Lettre au premier ministre. L'affaire Daoud.

Sebastián Nowenstein

(…)

À l’attention de monsieur le Premier ministre

Sous couvert du chef d’établissement

À A. le 11 mai 2016

Monsieur le Premier ministre,

Par une tribune Facebook du 2 mars 20161, vous avez imputé à un collectif de 19 chercheurs la décision de Kamel Daoud d’abandonner le journalisme :

Certains universitaires, sociologues, historiens, l’accusent, dans une tribune – plutôt un réquisitoire – d’alimenter, au sein de notre société, de prétendus fantasmes contre les musulmans. Au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion.

Le résultat est connu : un romancier de talent – et sur qui pèse déjà une « fatwa » dans son pays – décide, face à la violence et la puissance de la vindicte, de renoncer à son métier de journaliste. C’est tout simplement inconcevable.

Le jour de la parution de votre tribune, l’écrivain algérien publiait une chronique dans Le Temps d’Algérie qui prenait à contre-pied votre affirmation :

Il se trouve que cette décision, prévue pour fin mars, a été précipitée par «l’affaire Cologne». J’ai alors écrit que je quittais le journalisme sous peu. Et ce fut encore un malentendu : certains ont cru à une débandade, d’autres ont jubilé sur ma «faiblesse» devant la critique venue du Paris absolu et cela ma fait sourire : si, pendant des années, j’ai soutenu ma liberté face à tous, ce n’est pas devant 19 universitaires que j’allais céder ! Le malentendu était amusant ou révélateur mais aussi tragique : il est dénonciateur de nos délires.

Ce désaveu ne vous a pas conduit à modifier votre position et, à ce jour, votre tribune, inchangée, continue de peser de tout le poids de votre fonction.
La manière dont ces chercheurs mènent le débat est, dites-vous, un signe. Elle est le signe d’un malaise profond de l’intelligence :

Cette manière de mener le débat public est le signe d’un profond malaise de l’intelligence, d’une grande difficulté, dans notre pays, à penser sereinement le monde d’aujourd’hui, ses dangers. Et d’une trop grande facilité à repousser tous ceux qui s’y essayent.

Quelques lignes plus loin, vous vous interrogez sur le paradoxe qu’il y aurait à voir Deniz Gamze Ergüven encensée et Kamel Daoud cloué au pilori, alors qu’ils dénoncent les mêmes réalités :

Par quelle injustice, par quelle absurdité – et alors qu’ils dénoncent les mêmes réalités avec chacun leur écriture – la réalisatrice franco-turque est-elle encensée, tandis que l’intellectuel algérien est cloué au pilori ?

Mais ici aussi, les faits semblent vous désavouer : une recherche rapide sur Google Actualités montre que Kamel Daoud a reçu un soutien massif et que l’isolement médiatique de ses contempteurs ne saurait être plus grand2. Le syllogisme audacieux qui, par ailleurs, vous conduit à réclamer que l’on soutienne monsieur Daoud au motif que l’on a encensée madame Deniz Gamze Ergüven ne paraît pas de nature à compenser le désaveu que les faits infligent à votre argumentation.

En dépit de toutes ces faiblesses, votre appel revêt une indéniable gravité. Vous avez choisi de peser dans le débat de tout le poids de votre fonction, nous l’avons déjà dit. Mais vous faites plus que cela. Vous invoquez les valeurs de la République et, puis, vous affirmez :

Abandonner cet écrivain à son sort, ce serait nous abandonner nous-mêmes.

