Une synthèse ici :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/la-virgen-se-ha-vuelto-indepe-la-extraordinaria-historia-de-macarena-coronada/
Le Courrier de TImburbrou, le 17 mars 2027.
Cet article est une transcription des propos tenus sur l’antenne de Radio Timburbrou par l’historien Loïc Dupont le 13 mars 2027.
Bonjour à tous.
Aujourd’hui, nous accueillons Loïc Dupont pour évoquer la manière dont la mémoire du franquisme s’est façonnée dans l’Espagne démocratique. Pour cela, nous allons nous concentrer sur la singulière histoire des Bains de la Macarena, un établissement dont, peu de touristes et, il faut le dire, peu de Sévillans aussi, connaissent les origines mouvementées. Et nous allons évoquer aussi la figure de Laura Jiménez qui, alors qu’elle était une jeune artiste inconnue, a joué un rôle déterminant dans cette affaire.
Présentez-vous, Loïc Dupont…
Je suis historien, je suis professeur à Paris IV et directeur du laboratoire d’études du mythe et de la mémoire du CNRS depuis le 20 mars 2020.
Vous travaillez donc sur la mémoire…
Oui, tout à fait, je travaille sur la mémoire, sur la façon dont se forge la mémoire…
En Espagne en particulier ?
…et mes travaux, en effet, portent principalement sur la manière dont s’est construite la mémoire du franquisme dans l’Espagne démocratique.
Donc l’évènement que nous avons décidé d’évoquer aujourd’hui et l’artiste qui en est à l’origine se trouvent dans votre champ de travail.
Oui, oui, l’évènement sur lequel porte votre émission, la performance de Laura Jiménez, et, plus généralement, l’œuvre de cette artiste engagée, c’est bien le genre de situation auquel je m’intéresse, bien entendu. Et, comme vous l’avez dit dans votre introduction, j’ai connu Laura personnellement et j’ai consacré un livre à ses travaux.
Situez-nous l’époque, monsieur Dupont.
Le climat espagnol de 2018 était très particulier. Laura a eu le mérite, d’abord de le comprendre, puis de donner à voir tout ce qu’il y avait de terriblement contradictoire, de tendu, dans la situation. Le travail de Laura était une sorte de réduction à l’absurde, à mon sens. Ou alors, de monstration de l’absurde, pardonnez-moi, je reprends le titre de l’un des chapitres de mon livre, de monstration de l’absurde qui était là partout, qui proliférait, une monstration des contradictions dans lesquelles s’enfonçait de plus en plus vite le régime politique issu de la transition.
Pour vous donner une idée : à l’époque dont on parle, les tribunaux condamnaient à des peines de prison ceux qui diffusaient des blagues au sujet de Carrero Blanco sur un réseau, Tweeter, qui existait à l’époque et, en même temps, un journaliste tel que Nicolás Salas pouvait faire l’apologie du franquisme et de la répression de Queipo de Llano…
Euh, professeur, Queipo, dites-vous ?
Oui, pardon, évidemment, tout le monde ne connaît pas Carrero Blanco et Queipo de Llano. Commençons par le dernier. C’était un général qui avait pris part au coup d’État conduit par Franco contre la République, un régime issu d’élections démocratiques. Ce Queipo de Llano avait été chargé de la répression en Andalousie occidentale et il s’est acquitté de sa tâche avec une cruauté dont les historiens ont estimé l’ampleur à des milliers et des milliers de morts. Queipo diffusait des incitations au meurtre et au viol dans des harangues radiophoniques.
Carrrero Blanco, quant à lui, eh bien c’était l’héritier désigné du dictateur Franco, qui fut tué par un commando de l’ETA, pour la plus grande joie de beaucoup d’opposants au franquisme, il faut le dire, qui ont vu dans cet attentant le début de la fin du franquisme. Cela peut vous étonner, mais sous Franco, l’action de l’ETA avait de nombreux sympathisants…
Et Nicolás Salas…
C’est un journaliste qui avait fait l’apologie des meurtres de masse commis par Queipo. Contrairement à ceux qui diffusaient des blagues sur Carrero Blanco, Nicolás Salas n’a jamais été inquiété. Le journal qui l’a publié est resté insensible aux rares critiques qui furent formulées. La justice espagnole est, à l’époque instrumentalisée et politisée, comme l’illustre, par ailleurs la question catalane. Mais c’est là une autre histoire.
Oui, revenons à Laura Jiménez, monsieur Dupont.
