Cher Monsieur,
J’ai été très honoré et ému de pouvoir vous saluer hier.
Vous nous avez dit, avec modestie, qu’il n’y a pas de fierté à être un survivant, à avoir survécu à l’horreur. C’est un propos humble qui vous honore. Je ne sais pas s’il est juste. Je suis certain, en revanche, qu’il n’y a pas de fierté à avoir été ému face à votre témoignage. Pas plus que l’on ne saurait en vouloir à ceux qui ne l’ont pas été. Je crois que c’est là quelque chose qu’on oublie quand, cela arrive, on enjoint la jeunesse de s’émouvoir et qu’on lui impute un défaut moral lorsqu’elle n’y consent pas. Votre témoignage a été sobre, bienveillant et simple. Je l’en ai admiré.
Monsieur Saurel, je ne vais pas retracer les scènes de votre enfance d’enfant des camps. Vous consentez à évoquer l’enfant que vous avez été pour éclairer nos élèves et, en tant qu’homme et enseignant, je dois vous en remercier. Mais j’ai aussi le sentiment je ne dois pas évoquer cet enfant à votre place, fût-il pour décrire mes émotions, dans ce mot que je vous envoie.
Monsieur Saurel, j’ai été ému en vous serrant la main parce que deux de mes grand-tantes sont, sans doute, mortes dans les camps. Je n’avais jamais serré la main d’un déporté. Je suis juif par mon père, décédé maintenant. Mon père m’a raconté que, enfant, à Buenos Aires, il accompagnait mon grand-père à un endroit où il pouvait prendre des nouvelles de ses soeurs, restées en Pologne. Un jour il n’y eut plus de nouvelles. J’ai été ému de serrer votre main et j’ai été ému que vous l’ayez gardé dans la vôtre de longues secondes, pendant lesquelles vous me regardiez dans les yeux.
Mon voisin, dans le quartier immigré de Bruxelles où j’habite, s’appelle Goldberg et il m’a parlé du vide ressenti d’avoir grandi dans une famille dont tous les aînés étaient morts dans les camps. C’est tout, ajouta-t-il, comme pour limiter à ce sentiment de vide, ce qu’il ressentait lorsqu’il pensait à ces parents plus ou moins proches qu’il n’avait jamais connus. Ils étaient 17. Le sort de ma famille fut certes moins terrible, mais, en entendant parler mon voisin, j’avais éprouvé aussi, un peu, son sentiment. Je crois que c’est un peu de ce vide-là que vous avez comblé hier, en gardant ma main dans la vôtre. Qu’hier vous ayez serré la main d’un enseignant dont vous ignoriez tout n’enlève rien à l’importance qu’a revêtue pour moi votre geste. Je préfère même que cela ait été ainsi. Nous sommes juifs tous les deux. Mais c’est la main d’un homme que vous avez serrée, c’est la main de tous les hommes que vous serriez dans votre geste fraternel. J’en suis heureux et vous en remercie.
J’ai été ému, monsieur Saurel, pour un autre motif, moins personnel, celui-là, plus professionnel. Il y a deux ans, vous êtes venu dans notre établissement. Ce jour-là, deux de mes élèves sont arrivés en retard dans mon cours, car ils étaient allés écouter votre témoignage. Ce jour-là, par un incroyable télescopage, j’étais en train de parler du cas d’Enric Marco, un faux déporté, un imposteur, qui avait prétendu avoir été l’un des dix mille républicains espagnols déportés par les nazis (souvent pour s’être engagés dans la résistance française contre l’occupant). Enric Marco, à la faveur de l’affaiblissement dû à l’âge de la plupart des anciens déportés, avait réussi à devenir le président de l’amicale des anciens déportés espagnols du camp de Matthausen. Auparavant, j’avais travaillé sur un texte de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, Thème du traître et du héros, qui met en scène un homme, Ryan, qui choisit d’occulter la vérité historique pour protéger l’honneur de son arrière-grand-père et l’un des mythes fondateurs de l’Irlande. Je souhaitais aborder la question de la falsification de l’histoire.
J’ai laissé de côté l’espagnol. J’ai expliqué aux élèves que l’un des principaux dommages que les imposteurs causaient était de jeter le discrédit sur d’autres témoignages, vrais, tels que le vôtre. Nous avons aussi affirmé que personne n’avait le droit de s’approprier la souffrance d’autrui, que cela était immoral. J’ai parlé à mes élèves de la rage et la frustration ressentie par des milliers de jeunes espagnols dont Enric Marco avait manipulé les émotions, car l’imposteur était un acteur habile qui jouait avec les sentiments de son public. Si, aujourd’hui, après vous avoir écouté, je parlais de nouveau à mes élèves, je mettrais l’accent sur la sobriété de votre témoignage, à l’opposé de l’exubérance de l’histrion.
Mais je m’en voulais. Je craignais d’avoir contribué, fût-ce par des moyens tortueux, à faire douter ces élèves qui passaient ainsi, sans transition, de vous écouter à entendre parler de cet imposteur. Après le cours, j’ai parlé avec mon collègue d’histoire et nous sommes convenus d’être particulièrement attentifs aux risques de confusion. Mes craintes, semble-t-il, étaient vaines, heureusement. Aujourd’hui, après vous avoir entendu, je pense que ces craintes étaient excessives. Je crois que la sérénité de votre propos et l’intelligence de mes élèves ont dû suffire.
Je crois, du reste, qu’un autre danger, plus sournois que celui des imposteurs, nous guette, celui de l’instrumentalisation de l’émotion. Je crois voir, ci ou là, une injonction à s’émouvoir et une volonté de réserver l’émotion à un seul type de crime. Je crains que l’on fasse de l’émotion une sorte de rite initiatique d’accès à la citoyenneté. Je crains que son absence vaille ex-communion ou confirmation d’un -supposé- refus farouche d’adhérer aux principes et valeurs de la République. Combien de petits anti-républicains véritables dans le flot de refus adolescents d’un rituel imposé ?
Nos écoles n’accueillent pas les témoignages des torturés d’Algérie. Un homme, le général Schmitt, a pu devenir chef d’état-major des armées de la République après avoir été à la tête d’un centre de torture et d’assassinat, à Alger, l’école Sarouy. Lorsque j’avais 10 ans, mon cousin, Alberto Hojman, de 19 ans, a été enlevé par les militaires, qui appliquaient en Argentine les techniques de terreur adaptées de celles développées par l’armée française en Indochine et en Algérie. Nous n’avons jamais retrouvé son corps. Alberto était juif par ses deux parents, mais il se battait pacifiquement pour tous les opprimés de mon pays.
Nous recueillons tous, d’une façon ou d’une autre, l’héritage de nos aînés. J’ai reçu de mon père un héritage juif qui contient une part de drame. Je ne dirais pas, aujourd’hui, que cet héritage juif a beaucoup d’importance dans ma vie. Mais une chose perdure : le désir d’aider celui dont on abaisse la dignité, qu’on condamne, qu’on exclut. Je me suis donc reconnu dans vos paroles lorsque vous avez déploré les discriminations qui visent les Français d’origine maghrébine ou noire.
Encore une fois, merci monsieur Saurel.
Très cordialement,
Sebastián Nowenstein
professeur d’espagnol
Lycée R. Queneau.