À Saint-Josse, le samedi 30 septembre 2017.
Monsieur le Directeur,
Votre école a la chance d’être attenante à un petit bois que les autorités laissent pousser librement. La L sépare le site de l’école de ce petit bois. Ces conditions me paraissent idéales pour mettre en place l’initiative dont nous avons parlé.
Il s’agit d’observer ce bois tout au long de l’année et d’année en année. Il s’agit aussi de faire de ce bois observé attentivement un lieu où se déploient des histoires inventées par les élèves. Chaque année, un livre réunissant photographies, dessins d’observation, compte-rendus scientifiques et fictions sera publié. Des biologistes seront invités et, interviewés par les enfants et les enseignants, ils nous diront ce qu’il voient dans notre bois lorsqu’ils le regardent avec les yeux de leur spécialité. Le projet est évolutif et dynamique : ce qui est observé se transforme avec les années, car les échanges avec des spécialistes ont vocation à détecter des choses nouvelles dignes d’être observés. Ces échanges devraient déboucher sur la mise en place des protocoles d’études permettant d’engendrer une véritable connaissance sous un contrôle scientifique. Des écrivains aussi peuvent être invités afin d’animer des ateliers d’invention d’histoires.
Il serait utile de proposer la démarche à d’autres établissements scolaires de par le monde. Les élèves pourraient ainsi suivre d’autres espaces dignes d’être observées. Des échantillons seraient échangés.
1. Créer du savoir.
La révolution numérique met à la disposition de chacun de nous des outils qui autrefois étaient réservés aux spécialistes ou qui, tout simplement, n’existaient pas. Mon fils a reçu en cadeau d’anniversaire un microscope qui, branché sur un ordinateur permet de prendre de magnifiques clichés. Des logiciels identifient des espèces végétales. L’information peut être soumise sans délai à des spécialistes. Nous sommes en mesure de produire des données massivement. Mais ces données doivent être organisées et analysées. En dépit des évolutions vertigineuses que nous connaissons, l’intervention humaine est encore d’intérêt lorsqu’il s’agit de conférer à une donnée une valeur particulière ou de détecter une évolution significative, en particulier, lorsqu’il s’agit d’observer des milieux caractérisés par des interactions et des variables innombrables qui rendent la formalisation difficile.
Le regard humain, surtout s’il est affûté par des années d’observations systématiques et documentées, a un valeur pour le scientifique et pour le savoir. Chacun de nous peut aujourd’hui devenir un spécialiste d’un micro-domaine ou, à tout le moins, une aide de valeur pour le spécialiste. La mise en réseau des informations et la circulation de celles-ci est de nature à faire naître des découvertes ou des informations dignes d’intérêt. Depuis que mon fils est à l’école, j’observe, à chaque fois que j’emprunte le sentier de la L, des morceaux de troncs d’un diamètre d’un peu mois d’un mètre qui se décomposent. Cette année, l’un d’eux accueille, dans des anfractuosités où avant seule de la mousse poussait, des plantes supérieures qui commencent à se développer et enfoncent leurs racines dans le bois qui s’effrite. Si nous mettons en place l’initiative que je vous suggère, ce qui n’est pour le moment qu’un sujet d’émerveillement intime deviendra l’objet d’observations systématiques (sans rien perdre de sa puissance d’émerveillement). Et, quand, dans quelques années, mon fils ayant quitté votre école, je ne passerai plus quotidiennement devant ces troncs coupés, quelqu’un d’autre aura pris la relève et le devenir de ces troncs continuera d’être consigné. Les espèces qui colonisent ces troncs sont-elles les mêmes quelles que soient les espèces d’arbres qui se décomposent ? Les degrés d’humidité et de luminosité déterminent-ils la façon dont ce morceau de tronc évoluera ? Et on aura des partenaires, ailleurs : Combien de temps, chère Þórunn, met-il, dans la forêt islandaise que tu observes, ce bout de bois que vous étudiez à se décomposer ? Et chez toi, Rodrigo, au Costa-Rica, comment cela se passe-t-il ?
2. Écrire des histoires.
Avant que la science ne vienne doter le monde naturel de récits rationnels produits à partir de données factuelles, les hommes ont mis des récits sur ce qui faisait saillance dans leur environnement. Déposer des récits sur des lieux est une façon de s’approprier ces lieux ou d’organiser la pensée qu’on leur applique. Cette démarche n’a pas disparu avec la science et elle ne la contredit pas. L’un des plus grands physiciens du XXème siècle, Richard Feynman, transformait, alors qu’il était étudiant, les équations qu’il devait résoudre en boules bondissantes auxquelles ils donnait des attributs sortis de son imagination. Voir ses équations autrement devait lui permettre d’activer des zones de son cerveau que ses camarades ne parvenaient pas à mobiliser, ce qui lui donnait un avantage sur eux. Il ne s’agit que d’une anecdote. Je vous la propose dans le but d’illustrer cette idée que l’imagination est nécessaire à l’activité scientifique et que, par conséquent, l’éveil à la pensée et à l’observation scientifiques de nos enfants peut être menée de pair avec l’invention d’histoires qui viennent s’implanter dans des espaces ou les objets que l’on étudie.
