Lettre ouverte à un ancien élève. Daech et la fraternité islamique.

J’ai écrit cette lettre il y a six ou sept mois (note du
Bonjour M,
Voici la lettre que je t’avais annoncée. J’avais commencé à t’écrire après notre première discussion. Dès le début, il s’est agi, dans mon esprit, d’une lettre ouverte. Pour préserver ton anonymat, je t’ai nommé, au début de cette lettre, M. Après, nous nous sommes encore croisés, tu m’as dit que tu avais changé d’avis et je t’ai dit que j’avais commencé à t’écrire. Dans la suite de ma lettre, je t’ai donné ton vrai prénom, mais si tu souhaites qu’il en disparaisse, ou même que notre lycée ne puisse pas être identifié, pas de problème. Si tu souhaites répondre à ma lettre et que je publie ta réponse (avec ton identité réelle ou avec un pseudonyme), cela me convient. Si tu veux proposer à d’autres de prendre part à notre échange, cela me va aussi.
Je ne sais plus quand tu devais avoir tes résultats. Les as-tu déjà eus ? Cela a-t-il été ?
Tu trouveras en annexe (ANNEXE I) à cette lettre un article du Monde qui, me suis-je dit, pouvait t’intéresser. L’ANNEXE II est une lettre que j’adresse à la ministre Vallaud-Belkacem dans laquelle je défends l’idée que l’École ne pouvait pas être Charlie. L’ANNEXE III est un courrier adressé au dessinateur Riss. L’ANNEXE IV, une lettre à l’intention de la sénatrice Laborde, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession ; je m’y demande si l’École pouvait, en droit, imposer la minute de silence en mémoire des victimes des attentats de janvier.
Bonne continuation à toi,
M. Nowenstein.

*****

Cher M,
J’ai du retard dans ma correspondance. J’avais pensé t’écrire après notre discussion, mais j’ai été pris par d’autres choses. Après, il y a eu les attentats. J’ai éprouvé comme une urgence à tenter de comprendre ce qui nous arrivait. Je dis « nous », alors que je suis hispano-argentin et que je vis en Belgique… Je dis « nous » parce que je te parle en tant qu’enseignant et que quand j’exerce mon métier, je me sens pleinement « Français », au sens où, quand j’enseigne, je ne crois pas penser à mes origines plus que n’importe quel autre collègue. Quand je parle de la société française, je le fais en tant qu’enseignant et fonctionnaire « français » et quand j’envoie des courriers en Espagne pour le travail, je n’évoque pas ma nationalité, me contentant de mentionner ma fonction. Je crois que ces attentats et les débats qui leur ont succédé ont produit une sorte de suspension dans nos vies. Je crois que, sans eux, je t’aurais écrit plus tôt.
Comme cette lettre est une lettre ouverte, je vais, si tu le veux bien, rappeler les circonstances de notre discussion, ainsi que son contenu. Je crois que c’est quelque chose qui peut être utile pour toi et moi aussi, si jamais il devait y avoir une réponse de ta part, voire un échange ultérieur. Tu pourras, si cela est nécessaire, faire les remarques que tu estimeras opportunes sur la façon dont je rends compte -de mémoire- de nos propos.
