Dans un article du 12 janvier 20121, L’Express rapporte les propos suivants :
« J’ai effectivement croisé ce monsieur lors de colloques. Il a toujours dit que ces accusations étaient mensongères, et je n’ai pas de raison de ne pas le croire. Pour moi, c’est un lynchage médiatique. »
L’homme qui tient ces propos, Alain Juillet, s’inscrit ainsi en faux contre les révélations du journal argentin Página 122 au sujet de Mario Sandoval, un ancien policier argentin qui vient d’être extradé par la France vers son pays, où il est poursuivi pour crimes contre l’humanité.
La justice française vient donc de donner tort à monsieur Juillet. L’affaire Sandoval n’est pas un lynchage médiatique.
On peut noter qu’un autre fait problématique concernant monsieur Sandoval avait été révélé par la presse colombienne et Le Monde diplomatique dès 20073 : l’ancien policier a été conseiller politique de l’un des pires groupes terroristes d’Amérique latine, les AUC, responsable de 150.000 morts et de 80 % des assassinats de civils lors du conflit colombien.
Alain Juillet, l’homme qui défendait Sandoval, a été, entre 2002 et 2009 directeur du renseignement de la DGSE, responsable de la mise en place de l’intelligence économique au sein du SGDN (Secrétariat général de la Défense nationale) et Haut Responsable chargé de l’Intelligence économique (HRIE) auprès du premier Ministre.4
Le but de cette note est de qualifier moralement l’énoncé de monsieur Juillet et, surtout, de montrer que ledit énoncé fait naître des suspicions légitimes auxquelles il doit être répondu.
Les accusations visant monsieur Sandoval reposent sur le témoignage de madame Abriata, dont le fils, Hernán, a été enlevé devant ses yeux par une équipe commandée par monsieur Sandoval, mais aussi sur les archives qui situent l’incriminé en tant que sous-inspecteur dans la Comisión de Asuntos Políticos, sous les ordres d’Evaristo Basteiro, responsable du centre clandestin de torture, viol et assassinat de Coordinación Federal.
Il se conçoit qu’on conteste la véracité de ce témoignage. Il ne se conçoit pas qu’on le fasse sans arguments, juste pour défendre un homme croisé dans quelques colloques. Ranger, sans autre forme de procès, dans la catégorie “lynchage médiatique” le témoignage d’une mère ayant assisté à l’enlèvement de son fils est une infamie. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de présumer, sans autre fondement que les déclarations effectuées par un presque inconnu, que madame Abriata ment ou se trompe ou qu’elle est folle. Par son absence de motivation, par le refus de l’assortir de considérations circonstancielles précises la rendant vraisemblable, cette affirmation devient générale : ce qui est dit de l’affaire Abriata peut l’être de tout témoignage de proche de disparu. Ces témoignages en deviennent affabulation. Celui de la mère d’Hernán Abriata aussi, qui, dès lors qu’un homme croisé dans quelques colloques le contredit5, devient l’instrument d’un lynchage médiatique. Par son absence de motivation, donc, l’affirmation de monsieur Juillet est négationniste. En cela elle est infâme. Comme elle l’est dans l’insondable indifférence, dans l’insondable mépris qu’elle implique à l’égard de cette mère. La victime devient bourreau. Cela est infâme.
On peut imaginer le dialogue suivant pour mieux comprendre la situation :
Madame Abrieta dit : Sandoval a enlevé mon fils, dont le corps ne nous a jamais été restitué.
Monsieur Juillet lui répond : J’ai croisé Sandoval dans quelques colloques. Votre fils enlevé et torturé ? Un lynchage médiatique de monsieur Sandoval, madame. C’est ce que je retiens, en tout cas. Le reste m’importe peu.
La démonstration de l’infamie du propos de monsieur Juillet n’est pas le but principal que nous recherchons ici. Précisons, au demeurant, que nous n’entendons pas définir la personnalité de monsieur Juillet, qui nous indiffère, et qu’on peut avoir tenu un propos infâme sans être infâme.
Cette démonstration ne nous intéresse que parce qu’elle donne lieu à des interrogations et à des suspicions légitimes auxquelles il doit être répondu.
On ne profère pas des infamies sans motif. On n’insulte pas sans motif une mère dont le fils a été enlevé, torturé et tué.
Si Sandoval n’est que la victime d’un lynchage médiatique, Juillet n’est coupable de rien. Faire disparaître derrière un prétendu lynchage les fondements très sérieux des accusations qui visent Sandoval, c’est, pour Juillet, s’innocenter.
Si Juillet ne s’était senti coupable de rien, il n’aurait pas pris la peine de défendre Sandoval. Il se serait contenté de constater qu’il avait croisé dans quelques colloques un homme accusé de crimes affreux. Du reste, il faudrait sans doute rafraîchir la mémoire de l’ancien directeur de la DGSE : il n’a pas fait que croiser Sandoval dans quelques colloques, il est allé en mission avec lui au Chili pour y présenter l’intelligence économique à la française. Il y avait Sandoval, Juillet, Dou, Clerc, Paillard, Larrat, Bragagnolo, Brigaud6. Huit personnes en tout et pour tout.
Coupable de quoi ?
On ne sait pas au juste. Mais qu’un ancien directeur de la DGSE ait estimé nécessaire de défendre publiquement et sans arguments un presque inconnu -ou prétendu tel- accusé de façon vraisemblable d’enlèvement et de séquestration dans un pays où ces pratiques étaient monnaie courante sous la dictature militaire pose question. Que le presque inconnu -ou prétendu tel-, ait, au surplus, été accusé sans contradiction par Le Monde diplomatique et la presse colombienne d’avoir œuvré en tant que conseiller politique de l’un des pires groupes terroristes d’Amérique Latine, cela pose question aussi.
Et ces questions exigent et appellent des éclaircissements. Les aura-t-on ?
1Voir https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/argentine-le-mystere-sandoval_1070638.html
2Voir https://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-100805-2008-03-16.html
3Voir https://www.monde-diplomatique.fr/2007/05/MAZURE/14697
4Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Juillet#Autres_fonctions_et_appartenances
5Situer, par une expérience de pensée, la déclaration de monsieur Juillet dans un cadre plus familier au lecteur français peut être utile. Imaginons donc que l’ancien directeur de la DGSE eût parlé de lynchage médiatique pour évoquer les accusations visant l’officier responsable du massacre d’Ascq et que ledit ancien directeur ait étayé sa défense en disant que l’officier incriminé lui avait dit qu’il était innocent. Aurait-on accepté ces déclarations ?
6Voir https://www.researchgate.net/publication/273981762_Petites_et_moyennes_entreprises_francaises_et_developpement_international ou http://s244543015.onlinehome.fr/ciworldwide/?p=92#xd_co_f=OTNhNjJiMWItMmE1Yy00NTZiLTljYWUtMTUzYzgzZWFlZDdk~