La République est en danger, donc. En risque de s’abandonner elle-même. Votre tribune n’est pas seulement un appel à défendre un écrivain impliqué dans l’une de ces controverses dont les sciences humaines et les médias ont l’habitude et le secret. Non : votre tribune est un avertissement grave, car, ce que votre sagacité nous montre, ce que nous n’aurions peut-être pas vu sans elle, c’est que, dans l’abandon de son métier par un écrivain et journaliste algérien, est, comme contenue et chiffrée, toute la destinée de la France. Tant que cette plume suspendue par la hargne et la vindicte n’aura pas retrouvé le papier qui attend son encre, la France, sa destinée, son essence, ses valeurs seront comme suspendues, agonisantes, empêchées d’être. Au mieux. Car vous craignez davantage : que la France ne s’abandonne elle-même, ce qui serait encore pire. C’est cette révélation incandescente qui vous a poussé à écrire. À mon avis.

Monsieur le premier ministre, je pense qu’aucun enseignant républicain ne saurait rester indifférent à votre appel. Et c’est à ce titre, en enseignant républicain, agissant dans le cadre de mes obligations de service, que je vous écris. Car votre tribune, monsieur le Premier ministre, complique notre tâche3, voire porte atteinte à la première de nos missions, celle que nous impose l’article L111-1 du code de l’éducation, de faire partager les valeurs de la République. Et ce, dans une période placée par madame la ministre sous le signe de la grande Mobilisation de l’École pour les Valeurs de la République.

Votre tribune Facebook, monsieur le Premier ministre, appelle plusieurs remarques :

Imputations diffamatoires et liberté d’expression

Monsieur le premier ministre, nous, enseignants, en application de la politique du ministère et du code de l’éducation, devons former des citoyens éclairés et dotés de sens critique. Pour cela, nous insistons notamment sur l’importance de ne pas donner crédit à toutes les informations ou prétendues telles qui nous parviennent. Nos élèves ont souvent du mal à percevoir la portée de ce qu’ils écrivent dans les réseaux sociaux, sur Facebook tout particulièrement. Nous leur demandons de vérifier leur sources et les mettons en garde contre les imputations diffamatoires, ces affirmations qui portent atteinte à l’honneur ou la considération de quelqu’un.

L’imputation que vous lancez dans votre tribune est démentie par une chronique de monsieur Daoud et condamnée par la raison. Et, pourtant, vous persistez dans vos allégations, puisque vous ne retirez ni n’amendez votre texte. Si, avant la chronique de monsieur Daoud, vous pouviez exciper de votre bonne foi et protester que vous aviez confondu corrélation et causalité, cela semble impossible après sa publication. J’ignore si, dans l’hypothèse où vous seriez poursuivi, un tribunal qualifierait votre imputation de diffamatoire, mais je crois pouvoir dire que nous n’aurions pas accepté, dans nos établissements, qu’une mise en cause comme la vôtre soit effectuée sans preuves. En tout cas, sans vouloir voir dans votre tribune un quelconque « signe » d’un malaise profond dans la Nation ou chez vous, l’homme qui en conduit la politique, il me semble que l’on conclura à tout le moins à un procédé de débat déloyal, un procédé qui disqualifie l’adversaire en lui imputant des responsabilités qu’il ne saurait avoir, au lieu de répondre sur le fond. Et, étant donné la position éminente de celui qui y a recours, un tel procédé ne peut que se traduire par une attrition du débat public et de la liberté d’expression, voire de la liberté d’enseignement4 car, s’il est certain que l’on ne saurait imputer à l’article des chercheurs la décision de monsieur Daoud, il est cependant vraisemblable que la crainte de se voir attribuer la responsabilité de faits tels que le silence de ce dernier risque de peser sur quiconque voudrait exprimer une position contraire aux idées culturalistes. Et gageons que cette crainte est déjà à l’œuvre : gageons que le soutien unanime qu’a reçu Daoud dans la presse ne reflète pas la diversité, réelle, qui existe dans l’intelligence française, comme vous dites. Gageons donc que des soutiens des chercheurs n’ont osé s’exprimer dans le climat étrange que cette affaire a suscité. Il ne s’agit certes pas, monsieur le Premier ministre, de prêter à votre tribune plus de pouvoir qu’elle n’en a : votre texte ressemble à beaucoup d’autres parus, disons, spontanément, avant lui. Vous avez, de fait, davantage accompagné opportunément le mouvement que vous ne l’avez déclenché. Mais si chacun est libre de se dédouaner de vérifier les faits et si chacun peut discourir à l’aide de syllogismes sui generis, vos fonctions interdisent à l’enseignant de traiter votre parole par le dédain. L’obligation dans laquelle je suis de vous écrire naît de l’articulation de votre tribune, de vos fonctions et de mes obligations de service5.