Alors, Laura, oui, il faut revenir à son travail. Mais pour comprendre ce qu’elle a fait, il faut que vous sachiez quand-même que cet immonde Queipo de Llano, excusez-moi, c’était un abominable bonhomme, avait contribué de façon décisive à réunir les fonds qui ont permis de construire l’église de la Macarena…
L’église sur laquelle a porté le travail de Laura Jiménez…
Oui, oui, tout à fait, l’église sur laquelle est intervenue Laura. La guerre d’Espagne n’était pas encore finie que Queipo de Llano appelait la population à contribuer financièrement à la construction de l’église de la Macarena. Il l’a fait notamment lors de ces allocutions radiophoniques dont nous avons parlé. Après y avoir appelé au meurtre et au viol, il y appelle à donner de l’argent pour la construction de l’église… dont il sera, le « parrain » au moment de son inauguration et où il sera ensuite enterré.
Et donc, en 2018…
Voilà, oui, on en arrive au présent, à votre présent, je veux dire. Il y a, à Séville, ailleurs en Espagne aussi, mais elles sont particulièrement puissantes à Séville, il y a donc de Hermandades, qui ont pour but principal d’organiser des procesiones pendant lesquelles on promène des espèces de chars portés par des êtres humains, les costaleros, sur lesquels chars vous avez des images pieuses, des Christs et des Vierges. Les Hermandades agissent, par ailleurs aussi comme des sociétés de bienfaisance. Celle de la Macarena est la plus puissante d’entre elles, elle compte 16.000 frères – hermanos-.
Alors, voilà, ce qui s’est passé, c’est que dans le cadre de ce qu’on a appelé la memoria histórica, un mouvement qui a cherché à récupérer le souvenir des victimes du franquisme, eh bien, certains, de plus en plus nombreux, à Séville, commencent à critiquer le fait que Queipo de Llano repose dans l’église de la Macarena. Bon, il y a eu toutes sortes de débats sur la question, dont on aura peut-être l’occasion de parler, mais bon, pour aller vite, disons que Laura Jiménez était perplexe. Pour elle, le problème, c’était moins l’endroit où reposaient les os du criminel que le bâtiment lui-même, résultat, à ses yeux, d’une spoliation du peuple sévillan. Elle écrit à l’archevêque de Séville pour l’inviter à restituer ce bien au peuple sévillan en le donnant à la mairie. Elle suggérait aussi que l’église de la Macarena soit transformée en un musée qui illustrerait à la fois la barbarie de Queipo de Llano et la compromission et complicité de l’Église catholique dans les milliers d’assassinats et les viols commis sous les ordres du général.
L’Église lui répond-elle ?
Non, non, Laura n’obtient pas de réponse.
Et alors, que fait-elle ?
Elle écrit alors au maire de Séville, pour lui suggérer de créer un clone de l’église de la Macarena, en face de la véritable église et de consacrer ce clone au musée dont elle a parlé à l’archevêque. Le maire ne répond pas non plus.
Personne ne l’écoute…
Non, personne ne l’écoute, comme vous dites. Il faut voir qu’à l’époque, Laura Jiménez n’est personne… c’est difficile d’imaginer, bien entendu, mais à l’époque Laura Jiménez est une illustre inconnue…
Elle ne se décourage pas…
Voilà, c’est ça, c’est là qu’elle décide d’agir toute seule. Elle ne se décourage pas. La où d’autres se seraient contentés de déplorer l’incorrigible passivité des autorités ou leur mépris à l’égard des suppliciés du franquisme, elle, elle va choisir un autre chemin : elle va agir. C’était quelqu’un de particulier, Laura. Elle trouvait qu’elle n’avait pas le temps de haïr les gens, elle ne perdait pas de temps avec ça, elle agissait.
