De nombreux historiens se sont battus pour préserver l’accès aux archives (voir, par exemple, ici). Je leur écris pour leur demander de se mobiliser contre la destruction illégale d’archives par l’administration française.
La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli.”
Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli
Madame, Monsieur,
Vous avez défendu avec énergie l’accès des historiens aux archives lorsque l’exécutif français entreprit de le limiter. Des documents que vous aviez consultés dans vos recherches et parfois publiés devenaient inaccessibles. L’État, par l’interprétation biaisée d’une circulaire et du Code pénal, faisait obstacle à sa propre loi et vous contraignait, vos étudiants et vous-mêmes, à obtenir une habilitation secret défense pour poursuivre vos recherches.
Vous avez eu raison de vous battre, d’alerter et d’avertir la société d’un abus de droit dont vous, historiens, étiez victimes, mais qui, en vérité, la frappait dans son entièreté, en la privant d’un savoir sur son passé construit avec rigueur et fondé sur une documentation de première main.
Je vous écris aujourd’hui pour vous alerter sur quelque chose qui me paraît plus grave et plus inquiétant que ce qui a motivé votre mobilisation : la destruction illégale d’archives à laquelle la France procède. Ces archives nous sont aujourd’hui inaccessibles, mais, disparues pour toujours, elles le seront aussi à vos étudiantes et étudiants et à toutes les générations d’historiennes et historiens à venir. Aucune habilitation défense, aucun sésame ne les ouvrira plus ; elles ne renaîtront pas.
La France a détruit la messagerie de monsieur Gros, chef de cabinet du premier ministre Valls, et celle du monsieur Blanquer, ministre de l’Éducation nationale entre 2017 et 2022. La France détruit systématiquement les messageries des agents du ministère de l’Intérieur lorsqu’ils quittent le service.
Voyez :
En réponse à une demande d’information complémentaire, il lui a par ailleurs été précisé qu’à l’occasion du départ d’un agent, quel qu’en soit le motif, sa messagerie professionnelle est supprimée, tout comme l’intégralité de son contenu.
https://cada.data.gouv.fr/20214989/
Pour le reste, après recherches effectuées par notre service des archives, nous ne disposons pas de documents susceptibles de répondre aux autres points de votre demande, la messagerie de M. Gros n’ayant pas été conservée, et les recherches dans les documents en format papier n’ayant pas permis d’identifier de documents correspondant à vos demandes.
Mail adressé par les services du premier ministre à l’auteur, consultable ici : https://sebastiannowenstein.org/2022/12/25/destruction-darchives-du-chef-du-cabinet-du-premier-ministre-je-saisis-la-procureure-de-paris/
En réponse à la demande qui lui a été adressée, le ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse a informé la commission que les documents mentionnés aux points 3), 5) et 6) n’existent plus, la messagerie de Monsieur BLANQUER n’ayant pas été conservée.
CADA, Avis n° 20226845 du 15 décembre 2022 https://sebastiannowenstein.org/wp-content/uploads/2023/01/Sandoval-Blanquer-Quenan-echanges-IHEAL-Avis.pdf
Ces destructions s’effectuent en violation de l’article L214-3 du Code du patrimoine (voir la réponse du ministère de la culture à ma demande de communication de tout document qui organiserait la destruction de messageries d’agents quittant le service).
Par deux fois, j’ai saisi la Procureure de Paris de ces destructions (voir ici et ici). J’ai écrit par la voie hiérarchique à la première ministre Borne et au président Macron.
Ces démarches sont restées vaines. C’est pourquoi je vous écris aujourd’hui : pour vous demander d’agir maintenant comme vous l’avez fait par le passé. Il vous faut protéger votre discipline, le travail des historiens du futur et la mémoire de la nation. Ce faisant, vous agirez aussi en citoyens, car vous protégerez l’État de droit, qui cesse d’exister lorsque l’État méconnaît les règles qu’il édicte. Vous protégerez aussi la démocratie dont l’existence requiert que soit garantie l’application efficace de l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration”. Cet article, on le sait, fonde la construction moderne qui crée le libre accès des citoyens aux documents administratifs.
Le secret arbitraire est un poison qui agit maintenant et dans l’avenir. Il agit maintenant, car grâce à l’opacité qu’il engendre, l’État est mis au service d’intérêts particuliers impunément et la démocratie s’affaiblit. Ce poison agit dans l’avenir, car il ampute la société future d’une partie de son passé.
Se mobiliser pour protéger les archives du futur est un combat sans doute plus abstrait que celui qui consiste à défendre l’accès à des archives existantes ; il est cependant tout aussi vital. Le problème, hélas, ne se limite pas à la France. Votre collègue étasunien Matthew Connelly donne dans un ouvrage récent (The Declassification Engine: What History Reveals About America’s Top Secrets, 2023, Pantheon) des chiffres vertigineux sur la destruction d’archives en cours aux États-Unis, un pays doté d’une tradition de transparence sans doute unique au monde. Le professeur Connelly écrit que l’on assiste à la fin de l’histoire telle qu’on la connaît : “It is, in a very literal sense, the end of the history as we know it.”
Bien à vous,
Sebastian Nowenstein, professeur agrégé, lycée Gaston Berger Lille.