Mais, imaginons un instant, monsieur Valls, si vous le voulez bien, que monsieur Daoud ait dit : « Je quitte le journalisme à cause de l’article des 19 chercheurs » et qu’il n’ait pas nuancé son propos. Pourrait-on pour autant imputer la responsabilité de cette décision aux chercheurs ? Non. Si une élève qui porte le voile me dit qu’elle abandonne le lycée parce que madame Badinter critique le voile, je ne songerais pas à imputer à madame Badinter la responsabilité d’un tel abandon. Les sociologues savent bien qu’une simple déclaration ne suffit pas à établir scientifiquement une causalité et celle que nous prêtons au début de ce paragraphe à monsieur Daoud, quelle que soit l’admiration que ses œuvres suscitent, ne saurait asseoir votre accusation.

Imaginons maintenant6, si vous le voulez bien, que, par un procédé inconnu de la science, vous parveniez à vous assurer que l’article des chercheurs est bien la « cause » de la décision de monsieur Daoud. Celle-ci serait-elle imputable aux chercheurs ? Pas plus, pour autant qu’ils aient agi dans la légalité et dans le cadre normal d’un débat d’idées sans utiliser des arguments déloyaux -comme, par exemple, ceux auxquels vous avez recours- et pour autant que les effets que vous avez attribués à leur article aient été imprévisibles. Car, monsieur le premier ministre, qui eût pu prévoir qu’un homme qui, pendant 19 ans a défendu bec et ongles sa liberté d’écrire et de penser -et dans quelles conditions !-, un homme qui il y a peu traînait en justice l’imam qui lançait contre lui une fatwa demandant à l’État algérien de le condamner à mort, qui donc eût pu prévoir qu’un tel homme abandonnerait le journalisme à cause des critiques d’une poignée d’universitaires ? Cela aurait été tout simplement inconcevable, monsieur le premier ministre. Cela est tout simplement inconcevable, monsieur le premier ministre, comme vous l’écrivez : vous avez eu raison malgré vous et contre vous. Vous avez eu raison sans vous en rendre compte, car votre accusation était totalement improbable sur le plan des faits et inconcevable sur le plan moral.

Ce qui est en jeux ici, monsieur le premier ministre, c’est une distinction dont nous avons à tenir compte tous les jours dans nos établissements, celle qui existe entre causalité et imputabilité. La causalité ressort au fait, l’imputabilité à la morale et au droit. Il était hautement improbable que Kamel Daoud se retire du journalisme à cause de la tribune des chercheurs, mais pas impossible. Il n’est pas impossible qu’un homme fatigué par des années de combats voie en une tribune qui le critique la goutte qui fait déborder le vase et qu’il décide, alors, de se retirer du journalisme : « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? », se demande-on en mathématiques, dans la théorie du chaos. C’est ce que l’on appelle la métaphore du papillon ; elle illustre des phénomènes hautement sensibles aux conditions initiales. Il reste que, si l’on peut, en théorie, concevoir la chose, on n’a toutefois jamais songé à imputer au papillon brésilien la tornade texane. On n’a jamais dit : « voici le résultat, monsieur le papillon, de votre battement d’ailes ». J’exagère ? Oui, bien sûr, mais dans un but pédagogique : les 19 chercheurs, dans un État qui protège la liberté d’expression et qui n’impose pas un ordre moral, sont aussi innocents de l’accusation que vous proférez que l’est le papillon brésilien de la tornade texane. Pour établir une imputation telle que la vôtre, il fallait une faute dans le chef des chercheurs, l’intention de conduire monsieur Daoud à abandonner le journalisme, ou, à tout le moins, que les chercheurs aient pu penser raisonnablement que monsieur Daoud abandonnerait le journalisme à la suite de leur tribune. Et si demain, après la lecture de cette lettre que je vous adresse, de ce réquisitoire, pour parler comme vous le faites, vous démissionniez, ce que je ne souhaite pas, je sais que vous me défendriez contre ceux qui m’imputeraient votre démission.