Allons plus loin. Proposons à des scientifiques d’inventer des histoires avec nous. Suggérons-leur l’idée que leur créativité scientifique en sera augmentée et que croiser leurs idées entre eux et avec nous par le truchement des fictions accroîtra la sérendipité : il est arrivé que la science-fiction inspire la science. Mais il faut beaucoup d’années pour que cela arrive, et le hasard ne suscite pas toujours les rencontres qu’il faut. Accélérons les choses. Invitons dans notre bois scientifiques et écrivains, amenons-les à parler avec des enfants, invitons-les à écrire des histoires et à les mettre en réseau.
3. Des histoires en réseau.
Je suis enseignant1. J’invite en début d’année mes élèves à inventer un personnage et à écrire des romans en commun… Au cours de l’année, sous la conduite de leurs auteurs, les personnages interagissent. Il n’y a pas de droit d’auteur : chacun peut s’approprier ce que ses camarades ont écrit. Si votre personnage m’intéresse, monsieur le directeur, je peux imaginer que le mien, assis sur un bout de tronc coupé, en bordure d’une forêt, le voit passer un soir d’été, qui flâne et jette distraitement les bouts d’une petite branche dans la L. J’ajoute alors un chapitre à mon roman. Ce chapitre sera composé pour l’essentiel de votre travail, que j’aurai modifié à ma guise. Vous ai-je spolié ? Peut-être. Mais que vous importe ? Regardez bien votre personnage à vous, suivez-le bien donc et ne pensez plus à vos griefs à mon encontre. Car le voici qui croise, un peu plus loin, le regard d’un homme qui, appuyé sur le garde-corps d’une passerelle l’observe avec une intensité qui l’inquiète… Dans un groupe de 30 participants, vous perdez un peu la maîtrise de votre personnage, mais vous en gagnez 29 autres univers qui s’offrent à vous. Mes élèves aiment beaucoup faire vivre ainsi leurs personnages ; ils sont souvent surpris et amusés de voir tout ce qu’ils peuvent imaginer quand ils s’y mettent ensemble. Leur enfance n’est pas très loin et il est saisissant de voir resurgir dans leurs bouches l’imparfait ludique : on dirait que tu étais le vampire (oui, monsieur le directeur, beaucoup de vampires dans les histoires de mes élèves, des malfrats aussi, du reste, je ne sais pas s’il faut le déplorer) Qu’inventeront-ils, les élèves de P ?
J’ai parfois soumis à des amis scientifiques cette idée que consacrer un peu temps à inventer ensemble des histoires doperait leur créativité. Ils sourient, ils ne disent pas non. Mais ils sont tellement pris par leurs recherches, tellement occupés… Proposons à l’ULB et à l’UCL de s’associer à cette initiative. Donnons aux scientifiques le temps de souffler, qu’ils viennent, donc, une fois par mois inventer des histoires dans notre bois. Si leurs universités et leurs laboratoires les y incitent, pourquoi ne viendraient-ils pas ?
4. Sortir du bois. Les attracteurs.
Afin que les histoires de mes élèves convergent et se croisent, je leur impose des ATTRACTEURS. Un attracteur peut être un lieu, un objet, un personnage littéraire qui doit être présent dans les histoires. Cette contrainte a pour but de accroître les poins de rencontre entre les histoires. Pour le moment, dans mes cours, ces attracteurs sont essentiellement des personnages issus des textes étudiés, qui poursuivent leur existence dans les histoires des élèves. Mais je travaille actuellement sur un type d’attracteur particulier constitué d’ouvrages scientifiques de vulgarisation. Il s’agirait de demander aux élèves de lire un ouvrage et de demander à son auteur de bien vouloir répondre aux questions qui surgiraient dans les esprits de ceux qui cherchent à transformer en matière fictionnelle le contenu des ouvrages cités. Une variante de cette démarche est d’avoir recours à des documentaires scientifiques. Une autre variante consiste à se rendre en visite dans un laboratoire scientifique et à interroger sur place les chercheurs.
La théorie des réseaux (qui est une partie de la théorie des graphes) est une théorie mathématique qui permet de décrire les relations entre des objets interconnectés. Elle s’applique aux épidémies, aux trajets, à Internet, à tout ce que l’on peut imaginer ou presque, dont les réseaux d’histoires. Je pense que travailler sur des réseaux d’histoires inventées par des élèves peut permettre de sensibiliser ces derniers à un objet mathématique d’une importance sans cesse croissante aujourd’hui.
5. Des liens, une histoire.
Les livres écrits par les élèves resteront à P. Dans 15 ou 20 ans, on reviendra visiter le bois. On achètera le livre de l’année, avec l’espoir inavoué qu’un enfant aura bien voulu redonner vie au personnage que l’on a imaginé jadis.