Alors que je sortais du lycée pour aller me chercher quelque chose à manger1, je suis tombé sur toi, que j’ai eu comme élève. On s’est salué et je t’ai demandé de tes nouvelles. Tu m’as parlé des examens et concours que tu passais. Au bout d’un temps, j’ai fait allusion à ta tenue, une djellaba. Je crois me rappeler mes propos : «Mais, dis-moi, tu as changé de look, tu n’avais pas cette tenue au lycée ». Tu as souri : « C’est parce qu’on est vendredi, monsieur ». « Tu veux bien m’expliquer ce qu’elle signifie ? Je n’y connais rien… » . Tu m’as répondu que c’était à la fois un habit traditionnel et religieux. Tu as ajouté : « c’est comme pour les femmes, qui doivent cacher leurs cheveux… ». « Mais, je crois t’avoir coupé, encore une fois, je n’y connais rien, mais je crois qu’il y a différents courants en Islam, différentes écoles. Elles n’exigent pas toutes que les femmes cachent leurs cheveux… ». « Ah, non, monsieur, il n’y a pas de courants en Islam ! ». « Mais, il y a bien, je ne sais pas, les chiites, les sunnites, les alaouïtes… ». Je ne me rappelle pas exactement ta réponse, mais je vais te dire le sentiment qu’elle m’a laissé : tu ne voulais pas dire que les chiites n’étaient pas des musulmans, mais c’est malgré tout ce que tu pensais. Tu avais dit, cela, je m’en souviens bien, pour qualifier les flagellations que les fidèles chiites s’infligent lors de certains rites, « est-ce que c’est une religion, ça, monsieur ?, est-ce qu’une religion qui conduit les gens à se faire du mal peut vraiment être une religion ? ». Je t’avais répondu qu’à tout prendre, je préférais une religion qui prescrit de se faire du mal à soi-même plutôt qu’une religion qui prescrit de tuer, piller et violer, comme le fait Daech en Syrie et en Irak… Je t’avais alors invité, au nom de ta foi et des interrogations qui étaient les tiennes concernant le chiisme, à refuser la qualité de musulmans à ceux qui se réclament de ta religion pour justifier leurs crimes. Je raisonnais en disant que si l’Islam est une religion qui prône le respect de la personne, la charité… tu devais considérer comme étrangers à ta foi les fanatiques de Daech. Je me rappelle que tu m’avais aidé à parfaire mon argument : « c’est la paix, monsieur, qu’il faut citer, il faut dire que l’Islam est une religion de paix ». Je t’ai remercié et t’ai dit que c’était vraiment ça, oui. Tu m’as alors parlé de cet apologue qui raconte que le petit fils du prophète, tenant un ennemi à la merci de sa lame, avait refusé de l’épargner en dépit du fait que ce dernier avait proclamé qu’il n’y avait de Dieu qu’Allah et que Mohamed était son prophète. De retour au campement, le petit fils du Prophète s’était vu reprocher son acte : qui était-il pour juger de la sincérité de la conversion de son adversaire ? Seul Dieu peut savoir ce qu’il y a dans les cœurs… Et toi d’actualiser l’enseignement de l’apologue « Qui suis-je pour exclure les membres de Daech de la communauté des musulmans ? ». Tu m’as dit que ceux qui proclament qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et que Mohamed est son prophète doivent être considérés comme des frères (ou des sœurs) en religion. Je t’ai répondu que le terme frère, appliqué aux membres de Daech me choquait, mais que ce qui me choquait davantage, était le fait qu’eux soient tes frères et pas nous2, pas les autres, ceux qui ne sont pas musulmans. Je t’ai parlé de cet article lu dans Le Monde, qui citait le cas d’un taré (ce furent mes termes, je crois) australien, converti à l’Islam en prison, qui était parti faire le djihad en Syrie et y avait acheté quelques femmes -il disait les avoir épousées-. Tu m’as expliqué qu’une telle conduite n’était pas conforme aux préceptes islamiques, puisqu’il fallait, pour pouvoir épouser une femme l’accord de son père ou de son tuteur3. Cet Australien était ton frère et pas moi ? Tu m’as expliqué que tu avais plus de devoirs à l’égard de cet Australien qu’à mon égard. Je ne me souviens plus de comment tu avais formulé la chose, mais il y avait deux formes de fraternité et tes devoirs à l’égard de l’Australien étaient supérieurs à ceux que tu avais à mon égard.
Je t’ai rappelé que pendant l’année où tu avais été mon élève, je t’avais traité comme tous tes autres camarades, sans faire de distinguo. « Et alors, quoi, si tu me vois me battre contre l’Australien, c’est lui que tu choisiras !? », t’avais-je lancé. Mais, tu étais gêné, je m’en souviens bien. À la fin de notre discussion, en riant, tu donnais une interprétation de la fraternité islamique te liant à l’Australien parti en Syrie qui me rassurait un peu, mais pas totalement : tes obligations supérieures à son égard impliquaient que si tu tombais sur lui, tu le cognerais encore plus fort pour le faire changer d’avis. Un camarade à toi, qui assistait à la conversation t’a dit : « Il a raison, le prof, on doit dire que c’est pas des Musulmans ! Il faut qu’on en parle à l’imam ». Et toi, pas encore convaincu, de rétorquer : « Moi, ce qu’il me faut, c’est des textes, pas ce que l’un ou l’autre disent ! ». Je me suis dit alors : « C’est bien, M, je te reconnais là, tu veux des preuves, c’est bien, tu ne suivras pas n’importe qui ». Mais en même temps, pensant au récit de Borges dont j’allais te parler après, je craignais ton face-à-face solitaire avec le texte. J’avais confiance en toi, mais je dois te dire que c’était une confiance en le M que j’avais connu, une confiance intime, personnelle, pas objective. Je savais que je pouvais me tromper et je sais que parfois les faits font de nous ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas être. Ce que je voulais, c’était une confiance argumentée, que je pourrais opposer à quelqu’un qui ne te connaîtrait pas, pas cette « confiance » qui consiste à dire qu’il est gentil, M, que je le connais, que je l’ai eu comme élève.
