Cher collègue,
Grâce à vous, j’apprends qu’il existe un lieu où le savoir vaut mieux que l’ignorance et doit se partager, où l’intelligence est plus dans la question que dans la réponse, où la curiosité et l’esprit critique sont le fondement des sciences, mais où l’on sait que cela ne peut être fondé que sur la pratique quotidienne d’exercices rigoureux, ancrés sur une culture solide. L’affirmation ne prenant sens que si l’on dénie aux autres lieux d’enseignement ce que vous accordez aux classes préparatoires, je dois comprendre qu’ailleurs, dans mon lycée par exemple, nous privilégions l’ignorance, rejetons l’exercice rigoureux ou négligeons la culture.
Je continue de vous lire : corriger, chez nous, ne serait pas un devoir impérieux, nous donnons des notes pour flatter de manière hypocrite, nous ne sommes pas respectés ; il est normal, par ailleurs, que des enseignants travaillant avec des élèves difficiles soient moins bien payés que ceux travaillant avec l’élite, une différence de rémunération d’autant plus justifiée, du reste, que vous, vous tirez les jeunes vers le haut (pas nous, j’imagine) tout en étant deux fois parias (vous l’êtes de deux administrations). Vous n’êtes que quelques milliers et aussi, et pourtant, le dernier ascenseur social en fonctionnement et le dernier bastion des hussards noirs de la République. Les classes préparatoires, ce joyau, ce bien précieux, il a fallu deux cents ans de combat quotidien pour les construire. Vous nous avez donné, comme vous dites, messieurs De Gaulle, Giscard d’Estaing et Hollande. Comme il ne se conçoit pas que vous écriviez cela pour rien, je me suis dit que, si, si, dans votre esprit, il s’agissait d’un argument. Puis je me suis demandé s’il avait fallu deux cents ans de maturation pour qu’il soit dégagé par un professeur des prestigieuses CPGE du lycée Saint-Louis. Madre mía!, comme on dit chez moi…
J’ose espérer, cher collègue, que, dans vos travaux scientifiques et dans vos cours, vous savez faire preuve de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelles dont est complètement dépourvu le texte que vous avez donné au Monde et que le journal a si complaisamment publié. A l’argumentation et à l’examen rationnel d’un problème vous substituez l’affirmation péremptoire, la mobilisation d’un mythe, l’argument d’autorité, la disqualification de vos collègues enseignants, la contre-vérité et l’auto-satisfaction. Je vous laisse le soin de trouver dans votre texte l’illustration de ces nombreux vices argumentatifs ou moraux, cela ne devrait pas être difficile pour le correcteur exigeant et avisé que vous êtes. Pardonnez-moi, mais je manque de temps pour le faire moi-même: le problème d’entreprendre la critique d’un texte tel que le vôtre, c’est que l’on passerait un temps fou à montrer qu’il ne repose sur rien de sérieux. Il faudrait lire tout ce que vous n’avez pas lu avant de le commettre, il faudrait vous montrer, à l’aide d’études solides, que vos affirmations sur les notes que nous donnons ou l’ascenseur social que vous seriez sont fausses, que vos invectives sont gratuites et vos outrances sans fondement. Je ne le ferai pas au stade actuel de nos échanges, si vous pouvez faire valoir des études sérieuses, avancez-les.
J’ai défendu dans ma contribution au projet d’établissement de mon lycée (je l’ai mise en ligne ici, où, par ailleurs, je rends publique cette lettre), la nécessité que l’École s’implique davantage dans les débats de société pour donner à voir la démarche de rigueur intellectuelle qui doit la caractériser et pour opposer ainsi l’examen rationnel, loyal et serein d’un sujet à la superficialité et les raccourcis qui prédominent dans les médias et dont votre texte est un parfait exemple. Je revendique l’importance de transmettre à nos élèves une éthique de la discussion qui autorise les positions tranchées à condition de les asseoir sur des faits ou des argumentations solides. Votre texte ne me décourage pas, il me rappelle seulement que la rigueur n’est pas inhérente à la condition d’enseignant et que, comme vous le dites si bien en parlant de la réussite ou de l’excellence, elle est une vertu fragile qu’il faut protéger. C’est bien pour protéger cette vertu que j’ai pris la peine de vous écrire.
Vous nous devez des excuses, cher collègue ; à nous, enseignants, mais surtout à l’école de la République, que vous dénigrez avec une légèreté et une désinvolture qui me stupéfient par des propos dignes du café du commerce, sis, peut-être, boulevard Saint-Michel, à Paris -je ne sais lequel vous fréquentez- mais café du commerce quand-même.
Je vous prie, cher collègue, de recevoir l’expression de mes salutations distinguées.
Annexe : votre article.