Qui vous blâmerait d’intervenir dans une controverse entre culturalistes et anti-culturalistes ? Vous le pouviez, bien sûr. À condition de le faire avec la rigueur méthodologique de la sociologie et ses garde-fous déontologiques. Que vous puissiez porter des accusations sur le plan moral, cela est aussi certain. Mais il faut établir les faits, la faute et l’intention de nuire ou, à tout le moins, la possibilité de prévoir raisonnablement les effets des actes que vous conspuez.

Vous avez confondu, monsieur le premier ministre, causalité et imputabilité, mais aussi causalité et corrélation. Ce sont là des confusions fréquentes chez les conspirationnistes. Madame la ministre Belkacem a évoqué la seconde de ces confusions dans un discours d’une irrésistible drôlerie que je rappelle dans la rubrique suivante.

Une vision du monde fondée sur des signes qui se rapproche du conspirationnisme.

Une recherche rapide sur Google Actualités, nous le disions plus haut, montre que Kamel Daoud a reçu un soutien massif de l’intelligence nationale et que les chercheurs qui le critiquent se retrouvent dans un isolement médiatique qu’il est difficile d’imaginer plus poussé. On vous accordera que les signes échappent à la surveillance des algorithmes de Google. Sans doute aussi que la transmutation du fait en signe n’est pas non plus immédiatement perceptible à l’esprit de l’homme courant, moins affûté ou moins à l’affût que le vôtre. Il reste que convoquer des signes et les interpréter pour analyser une question de société est une démarche contre laquelle notre ministre Vallaud-Belkacem n’a de cesse de mettre en garde la jeunesse. Mais soit : vous voyez des signes quand vous scrutez la société française. Vous êtes-vous demandé, monsieur le Premier ministre, pourquoi la tribune des chercheurs est un signe et pas la réaction massive de rejet qu’elle a suscitée ? Et pourquoi, du reste, l’admiration dont jouit Deniz Gamze Ergüven n’atteint pas, elle non plus, à la dignité de signe ?

Le conspirationniste, nous rappelait madame la ministre Belkacem7, voit dans le monde des signes d’une activité hostile qui n’est pas immédiatement perceptible. Votre texte, à l’évidence, opère ainsi. Vous découvrez ou inventez des signes d’une activité nocive ou d’une incompréhension aux effets dangereux et délétères dans l’article de ces chercheurs. Cette vision irrationnelle de la connaissance est à l’opposé de ce que nous enseignons. Votre texte, on vous l’accordera sans peine et on en est heureux, ne permet toutefois pas d’établir que vous ayez une vision conspirationniste de l’histoire. Le malaise de l’intelligence dont vous voyez le signe dans un article de journal n’est pas organisé. Il serait le résultat d’une sorte de confusion dans des esprits, d’une complaisance, d’une faiblesse, peut-être, que votre tribune et votre clairvoyance permettront, vous l’espérez sans doute, de dissiper.

Il n’en reste pas moins, monsieur le Premier ministre, qu’à ausculter la vie sociale au moyen de signes que l’on convoque et interprète arbitrairement, on légitime une démarche essentielle au complotisme. Pour lutter contre celui-ci, nous, enseignants, devons au contraire, donner à voir une démarche de connaissance qui se construit avec une méthodologie rigoureuse et qui fait appel à des faits vérifiables et à des raisonnements logiques.

