publique, ont défendu des thèses analogues ou proches de celles défendues ici. Le député Bourlanges, centriste, a déclaré hier 23 octobre à l’Assemblée nationale : « La violence barbare du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ». Les procureurs sont maîtres de l’opportunité des poursuites et on ne saurait attendre d’eux une cohérence sans faille. Il faut craindre cependant que ne naisse l’apparence que le droit pénal, le délit d’apologie du terrorisme en particulier, est instrumentalisé. Qu’il tient lieu d’argument. Qu’il est utilisé contre un syndicaliste ou contre une députée qui déplaît, alors qu’il en épargne d’autres. Qu’on ne saurait qualifier le Hamas de mouvement de résistance à l’occupation, mais qu’il est licite de réclamer un soutien inconditionnel à Israël ou affirmer que rien ne doit empêcher ce pays de se défendre pendant que les bombes frappent par milliers la frange de Gaza et pendant que ses habitants meurent aussi par milliers.

***

La volonté de l’État de donner un caractère spectaculaire à l’opération qui a visé le secrétaire de l’UD CGT du Nord dans son domicile ne m’a pas échappé. Pour arrêter ce dernier, on dépêcha aux aurores des policiers anti-terroristes cagoulés.

Je suis enseignant au lycée Z de Lille, mais j’habite Bruxelles. Dans l’hypothèse où vous souhaiteriez procéder à une mise en scène de mon arrestation éventuelle, je vous informe que, le lundi 6 novembre 2023, je prendrai le train qui part à 06.35 de la gare de Bruxelles-Midi et arrive à 07.12 à la gare de Lille-Europe. Je serai porteur de deux bâtons de marche, qui faciliteront mon identification et que je vous saurais gré de ne pas confondre avec des armes. Préférerez-vous m’arrêter dans mon établissement ? N’hésitez pas à me l’indiquer : je vous fournirai mon emploi du temps. Je souhaiterais toutefois que le spectacle de l’arrestation de leur enseignant soit épargné aux élèves et étudiants.

Je vous communique également, à toutes fins utiles, le récit que j’ai publié des séances consacrées à la discussion avec mes élèves qui ont remplacé mes cours le lundi 16 octobre 2023.

Je publie ce courrier à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/2023/10/23/je-maccuse-dapologie-du-terrorisme-et-en-informe-la-procureure/

Dans l’attente de vos nouvelles, je vous prie d’agréer, madame la Procureure, l’expression de mes salutations dévouées et républicaines.

S. Nowenstein, professeur agrégé.