À l’intention de monsieur le Président de la République,
s/c du chef d’établissement
À Lille, le dimanche 5 mai 2019.
Monsieur le Président de la République,
Enseignant dans le secondaire, je travaille sur le pouvoir des lobbies. Je prépare un dossier sur la façon dont ils agissent dans différents pays européens, ainsi qu’auprès des institutions européennes.
Le 19 janvier 2019, le journal Le Monde publia une tribune qui avait pour titre “La démission gouvernementale face à l’alcool est scandaleuse”. Les auteurs de cette tribune sont des professeurs de médecine éminents. Ils pensent que vous sacrifiez les intérêts supérieurs de la santé des Français au profit d’intérêts particuliers.
Les auteurs de la tribune soupçonnent le gouvernement d’être sous l’influence des lobbies de l’alcool. Ils remarquent aussi les propos pour le moins étranges du ministre de l’agriculture au sujet du vin, qui ne serait pas un alcool comme les autres. Vous-même, monsieur le Président, en avez tenu de semblables, qui déclariez il y a peu :Je peux vous dire très clairement, il n’y aura pas de durcissement de la loi Evin. On n’a pas besoin de ça. S’il y a des jeunes qui se saoulent1, ils ne se saoulent pas au vin français, mais à la bière où à l’alcool fort. Il faut être clair, je ne veux pas qu’on touche la loi de quelque façon que ce soit sur le vin. […] Ce n’est pas une priorité,
nous informe Ouest-France.
L’article indique aussi que vous avez fait un clin d’œil à l’un de vos prédécesseurs, Georges Pompidou :
Il faut qu’on arrête d’emmerder les Français avec ces choses-là !
On a aussi cité, dans cette lignée intellectuelle de défense « gauloise » du vin, celle qu’en fit Poujade, qui s’en était pris à Mendès-France et à ses mesures contre la consommation excessive de vin en ces termes :
Si vous aviez une goutte de sang gaulois dans les veines, vous n’auriez jamais osé, vous, représentant de notre France, producteur mondial de vin et de champagne, vous faire servir un verre de lait dans une réception internationale!
Il est des soupçons absurdes, dont la faiblesse suffit d’elle-même à les écarter. À l’évidence, ce n’est pas le cas de celui qui habite ces professeurs de médecine. Car, dès lors que les ravages immenses de l’alcool sont amplement connus et que des mesures efficaces et simples à mettre en œuvre ne le sont pas, se demander pourquoi c’est ainsi et émettre l’hypothèse que le lobby du vin puisse influencer l’exécutif n’est pas une démarche irrationnelle2.
Pourriez-vous m’indiquer, monsieur le Président, si l’énoncé selon lequel le vin français n’intervient pas dans les ivresses des jeunes français repose sur des données scientifiques ?
Dans l’hypothèse où ce serait le cas, pourriez-vous m’indiquer si, à votre estime, un tel fait justifie l’inaction gouvernementale dont s’indignent les auteurs de la tribune ? Faut-il que la politique de prévention française de l’alcoolisme épargne le vin français ? Faudrait-il ne protéger qu’une partie des 49000 Français qui meurent par an à cause de l’alcool ? Ceux qui meurent de la consommation de vin et ne sont pas jeunes, ne devraient-ils pas faire, eux aussi, l’objet de la protection de l’État ?
Rappelons, c’est ici inévitable, la citation classique de Lacordaire :
Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.
Ces faibles-là, les âgés, les alcooliques âgés qui boivent du vin, ceux que la longue tolérance de l’État à l’égard des activités des alcooliers, la longue collusion entre l’État et les alcooliers, pourrait-on dire, n’a pas protégés, ne méritent-ils pas qu’on les incite à diminuer leur consommation, ne serait-ce qu’en taxant l’alcool du vin de façon raisonnable3 ?
Monsieur le Président, je travaille sur les perturbateurs endocriniens, le tabac et l’alcool, trois problématiques où l’action de groupes de lobbying bien organisés et financés est établie, reconnue et documentée. Dans ce cadre, je m’efforce de faire en sorte que nos élèves apprennent la différence entre le soupçon pathologique et le soupçon rationnel4. Celui de ces médecins éminents qui accable l’exécutif est à ranger, je le disais plus haut, dans la deuxième catégorie. Il se distinguerait, par exemple, de celui qui attribuerait votre action ou celle du gouvernement à l’influence des Illuminati ou au fait que vous seriez un Reptilien.
Nos élèves doivent aussi apprendre à douter du doute et du soupçon qui, pour rationnel qu’il soit, peut être infirmé par les faits. Nous leur apprenons donc la nécessité d’entendre les parties et de vérifier leurs informations. Les médecins vous accablent, vous et le gouvernement. Nous, enseignants, ne saurions nous contenter de leur analyse. C’est pourquoi, je vous écris5, monsieur le Président : quelle réponse réservez-vous aux critiques et aux soupçons de ces spécialistes ? Pouvez-vous justifier tant vos propos au sujet du vin que la faiblesse de la mobilisation publique contre les dommages qu’il produit ?
Ce serait un honneur pour moi de pouvoir inclure votre réponse dans le dossier que je prépare sur la question.
Je vous prie de croire, monsieur le Président, à l’expression de mes sentiments dévoués et respectueux.
S. Nowenstein,
professeur agrégé.
PS : Je ne saurais prendre congé de vous, monsieur le président, sans vous recommander, à titre subsidiaire, la lecture des pages 48 et suivantes du rapport de la Cour des comptes déjà cité ici. Durcir la loi Évin vous apparaîtra alors (peut-être) moins comme une volonté d’emmerder les Français, pour reprendre votre expression, que comme la nécessité de rétablir l’efficacité de la loi républicaine face aux contournements sans cesse renouvelés dont elle fait l’objet par l’industrie de l’alcool et les publicitaires et lobbyistes que cette dernière rémunère.
D’autres articles sur le tabac et les perturbateurs encocriniens.
Des articles sur le complotisme.
Que le lobby du vin s’inquiète du fait que l’alcoolisation de la jeunesse ne se fasse pas autant qu’il le souhaiterait par le biais de ses produits paraît aller dans le sens de vos affirmations. On ne voit cependant pas en quoi ce fait supposé diminuerait la validité de l’argumentation des médecins qui vous critiquent. De plus, comme le montre l’article, les producteurs de vin agissent activement pour accroître la quantité d’alcool sous forme de vin consommée par la jeunesse, ce qui pourrait rendre caduque votre affirmation, dans l’hypothèse -généreuse à votre égard- où elle serait vraie aujourd’hui.