Une vision manichéenne du monde et des absurdités méthodologiques

À vous lire, le jugement que suscite la tribune de Kamel Daoud doit, sous peine d’absurdité, être subsumé à celui que suscite le film Mustang, de Deniz Gamze Ergüven. Il semblerait que le fait d’encenser un film interdise à l’observateur de se montrer critique de toute production de l’esprit qui critiquerait les mêmes réalités que le film. Avoir aimé un film qui dénonce le machisme et l’enfermement des femmes en Turquie8 nous contraindrait à aimer un article de presse qui évoque les événements de Cologne et qui, estiment les chercheurs, en impute la responsabilité à l’islam de façon peu rigoureuse. Le manichéisme grossier qui fonde votre argumentation devient vertigineux lorsque l’on constate que les chercheurs ne font nullement allusion audit film dans leur article et que vous ne nous dites pas qu’ils aient écrit quoi que ce soit sur le travail de madame Ergüven. Non seulement vous installez un syllogisme qui nous plongerait dans le désespoir si nos élèves y avaient recours, mais en plus, pour l’appliquer aux chercheurs, vous rendez ces derniers comptables de jugements qui ne sont pas les leurs. Vous dites : de nombreuses personnes ont aimé le film Mustang en France, le film Mustang critique les mêmes réalités que l’article de Kamel Daoud, ergo, vous ne pouvez pas critiquer Daoud. Qu’est-ce qui n’est pas faux dans votre façon d’argumenter, monsieur le Premier ministre ?

Permettez-moi de citer encore le discours de madame la ministre Belkacem :

La troisième force reprend un peu des deux éléments, mais les dépasse : c’est la question du sens. 

C’est un enjeu immense. On ne peut pas mésestimer la violence et le trouble que constitue, même en des temps scientifiques, l’existence humaine. Nous avons besoin de sens. Or le sens ne se révèle pas. Il se construit, patiemment, grâce aux savoirs, à la culture, à la connaissance. Il s’édifie mais n’est jamais donné. Nos sociétés, en mettant trop souvent l’accent sur le consommateur au détriment de l’être humain, en privilégiant un zapping permanent à la pensée et à la réflexion ont aussi, dans cette crise du sens, un rôle.

Ainsi, à l’heure des 140 caractères et des vidéos de 2 minutes, à l’heure du buzz et du « consommer » à tout prix, c’est aussi l’École et les valeurs dont elle est porteuse qui se trouvent oubliées et fragilisées aux yeux de la société et donc aux yeux des enfants. 

Dès lors, pour eux, la défiance devient la norme. Et quand nos élèves soupçonnent tout, le sens s’effondre, et ils le reconstruisent ailleurs. 

Ce qui s’effondre ici, sous nos yeux d’enseignants, lorsque nous lisons votre tribune, ce n’est pas le sens -pas seulement, j’entends-, c’est la possibilité même d’y accéder par l’usage de la raison et d’une rigueur minimale dans l’argumentation. Comment croire un instant qu’avec des syllogismes tels que les vôtres puisse s’opérer cette construction patiente du sens que la ministre appelle de ses vœux ? Plus grave : ce que les syllogismes tels que les vôtres ébranlent, c’est la possibilité même du débat public, qui ne se conçoit pas sans un minimum de rationalité dans l’argumentation. Or, sans débat public, pas de démocratie, pas de République. Sans loyauté dans l’argumentation, pas de fraternité.