Sebastián Nowenstein
professeur agrégé
Lycée Raymond Queneau
Villeneuve d’Ascq
Les classes préparatoires, un bien précieux à protéger
Le Monde.fr | 03.12.2013 à 12h20 • Mis à jour le 03.12.2013 à 16h53 |Par Cédrick Allmang (professeur en classes préparatoires au lycée Saint-Louis)
Il existe un lieu où le savoir vaut mieux que l’ignorance et doit se partager, où l’intelligence est plus dans la question que dans la réponse, où la curiosité et l’esprit critique sont le fondement des sciences, mais où l’on sait que cela ne peut être fondé que sur la pratique quotidienne d’exercices rigoureux, ancrés sur une culture solide.
Un lieu où la correction de l’exercice est un devoir impérieux du professeur, où la note est faite pour évaluer et non flatter de manière hypocrite sans perspective de progrès, où l’on apprend parfois la réussite en commençant par goûter à l’échec. Un endroit où il y a peut-être moins de fils d’ouvriers qu’ailleurs, mais où le fils d’ouvrier ou d’agriculteur réussit comme le fils de ministre.
Ce lieu n’est ni une utopie, ni une province suisse pour richissimes héritiers. En France, ce sont les classes préparatoires qui forment les meilleurs étudiants (entre 80000 et 100000 aujourd’hui) sur tout le territoire depuis plus de deuc cents ans.
IDÉAL RÉPUBLICAIN
Mais ces conditions de travail, ce lien élève professeur, cet idéal républicain qui prône la réussite par le savoir est tellement rare que ceux qui le perpétuent apparaissent comme des privilégiés. Privilège de l’étudiant qui peut travailler, privilège du professeur qui est respecté, privilège du salaire, parce qu’il semble honteux de payer un professeur de l’enseignement supérieur qui assure tout son service, qui maintient un haut niveau d’exigence en permanence et qui fait réussir ses élèves, privilège des chefs d’établissement logés dans des sites prestigieux et qui ont face à eux des enseignants qui enseignent.
Aujourd’hui, ce dernier bastion des hussards noirs de la République est présenté, par le ministre qui en a la charge, comme une aberration, une somme de conservatismes et de prébendes qu’il faut casser. Mais cette situation d’enseignement soi-disant exceptionnelle, il a fallu deux cents ans de combat quotidien pour la construire et la conserver, avec beaucoup de travail et d’humilité.
Dans ce monde où les élèves sont plus connus que leurs professeurs, les enseignants sont encore plus sélectionnés que les étudiants, sur des critères pédagogiques et scientifiques élevés. Ils ne comptent pas les heures pour produire des cours de très haut niveau et corriger des monceaux de copies que l’université a renoncé à exiger.
Les programmes tournent chaque année au gré des grandes écoles qui nous demandent de leur fournir les meilleurs. Les professeurs publient sans avoir les honneurs du monde académique. Ils sont des fonctionnaires toujours sur le pont, qui s’évaluent à l’aune de la réussite de leurs poulains.
NOUS SOMMES DEVENUS HORS NORME
Pour autant, notre ministre de tutelle, Vincent Peillon, a parfaitement raison. Face à un enseignement du second degré qui s’est effondré et avec une université ruinée et en crise, nous sommes devenus hors norme, les nouveaux moutons noirs de l’éducation nationale. Nous sommes pourtant une goutte d’eau dans le budget de l’Etat, 4000 à 5000 professeurs sur 900000. Mais nous tirons chaque année 80000 jeunes vers le haut. Nous sommes le dernier ascenseur social en fonctionnement.
Il est donc urgent de nous dire qui nous sommes, en nous donnant un vrai statut. Ce dernier pourrait s’inspirer des grands collèges universitaires britanniques en labellisant des professeurs de l’enseignement supérieur en classes préparatoires.
Plutôt que nous humilier ou nous détruire, la Ve République, à qui les classes préparatoires et les grandes écoles ont donné Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing ou François Hollande, pourrait réunir tous les acteurs pour replacer, au cœur de notre système, cette filière d’excellence pour tous.
Pour cela il faut mettre autour de la table l’enseignement supérieur et l’enseignement du second degré, car nous sommes aujourd’hui les parias des deux administrations, les directeurs des écoles normales supérieures et ceux des grandes écoles, ainsi que nos proviseurs, qui souvent nous découvrent et qui jouent un rôle essentiel dans nos filières.
Parce que l’excellence et la réussite ne sont pas des privilèges mais des vertus fragiles, elles méritent d’être protégées comme notre bien le plus précieux, ce qui n’empêche en aucun cas de les éclairer avec les couleurs du temps présent.
- Cédrick Allmang (professeur en classes préparatoires au lycée Saint-Louis)