Ses lettres, c’étaient déjà des actes…
Oui, vous avez raison, dans un certain sens elle avait déjà commencé à agir, ses lettres étaient des actes. C’est d’ailleurs ce qu’elle n’avait de cesse d’affirmer…, tout en reconnaissant que ce qu’elle faisait ne changeait rien à rien. Elle accomplissait des actes de principe, elle pensait que ces actes devaient être posés et elles les posait, quelle que fût leur utilité réelle. Je crois que, pendant tout un temps, cela a bien convenu à Laura. Elle n’avait pas envie de changer le monde, elle n’avait pas envie qu’on lui réponde. Elle prenait des positions parfaitement fondées d’un point de vue moral, mais socialement saugrenues et de ça elle était consciente. Je la revois rire aux éclats en se moquant d’elle-même…
Et pourtant, il y a un moment où elle agit, véritablement, je veux dire, elle agit pour de bon…
J’ai le sentiment, mais c’est là une impression personnelle, que Laura reste égale à elle-même. Pour moi, ce qu’elle a fait ensuite reste dans le cadre de son activité d’écriture. Ce qu’elle a fait lui a été dicté par ses textes, par une obligation de cohérence, par la nécessité d’incarner ce que ses textes proclamaient. En fait, si l’on veut être honnête, il faut reconnaître que l’on ne sait jamais avec Laura si elle agit pour donner un cadre à ses textes de fiction, qui n’ont pas vraiment de sens dans le monde où elle vit, ou si, au contraire, elle écrit ou crée juste pour porter ses actes, de façon instrumentale, en quelque sorte. Parfois, on a l’impression qu’elle agit pour créer le monde qu’il faut à ses créations et parfois qu’elle crée pour faire connaître des actes ou des actions. Bref, j’ai mon sentiment, comme je vous l’ai dit, mais la vérité, c’est qu’on ne peut pas, objectivement, pencher d’un côté ou de l’autre.
Toujours est-il que Laura agit…
Alors, voilà, Laura fait trois choses. La première, c’est qu’elle fait un photo-montage, qu’elle appelle la Queparena et qui consiste à remplacer le visage de la vierge de la Macarena par celui du général Queipo de Llano. La deuxième chose qu’elle fait, c’est qu’elle projette son œuvre sur les murs de l’église. En plus de cela, troisième chose elle crée un casque de réalité virtuelle qui permet de visiter l’église tout en voyant virtuellement le musée qu’elle aurait voulu voir installé dans ses murs : on est dans l’église, mais ce que l’on voit, ce sont les crimes de Queipo et la complicité de l’Église.
Et c’est le tollé…
Et là, c’est le tollé, comme vous dites. Plus que le tollé. Elle reçoit des menaces de mort, elle est même agressée et elle doit se cacher. Et puis, elle est condamné par la justice, à l’instar de ce qui s’était passé à Jaén, une autre province andalouse, où un jeune homme avait été condamné pour avoir substitué son visage à celui d’un Christ dans un photo-montage, également.
Elle quitte alors Séville, pendant un temps. Puis elle y revient.
Et alors…
Elle réussit, en effet, contre toute attente. L’église de la Macarena se vide peu à peu de ses fidèles, puis, au bout de quelques années, comme un fruit mûr, elle tombe dans l’escarcelle de la mairie, qui en fait un établissement de bains, mais qui n’oublie pas d’apposer une plaque sur le bâtiment où est racontée la curieuse histoire que nous venons d’évoquer. C’est qu’entre temps, sa proposition d’installer un musée dans le bâtiment est devenue obsolète, puisqu’un musée, fort complet et bien fait, sur la répression et le franquisme aura été installé, là où encore en 2018 il y avait un musée militaire (el museo militar) qui abritait une reproduction du bureau de Queipo de Llano et qui, encore en 2018, faisait donc l’apologie cachée du criminel.
Voilà, la boucle était bouclée, Laura pouvait passer à autre chose.
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Antonio López
Merci pour cette transcription. C’est une jolie histoire. Mais elle est fausse. Loïc Dupont, obnubilé par l’œuvre tout à fait estimable de Laura Jiménez, omet de parler du rôle fondamental que joua dans cette affaire Esteban Nierenstein qui, par mandat exprès de la Vierge (ce ce qu’il expliquait), institua un concours d’écriture dramatique intitulé « La cautiva de la Macarena » doté d’un prix de 2000 euros et qui changea complètement la donne. Des dizaines d’étudiants de lettres désargentés participèrent au concours et leurs œuvres, jouées dans les rues et places de Séville, créèrent une atmosphère telle que la Hermandad n’eut d’autre solution que de céder le bâtiment de l’église à la mairie. Les œuvres de théâtre, des autos, en fait, qui reprenaient les règles de la dramaturgie médiévale, dépeignaient l’insoutenable souffrance de la vierge qui devait vivre dans le même espace que l’assassin Queipo, lequel, toutes les nuits se levait et parcourait l’espace consacré réclamant son dû d’assassinats, viols et donations pour la construction de l’église.
Antonio López se trompe. Et Loïc Dupont aussi. Personne ne prit au sérieux Nierenstein. On mit en cause sa sincérité. Ce qui fonctionna, ce fut l’initiative de Pedro Leiris que, se souvenant des expériences de son arrière-grand-père maternel en Afrique, incita les athées de Séville à faire semblant qu’ils voyaient la Vierge.