J’ai essayé d’imaginer une situation dans laquelle un raisonnement aussi faux, aussi vicié intellectuellement, aussi désespéré, pourrait trouver quelque légitimité. Je n’ai trouvé que ceci : en guerre, la Nation, menacée d’un danger imminent qui peut entraîner son anéantissement, doit agir comme un seul homme, son salut en dépend. Ses dirigeants, comprenant que l’union requiert de suspendre toute discussion, utilisent des formules vides et des syllogismes aussi percutants que faux pour obtenir, par l’exaltation, la peur et l’irrationalité, cette unité. Est-ce là votre état d’esprit, monsieur le Premier ministre ? Mais ne risque-t-on pas alors d’installer l’idée que la France est en guerre non seulement contre le terrorisme, comme vous l’avez prétendu, mais, aussi, contre la liberté de conscience et d’expression, contre la discussion libre, contre la Raison elle-même ? Ne risque-t-on pas, à voir les plus hautes autorités de l’État intervenir avec aussi peu de rigueur dans des débats d’idées, d’accréditer l’idée que la France, pays de la Raison, s’abandonne elle-même, pour reprendre votre expression ? Ne risque-t-on pas de faire accroire que la France est en guerre contre une partie d’elle-même ?

Une instrumentalisation des valeurs de la République

Faire donner les valeurs de la République dans un débat sociologique est dangereux. On risque d’y voir une instrumentalisation. Décréter les positions de Daoud conformes aux valeurs de la République et contraires à celles-ci celles de ses contradicteurs revient, en France, tout particulièrement, à vouloir chasser des opinions en principe légitimes de la place publique. Le recours à des valeurs constitutionnelles dans un débat scientifique est contraire à ce que nous enseignons. Si l’on pense que les « anti-culturalistes » ont tort, il faut le démontrer avec des arguments scientifiques et non en les déclarant hors République par des propos aussi péremptoires que non fondés. Imagine-t-on nos collègues de sciences économiques et sociales enseigner leur matière en rangeant les écoles de pensée selon qu’elles soient conformes ou contraires aux valeurs de la République ?

Nous avons mission de faire partager les valeurs de la République, mais nous devons aussi développer le sens critique de nos élèves. Ces deux exigences ne sont compatibles que si l’on délimite leur périmètre respectif avec rigueur. Ce que l’on cherche à inculquer, les valeurs, ne peut qu’être le socle commun minimal indispensable à notre vie en société, ce socle qui est une condition préalable au déploiement du politique, à son avènement et à son existence. Tout le reste est sujet à l’analyse critique. Et notre légitimité à inculquer des valeurs s’efface si celles-ci s’immiscent dans la sphère du politique, qui est le domaine des possibles conformes aux valeurs, mais que ces dernières ne sauraient déterminer de façon univoque. Lorsque les valeurs servent de vecteur pour imposer une idéologie ou une école de pensée, elles perdent leur sens, leur force et leur acceptabilité. Elles se dénaturent et on finit par voir en elles non ce qui nous réunit, mais une manière d’exercer le pouvoir, une forme de manipulation qui ampute le politique -le citoyen- de ses droits9. Ce sentiment, monsieur le Premier ministre, votre tribune l’accrédite. En cela, elle rend notre tâche plus difficile. Votre tribune nous désavoue. Elle désavoue l’École.

Une application à géométrie variable des valeurs de la République

Si ne pas défendre un écrivain critiqué par un groupe de chercheurs dans Le Monde, c’est, pour la France, s’abandonner elle-même, que dire de la décision de n’accueillir qu’un nombre négligeable de ceux qui, Irakiens, Syriens, fuient la barbarie de Daech ? Est-ce parce que Kamel Daoud est un signe, un symbole qu’il a droit à votre sollicitude et à celle de la France ? Pourtant, monsieur le Premier ministre, il me semble bien que ces Syriens, ces Irakiens qui fuient Daech, sont bien nos frères humains… Comment puis-je espérer que la valeur de fraternité soit prise au sérieux par mes élèves si elle ne revêt pas une certaine portée universelle ? La fraternité s’arrêterait-elle aux frontières nationales et ne s’étendrait-elle qu’à quelques étrangers triés sur le volet pour leur valeur symbolique ? À trop vouloir voir produire des effets concrets aux valeurs de la République, on les vide de leurs sens et elles perdent leur crédibilité, car on a vite fait de se heurter à la difficulté de les appliquer avec cohérence et équilibre dans le monde réel. Si on ne saurait exiger du politicien que vous êtes, du dirigeant qui a les mains dans le cambouis quotidien de la société, qu’il agisse inspiré uniquement par une éthique déontologique ou kantienne intraitable et qu’il dédaigne de s’intéresser aux conséquences de ses actes, il n’en reste pas moins que la République paraît appliquer le deux poids-deux mesures et donne prise aux accusations de d’hypocrisie de certains de nos élèves quand ses dirigeants choisissent en opportunité de se draper dans les grandes valeurs ou, au contraire, de les ignorer, voire de les bafouer. Clamer que la République s’abandonne à elle-même si elle n’accourt pas soutenir Daoud et, en même temps, ne rien faire ou presque pour accueillir les gens que Daech poursuit, ça ne le fait pas, monsieur le Premier ministre, comme auraient dit mes élèves. Que dois-je leur répondre ?

