Eldgjá, 934.

Eldgjá, 934 : les traces dans le souvenir de la plus grande éruption historique.

Quelles traces l’éruption qui s’est produite à Eldgjá, Islande, en 934 a-t-elle laissées dans les documents historiques? Comment la mémoire d’une éruption volcanique s’est-elle formée?

La première des difficultés lorsque l’on recherche dans des documents médiévaux les traces d’un évènement tel que celui d’Eldgjá, consiste à relier le fait narré à l’éruption. Soient ces lignes énigmatiques de Widukind de Corvey (973), historien saxon :

Indeed, before the death of King Henry many prodiges occurred, such as : The brightness of the Sun outdoors in a cloudless sky appeared almost nil, but it streamed indoors, red as blood, through the windows og houses. Likewise for the mountain where the overlord of the states was buried, according to report, because the mountain erupted flames in many places. (Traduction du latin donnée par Stothers.)

Au terme de déductions croisant des données historiques et géologiques (voir ici), un chercheur de la Nasa, Stothers, arrive à la conclusion que ce texte fait bel et bien allusion à l’éruption d’Eldgjá. Ce chercheur a examiné d’autres sources, islandaises, saxones, byzantines ou arabes. On constate, à le lire, que les manifestations retenues d’un événement qui aujourd’hui nous paraît unique, varient considérablement. On pourra remarquer aussi que cette éruption s’est faufilée dans les annales à l’insu des mémorialistes, puisque ceux-ci sont en général incapables de lier les événements qu’ils observent à leur cause. La première explication qui viendra à l’esprit, c’est que l’on n’a pas vu de l’événement les mêmes aspects, on ne l’a pas vu dans son entièreté. Une éruption est un phénomène complexe qui donne des effets différents : des tremblements de terre, du bruit, des épanchement laviques ou des injections de gaz dans l’atmosphère. Ce que l’on perçoit de cet événement dépend en partie de la proximité de l’observateur par rapport à l’événement : on retrouve la notion d’échelle dont nous parlions précédemment. De l’éruption d’Eldgjá, le mémorialiste byzantin ne perçoit que le mauvais temps qui s’abat sur sa terre, et qui oblige l’empereur Romanus I Lecapenus à donner argent et nourriture aux plus pauvres. Ce mauvais temps, dirait-on aujourd’hui, a été causé par l’injection de poussières volcaniques dans la troposphère, notamment par la présence de SO2 qui se mélange à l’eau pour donner de l’acide sulfurique, lequel réfléchit le rayonnement solaire, ce qui a pour conséquence d’abaisser la température de la terre.

Voyons de plus près quels événements rapportés par les documents historiques peuvent renvoyer à l’éruption d’Eldgjá. Le premier, évident, est la mention d’une éruption volcanique. C’est le cas du Landnámabók islandais. Le deuxième que nous citerons, ce sera l’idée d’une coloration exceptionnelle du ciel. En effet, l’abondance d’aérosols dans la haute atmosphère peut donner une lumière particulière, notamment lors des crépuscules. Chez Widukind, ce sera un prodige (plus près de nous, des crépuscules singuliers causés par l’éruption indonésienne du Tambora se retrouveront dans les aquarelles londoniennes de Turner). Signalons ensuite, nous l’annoncions plus haut, le mauvais temps: Bar-Hebraeus (1218) parle de chutes de neige inhabituelles sur Bagdad lors de l’hiver 934-935.  Le mois de juin 935 reste fort froid dans le nord du Tigre, nous dit Elias (1018), alors que la région de Susa, en Iran, a été « improductive » (Ibn Maskawayh, 1030). Les famines peuvent aussi indiquer l’existence d’une éruption, d’une part parce qu’un refroidissement peut entraîner de mauvaises récoltes, mais aussi parce que celles-ci peuvent être dues à l’empoisonnement des pâturages consécutif à la chute de cendres toxiques: un chroniqueur anonyme parle d’une grande famine à Constantinople en 934-935. Enfin, les épidémies, les « pestilences » peuvent suivre des éruptions, dans la mesure où elles sont particulièrement virulentes dans une population affamée ou affaiblie : Flodoard (966) et Richer (997) en rapportent pour Reims, entre 934 et 936, et Hugo (1102) pour Verdun. On pourrait ajouter le nombre de sorcières envoyées au bûcher : Pfister a montré qu’à certaines époques de détérioration climatique, les sorcières tenues pour responsables du mauvais temps ont été envoyées en plus grand nombre au bûcher qu’à d’autres époques. Cependant, des contre-exemples existent et nous n’avons pas connaissance de données qui seraient susceptibles d’indiquer un tel lien dans le cas de l’éruption d’Eldgjá.

