Bolloré, Planeta et la censure : les cas Ardila et Meurice-Gendrot.

Le début de Thème du traître et du héros, de Borges, est étrange. Le narrateur n’est certain ni du lieu ni du temps où l’histoire doit se dérouler. Cela importe peu, en vérité, car l’histoire que l’on va lire, on le comprend, s’est produite et se produira encore. Lahire (Les structures fondamentales des sociétés humaines) nous rappelle que la vie sociale de l’être humain produit souvent les mêmes choses, les mêmes artefacts. Borges, lui, nous rappelle que les êtres humains inventent souvent la même histoire ou que la leur, sous des formes différentes, se répète.

Ardila, journaliste colombienne, Meurice, humoriste français, et Gendrot, linguiste française, ont écrit des livres dont la publication a été annulée au dernier instant. Le motif avancé est le même : le risque juridique. Dans les deux cas (Meurice et Gendrot ont écrit ensemble leur livre), les livres ont été publiés et il n’y a pas eu, à notre connaissance, de poursuites. Dans les deux cas, les éditeurs paraissent gênés et les auteurs sont incrédules. Dans les deux cas, les éditeurs relèvent de groupes puissants, Planeta pour Ardila ; Editis, pour Meurice et Gendrot.

Qu’une maison d’édition choisisse de ne pas publier un livre n’est pas en soi quelque chose qui mérite l’attention. En revanche, qu’une maison d’édition qui dispose d’une position dominante annule la publication d’un livre parce qu’elle craint de déplaire à un actionnaire ou à des intérêts politiques de proches n’est pas anodin ou ne devrait pas l’être. Éditer des livres est une activité économique à part en ceci qu’elle a une incidence sur la diffusion des idées et des informations et, ainsi, sur le débat public. Sans ce dernier, la démocratie n’existe pas.

Planeta Colombia avait donné son accord à la publication du livre d’Ardila, Costa Nostra. C’est la maison mère espagnole qui s’y est opposée. Les dirigeants du groupe espagnol ont été mis sur écoute par la police espagnole dans le cas Lezo, qui implique le Partido Popular espagnol et qu’Ardila cite et commente dans son livre.

Les éditions Le Robert avaient donné leur accord à la publication du livre de Meurice et Gendrot, en dépit du refus des auteurs de supprimer les vannes visant Bolloré (je comprends qu’ils auraient pu envisager de supprimer celles qui visent les chaussures Louboutin). Le couperet tomba cependant et le livre ne fut pas publié.

Reproduisons ici les bons mots des Meurice et Gendrot, ces obstacles dirimants à la publication de leur livre aux éditions Le Robert :

« Faire long feu : Expression remplacée aujourd’hui par : révéler sur Canal+ les malversations de Vincent Bolloré ».

« Être talon rouge : Aujourd’hui, les Louboutin jouent le même rôle : bien montrer aux autres qu’on est capable de porter un smic à chaque pied »

https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/13/le-groupe-editis-suspend-la-parution-d-un-livre-de-guillaume-meurice-juste-avant-sa-sortie_6141497_3234.html

C’est ridicule, c’est risible, on est bien d’accord ; et totalement insusceptible de susciter des poursuites. Mais c’est cela, justement, qui doit inquiéter. Si un éditeur de Bolloré annule la publication d’un livre pour cela, à quoi aurait-il fallu s’attendre si le sujet avait été sérieux ?

Celui de Costa Nostra l’était, assurément. Le livre d’Ardila était aussi un « bijou du journalisme d’enquête » : c’est ainsi, raconte l’auteure, qui n’a pas été démentie, qu’il fut qualifié lors de la réunion au cours de laquelle elle se vit notifier que Planeta avait décidé de ne pas le publier.

Pourquoi ont-ils agi de la sorte, ces éditeurs ?

Ils ne pouvaient ignorer qu’ils s’exposaient à un risque réputationnel important. Qu’une journaliste aguerrie ne se tait pas quand on lui dit de jeter deux années de travail à la poubelle. Que, pour un humoriste, une censure aussi grotesque, c’est du pain béni. Que ces auteurs pouvaient saisir les tribunaux de la mauvaise manière qui leur était faite.

J’ignore si cela a été le cas du livre de Meurice et de Gendrot, mais personne ou presque, en Colombie, n’ignorait que Costa Nostra allait, enfin, être publié et qu’il le serait par Rey Naranjo, un courageux éditeur indépendant. On fit la queue pour se procurer l’ouvrage et pour se le faire dédicacer. Celui qui écrit ces lignes n’aurait rien su d’Ardila et de son livre si la NPR, la radio publique américaine, par son podcast El Hilo, n’avait pas parlé de l’étrange décision de Planeta.

Ni Planeta, ni Bolloré n’ignorent l’effet Streissand. Alors, pourquoi ?

C’est ce que notre enquête cherche à établir. Il y avait un risque et il y avait un coût. Les éditeurs les ont assumés. Il y avait un message à faire passer : on n’a pas peur du ridicule, on n’a pas peur de votre indignation. D’autres hypothèses seront, cependant, examinées.

Comment enquêter ?

Il faut, d’abord, poser correctement le problème. Nous n’enquêtons pas sur deux non-événements, mais sur la possibilité que ces deux annulations illustrent un mode de fonctionnement qui assujettit le travail des auteurs à l’intérêt supérieur des actionnaires ou des amis politiques.

Ainsi posé, l’enjeu devient clair… et trop lointain. Ceci n’est pas une info. À quoi bon enquêter, si personne n’en parle ? Le Monde va-t-il s’emparer du sujet ? Cela dépendra, en partie, de nous.

En 934, se produisait, en Islande, une gigantesque éruption dont les effets, par les bouleversements du climat qu’elle induisit, se firent sentir à Bagdad, où il neigea. Richard Stothers, chercheur à la NASA, a compilé les traces que cette éruption laissa dans les documents de l’époque. L’éruption est là, présente, mais à l’insu des mémorialistes, qui racontent des prodiges ou des phénomènes étranges. Aujourd’hui, la presse colombienne parle de la décision de Planeta, la presse espagnole aussi, mais ne se pose pas la question du lien possible avec le cas Lezo, dont elle a parlé. La presse française parle de Bolloré, de Meurice et de Gendrot.

N’attendons pas un millénaire. Forçons un peu le cours des choses, nous profs, nous citoyens.

Borges et l’École nous aideront. L’aleph est un point où l’on peut voir la totalité de l’univers. Des versions plus modestes de cet objet imaginé par l’auteur argentin, nous en usons tous les jours dans nos salles de classe. Nous prenons un texte et nous nous efforçons avec nos élèves de regarder le monde à travers lui. Le journaliste raconte l’actualité, pas nous. Mais comme lui, comme elle, nous pouvons aussi aller voir, interroger, poser des questions… Nous, profs, nous citoyens, nous sommes partout, à Madrid, à Paris, à Barranquilla, à Bogotá.

Mon dossier sur le cas Planeta/Ardila est ici. Écrivez-moi si vous souhaitez participer à cette enquête : sebastian-Andre.nowenstein@ac-lille.fr