Je vous prie d’agréer, monsieur le Premier ministre, l’expression de mes sentiments très dévoués, très respectueux et très républicains.

Sebastián Nowenstein,

professeur agrégé

1https://www.facebook.com/notes/manuel-valls/soutenons-kamel-daoud-/1002589256488085/

2 Les algorithmes de Google ne sont pas exempts de biais, on le sait. Mais la tendance qui se dégage de la recherche effectuée est tellement massive qu’il est raisonnable de penser que notre affirmation est correcte.

3 Il est probable qu’aucun de mes élèves n’aura lu votre tribune, ce dont nous pouvons, en première approche, nous réjouir. Il n’en reste pas moins que vos positions se diffusent dans la société et contribuent à créer un climat qui rend notre tâche plus ardue et incertaine.

4 Je ne sais pas moi-même si j’oserais évoquer cette affaire dans un cours d’Éducation morale et civique. En vous écrivant, je n’engage que moi, et j’ai le droit de m’exposer en tant que personne. En cours, j’ai une obligation de résultat qui, pour ne pas être absolue, n’en est pas moins réelle. Dans le climat actuel, je ne suis pas sûr de pouvoir entièrement maîtriser les conséquences d’exposer devant les élèves une situation qui peut ébranler leur confiance dans les institutions de la République. Je ne saurais le faire, en tout cas, sans vous avoir, au préalable, soumis la question afin que vous puissiez, monsieur le premier ministre, répondre, si vous le souhaitez, aux analyses que je fais ici.

5 Peut-être protesterez-vous que je fais une interprétation trop extensive de mes obligations de service. Une réponse complète à cette objection exigerait des développements que je ne ferai pas ici. Je me limiterai à rappeler que je dois faire partager les principes et valeurs de la République à mes élèves, que je dois faire de mon mieux pour comprendre moi-même la façon dont on applique ces principes dans la vie sociale et politique et que je dois alerter mes supérieurs hiérarchiques si j’arrive, après une analyse sérieuse, à la conclusion qu’ils portent atteinte à la mission que la Nation me confie.

6 J’essaye, par ces hypothèses, de me placer dans la situation la plus favorable qui soit à votre tribune, afin d’étudier s’il existe une possibilité, fût-elle théorique, de fonder vos accusations de façon plus solide que vous ne le faites vous-même. Sur la question de la causalité et de l’imputation, je suis Kelsen Théorie pure du droit, Dalloz, Paris, 1962 et Bertrand Sain-Sernin : Philosophie des sciences II, La causalité, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

7 D’ailleurs, vous croyez peut-être que votre présence ici est un simple accident ? Mais non. Nous sommes au jardin des Plantes. Or, savez-vous quelle année il a été fondé ? En 1635. Soit la même année que l’Académie Française. Coïncidence ? Je ne crois pas. Car nous sommes, plus précisément encore, au muséum d’Histoire Naturelle. Or en quelle année fut fondé ce muséum ? En 1793. Soit la même année que fut décrétée l’abolition de l’Académie Française. Coïncidence ? Bien sûr que non.