L’éruption d’Eldgjá se retrouve, on le voit, de façon diverse dans les textes. Mais un trait commun peut être retenu : tous ces faits sont frappés du sceau de l’extraordinaire. C’est que la mise en mémoire effectuée par les mémorialistes ne relevait pas d’une collecte patiente de données dans le but de vérifier telle ou telle hypothèse ou de fournir une base à des recherches futures. Est retenu le fait marquant pour la vie de chroniqueur ou de la société dans laquelle il se situe, il s’agit d’une mise en mémoire anthropocentrique, incarnée presque, dirions-nous : le fait est retenu pour ces effets sur moi, ma communauté, mon roi et non pour ce qu’il est. Surtout, le fait n’est pas enregistré dans le but de servir un savoir qui serait animé par une logique propre et relativement autonome et qui réclamerait son lot de données, exigées par son évolution même. Le fait météorologique, le mauvais temps, les chutes de neige, semblent s’imprimer par eux-mêmes sur cette cire qu’est, ici, la mémoire humaine. Aujourd’hui, en revanche, on suscite la donnée météorologique de façon voulue, une donnée que l’on veut autonome de l’observateur, objective et comparable à d’autres données. D’un côté, une donnée qui se dépose dans la mémoire pour ainsi dire à l’insu de celui qui l’enregistre, une donnée « déguisée » sous forme de prodiges, mauvaises récoltes ou épidémies ; de l’autre côté, une donnée produite volontairement par l’homme, une donnée qui n’aurait jamais existé sans la volonté de la susciter dans le but « d’alimenter » un savoir, l’étude du climat. D’un côté, un tableau de températures, de l’autre la narration d’un ressenti. A la mise en mémoire s’oppose le recueillement de celle-ci. A la climatologie qui produit son fait, la chronique, qui en retient à son insu. Le regard de Stothers sur la prose de Widurkind transforme celle-ci en donnée climatologique : elle a été mise en mémoire.

Où situer le basculement?

Retenons deux faits. L’un précis, technique : l’invention du thermomètre. L’autre, diffus, chronologiquement parlant : la formalisation du savoir. La première est signalée en 1612, à Padoue. Elle rend possible la mise en place de données qui échappent à la subjectivité de l’observateur. La deuxième est un processus de longue haleine, mis en évidence par Weber dans le cadre de la Renaissance italienne.

Sans doute les deux événements sont-ils liés. Mais, ce qui nous intéresse ici, c’est qu’ils vont co-incider (c’est-à-dire qu’ils auront une incidence commune), pour permettre le développement ultérieur de la climatologie.

Dans un article prochain, nous rendrons compte des effets d’une autre éruption volcanique islandaise gigantesque, celle du Laki, laquelle aurait causé un refroidissement qui n’aurait pas été étranger aux mauvaises récoltes qui ont suscité le mécontentement de la population française avant l’éclatement de la révolution. (Avec un mélange d’outrecuidance et d’humour, certains Islandais n’hésitent pas à affirmer : La cause de la Révolution Française, c’est nous… Pour une discussion de la notion de causalité des événements climatiques dans l’histoire islandaise, voir ici.) Nous pourrons alors comparer les traces dans les mémoires des deux évènements et peut-être tirer des conclusions sur la façon dont la perception des phénomènes climatiques a évolué au cours des siècles.

L’étude de la façon dont l’homme a enregistré ce type de phénomène n’intéresse pas uniquement l’historien, elle peut concerner aussi le scientifique : lorsque le géomorphologue essaye d’expliquer l’organisation en polygones des pierres en milieu polaire, plutôt que leur banale et plus fréquente distribution chaotique, agît-il autrement que les mémorialistes anciens qui ne peuvent pas nous renseigner sur la température d’un banal été de 929? Dans les deux cas, on retient l’extraordinaire, ce qui frappe l’attention ou l’imagination. Pourtant, ce qui frappe l’homme n’est pas forcément ce qui explique le monde… Pour le chercheur qui veut, aujourd’hui, expliquer le monde, à un moment où l’informatisation et l’utilisation d’instruments tels que le GPS transforment l’observation de milieux naturels, il peut être utile de se rappeler comment, autrefois, l’invention du thermomètre et les avancées de la formalisation ont bouleversé l’observation des phénomènes climatiques. Puis, devant le besoin de choisir son objet d’études et les données qu’il met en mémoire, entre banalité et extraordinaire, le chercheur d’aujourd’hui peut se dire avec un sourire insouciant et amusé, que demain, peut-être, sa prose sera examinée, comme nous examinons, ici, celle de Widurkind de Corvey, historien saxon du Xème siècle.

Ps : Le hasard vient de me gratifier de la lecture de ces lignes : 

L’agressivité supposée des climats froids et la vulnérabilité potentielle des substrats mal protégés par la toundra expliquent que les hautes latitudes soient présentées, a priori, comme le siège d’une intense activité morphogénique fondamentalement régie par les processus périglaciaires. Cette appréciation est certainement née de la fascination exercée sur les chercheurs par la livrée périglaciaire évoquée au chapitre 9 (cercles de pierres, sols striés, pingos, polygones de toundra…), livrée qui confère aux paysages des hatues latitudes un indéniable « cachet ». Mais parure n’est pas architecture ni même sculpture, et il n’est pas dit que les processus périglaciaires aient nécessairement un impact géomorphologique (…).

Et, plus loin :

Dans les grands boucliers arctiques voilés de roches sédimentaires, il n’est par rare de rencontrer un erratique calcaires débité par le gel  » en tranches de saucisson » (…). Mais son attrait est tel aux yeux du chercheur qu’il rejette dans l’ombre la centaine d’erratiques cristallins intacts qui l’environnent.

ANDRE, GODARD, 1999, Les milieux polaires, p. 302.