Note blanche de la DGSI sur Esteban Nierenstein (II). Timburbrou, mars 2032.

Cette note fait suite à la note numéro I.

Note du deux mars 2032.

S’inspirant de la dualité onde-corpuscule des particules quantiques (une particule pouvant revêtir les caractéristiques d’une onde ou d’un corpuscule suivant le dispositif mis en œuvre pour l’examiner), monsieur Nierenstein défend que son blog est de nature multiple et que la nature de ses textes est déterminée par le regard qui est porté sur eux. Un courrier envoyé au procureur peut être lu comme un courrier envoyé au procureur ou comme un courrier envoyé au procureur par le personnage d’une fiction. Une fiction, dans le blog de monsieur Nierenstein, est un vecteur destiné à avoir un effet sur les poursuites dont il fait l’objet, mais les poursuites dont il fait l’objet sont aussi regardées comme étant destinées à créer un effet de réel dans les fictions qu’il écrit. Monsieur Nierenstein déclare toutefois qu’il assume la responsabilité de toutes les interprétations possibles et raisonnables que l’on peut donner de ses textes. Il déclare, par exemple, qu’il n’excipera pas du caractère fictionnel d’un texte pour lequel sa responsabilité est engagée. Il ne dira pas que sa lettre d’autoaccusation n’est qu’une partie d’une fiction devant le tribunal, quand bien même cela serait le cas.

En réalité, la démarche de monsieur Nierenstein ne vise pas à esquiver les poursuites (il désire ardemment qu’elles aient lieu), mais à donner à voir que la censure d’un texte par un tribunal va bien au-delà du texte visé. Lorsqu’on détruit la possibilité d’existence d’un tract syndical, on détruit tous les possibles auxquels il aurait pu donner lieu, tous les univers possibles que son existence engendre. Monsieur Nierenstein semble engagé dans une course contre la montre avec le tribunal : il veut multiplier les textes dont l’existence requiert celle du texte pour lequel il est poursuivi. Il veut que supprimer son texte revienne à supprimer tous les textes auquel le texte initial aura donné lieu. Il espère publier un livre avant le procès. Il veut que son procès soit le procès d’un livre, non juste d’une lettre. Il dit cependant se savoir insignifiant, ce qui le conduit à demander des contributions à des personnalités connues. Nous avons appris qu’une artiste l’a filmé et prépare un documentaire sur les poursuites dont il fait l’objet.

La question de la caractérisation d’un texte selon les conditions qui président à son énonciation est une thématique classique en théorie littéraire. Monsieur Nierenstein souhaite que sa démarche soit examinée aussi du point de vue de la théorie littéraire. De façon générale, il veut que les conséquences d’une condamnation soient aussi lourdes que possible et qu’il soit aisé de montrer que ladite condamnation porte atteinte de façon grave à la liberté d’expression et à d’autres libertés, telles que la liberté de création ou la liberté académique.

Monsieur Nierenstein se réfère souvent à l’auteur argentin Borges, sur lequel il a produit plusieurs écrits. Il semble vouloir utiliser la célébrité de Borges pour s’introduire dans les universités. Monsieur Nierenstein a prétexté d’une relecture moderne d’un texte de Borges pour mettre en cause violemment la politique allemande favorable à Israël dans un courrier public qu’il a adressé à l’ambassadeur de ce pays.

Mais le rapport avec l’œuvre de Borges est plus profond puisque monsieur Nierenstein affirme que sa démarche s’inspire d’un texte dudit auteur appelé Pierre Menard, autor del Quijote. Dans ce texte, on découvre que Pierre Menard, symboliste nîmois, a écrit, sans les copier, deux chapitres du Quichotte. Le narrateur compare les deux œuvres et conclut que leur sens divergent. De même, dit le surveillé, selon que l’on choisira de lire ses textes comme des fictions ou non, ils revêtiront des sens totalement différents. Dans l’un de ses écrits, il critique la facilité à laquelle a eu recours Borges en créant deux personnages, Cervantès et Menard. Il pense que la démonstration de Borges aurait été plus élégante s’il n’avait pas inventé Menard et qu’il aurait suffit de postuler que Cervantès était plusieurs personnes en même temps. Il voudrait, sans se comparer à personne, être à la fois Cervantès et Menard. Il y sera parvenu s’il installe l’idée que ses textes doivent être lus comme ayant été écrits par des personnes différentes ou comme ayant plusieurs sens ou fonctions en même temps.

Il se pourrait cependant que mettre toute sa démarche sous l’égide du célèbre écrivain soit une façon de se protéger. La justice française s’attaquera-t-elle à un artiste, aussi modeste soit-il, dont l’œuvre est une actualisation de celle d’un maître universellement reconnu ? Nous ne sommes pas toutefois en mesure d’apporter des preuves qu’une telle intention caractérise les références répétées à l’homme de lettres argentin. Nous ne trouvons nulle trace de cette intention dans les écrits que nous avons analysés.

Toujours dans la même intention de faire du bruit, si l’on peut dire, monsieur Nierenstein essaye de constituer un réseau international. Nous savons qu’il a pris des contacts en Espagne, en Colombie, en Argentine, en Islande et en Belgique, en Allemagne et au Groenland.

Monsieur Nierenstein a écrit à Salvatore Mancuso, ancien chef des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), qui déclare regretter ses crimes et affirme vouloir réparer, dans la mesure du possible, les souffrances qu’il a causées. Monsieur Nierenstein demande à monsieur Mancuso de rendre publiques les informations dont il dispose au sujet de la collaboration entre les AUC et Israël. Il s’agit d’une question qui préoccupe au plus haut point monsieur Nierenstein et sur laquelle il a souvent travaillé. Les AUC sont un groupe paramilitaire responsable de 200.000 morts en Colombie qui a été entraîné par des instructeurs israéliens. Les AUC ont construit des fours crématoires pour faire disparaître leurs victimes. Les demandes de monsieur Nierenstein vont plus loin : il invite monsieur Mancuso à rendre publiques les informations dont il dispose concernant les financements des AUC par de nombreuses entreprises multinationales. Parmi celles-ci figure une entreprise espagnole dont le capital est public. Monsieur Nierenstein semble vouloir poser la question de la responsabilité de l’autorité politique de contrôle pour ce cas précis. Monsieur Nierenstein semble vouloir forcer le procureur à prendre connaissance d’un certain nombre de situations que la justice, estime-t-il, préfère ne pas voir. Il utilise la mise en cause dont il fait l’objet et qu’il a lui-même organisée à cette fin.

Il est important de noter que le courrier envoyé à monsieur Mancuso contient une fiction. Monsieur Nierenstein annonce à monsieur Mancuso qu’il met en place un atelier d’écriture sur l’implication de citoyens israéliens dans l’entraînement et le fonctionnement des AUC.

Nous noterons aussi qu’une démarche analogue a été entreprise par monsieur Nierenstein pour d’autres interventions de citoyens israéliens au service de régimes ou de groupes armés latino-américains caractérisés par leur brutalité. Les cas qui reviennent le plus souvent sont le génocide guatémaltèque commis par le régime de Rios Montt, la collaboration entre Israël, la dictature argentine et ce qu’on a appelé l’Irangate, à savoir l’opération qui permit aux États-Unis de livrer des armes à l’opposition armée nicaraguayenne avec l’aide de l’Iran et d’Israël.