En revanche je tiens aussi à dire que ce complot n’est pas une lubie de femme enceinte. Je le précise car j’ai découvert ces derniers temps, grâce à Internet, que j’attendais mon troisième enfant.
Cela fait naturellement le bonheur de mon mari. Pardon. De mon ex-mari. Ces mêmes sites m’ont en effet appris que j’étais divorcée. Quand on vous dit que l’on nous cache tout ! Mais, me suis-je demandée, pourquoi ce divorce dont je n’étais pas au courant ? 
Une rapide recherche sur internet m’a éclairée sur ce point : je lui ai caché, pendant des années, une terrible vérité. Je ne suis pas Najat Vallaud-Belkacem. Je suis Claudine Dupont. 
Or que remarquez-vous ? Il n’y a, dans Claudine Dupont, aucun accent circonflexe. Nulle part. Cette frustration m’a conduite à décider leur suppression. La prochaine étape de ce complot sera, je vous l’annonce, la suppression des consonnes. Quant aux voyelles, leur tour viendra. 
Sur un ton plus sérieux, madame Belkacem a eu des mots très justes sur cette question :
Les forces du complotisme viennent précisément de ce qu’il puise aux sources de la nature humaine, dans des spécificités qui sont aussi celles qui ont donné naissance au savoir et à la science.

La première d’entre elles, c’est la recherche des causes. 

Si quelqu’un frappe à la porte, nous l’ouvrons.  Et s’il n’y a personne, nous recherchons une explication : « Quelqu’un m’a fait une farce » ; « J’ai mal entendu ».
Mais à aucun moment, sauf dans une pièce de Ionesco, nous ne nous disons : « Parfois, quand on frappe à une porte, il y a quelqu’un, et, parfois, il n’y a personne. » Nous recherchons la cause de ce bruit.
De la même façon, si nous voyons quelqu’un sortir précipitamment d’une banque, et que, deux minutes après, cette banque explose, que nous disons nous ? Soit que cette personne a posé la bombe. Soit qu’elle était au courant.
Pourtant, elle pouvait simplement avoir oublié d’aller chercher ses enfants à l’école. Ce qui justifie amplement une sortie aussi précipitée.
Ce que je désigne ici, est un phénomène bien connu, un réflexe qu’exploite le complotisme : la confusion entre la corrélation et la causalité
. Réagir face au complot. Discours de Najat Vallaud-Belkacem. Source : http://www.education.gouv.fr/cid98666/reagir-face-aux-theories-du-complot-discours-de-najat-vallaud-belkacem.html

8 Sur une structure qui se rapproche, signalons-le, de La casa de Bernarda Alba, de Lorca, ce qui nous rappelle que les œuvres d’art ne se ramènent pas à des dénonciations univoques d’une même réalité, comme vous dites. Les œuvres d’art ne permettent pas, en général, de trier et ranger de façon efficace les personnes qui les apprécient. Elles ne créent pas non plus chez ces derniers des obligations de cohérence comme celles que vous exigez. L’une des signataires de l’article que vous critiquez a publié un deuxième article dans Le Monde du 2 mars 2016 (http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2016/03/01/le-choc-des-cultures-c-est-la-vraie-defaite-du-debat_4874504_3232.html) où elle explique qu’elle a aimé les chroniques algériennes de Kamel Daoud. Devrait-elle pour autant adhérer à toutes et chacune des positions idéologiques de l’écrivain ?

9 Il ne me semble pas indispensable de développer ici cette question. Je le fais dans un courrier adressé à mes référents-laïcité, consultable ici : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2015/11/29/interrogation-adressee-a-mes-referents-laicite-lenseignant-peut-il-et-doit-il-rechercher-ladhesion-des-eleves-a-larticle-141-5-1-du-code-de-leducation/