Je dois te dire que, par après, quand je pensais à notre discussion, c’est surtout l’absence de réciprocité, je crois, qui m’attristait. Je me sentais trahi. Je considérais que j’avais été loyal à ton égard et j’en voulais à une conception de la religion qui rendait impossible la fraternité humaine, cette valeur essentielle de l’École et de la République.
Est-ce que tu te souviens, Mouloud, du long discours que je t’avais tenu, dans le bureau de A, où il était question de la République ? Je dois t’avouer que je ne me souviens pas trop de ce que je t’avais dit. Je me rappelle seulement, mais ce n’était pas là l’essentiel, que j’avais voulu te faire prendre conscience qu’en te parlant comme nous le faisions, ce n’était pas seulement des personnes qui s’adressaient à toi, mais que celles-ci avaient pour mission d’incarner la République. C’était solennel et grandiloquent, j’en suis certain, et en même temps sincère. Je ne comprends pas très bien moi-même cette nécessité qui m’habite parfois, moi, l’étranger, de défendre les valeurs de la République. Il y a quelque temps un ami, plus jeune que moi, plus cool, plus hédoniste, m’a reproché mon côté messianique. Je lui ai répondu, que oui, c’était vrai, j’avais un petit côté messianique, mais qu’il était sincère, que j’avais conscience de ce défaut et que j’essayais de vivre avec, sans pour autant avoir la volonté de changer. Quelque temps après notre discussion dans le bureau de A, je tombe sur toi, à l’extérieur du lycée (tout ceci se passe pendant que tu es en Terminale, avant donc notre discussion qui a donné lieu à mon idée de t’écrire). Tu ne venais presque plus en cours, tu préparais sans doute le bac et tu avais décidé qu’il te serait plus profitable de travailler de ton côté plutôt que de venir au lycée ; ou alors, plus probablement, tu n’allais qu’aux cours des matières à fort coefficient. Je montais deux par deux les marches de l’esplanade de devant le lycée, en direction du métro. « Un vrai sportif, ai-je entendu- ça se voit ! ». Il y avait un peu -permets-moi cette vanité de croire que c’était juste un peu- de sarcasme dans la voix qui s’adressait à moi. J’ai levé le regard et me suis aperçu que tu discutais avec le jeune homme qui m’avait ainsi apostrophé et qui ne s’était sans doute pas rendu compte qu’il avait, en me parlant, attiré vers toi mon regard, alors que, sans son interpellation, je ne t’aurais pas aperçu dans la masse d’élèves qui stationnait devant le lycée. « Tiens, Mouloud ! » Ce fut alors mon tour de me montrer ironique : « Alors, Mouloud, ça t’a plu ce que je t’ai dit chez A ? ». Petit sourire, regard fixe sur l’horizon. « Cela t’a tellement impressionné que tu n’oses même plus venir en cours ? » Et, en me tournant vers ton camarade : « Je l’ai grondé un peu trop fort, tu vois, il n’ose plus affronter mon regard, c’est ça, Mouloud ? » Le petit sourire n’a pas quitté tes lèvres. Les yeux, toujours fixés dans le lointain, tu me dis : « Oui, monsieur, c’est ça ».
Est-ce que tu te rappelles, toi, mieux que moi notre conversation chez A ? Si c’est le cas, cela me rendrait service que tu me rafraîchisses un peu la mémoire. En fait, comme je te l’ai dit à l’instant, je travaille en ce moment sur cette fameuse commission d’enquête sénatoriale et ce serait bien si je pouvais, grâce à toi, me rappeler un peu mieux cette scène dont je te parle. Je crois que cela m’aiderait à mieux savoir comment la question des valeurs républicaines se présentait à moi à l’époque, avant les attentats et avant d’avoir lu tout ce que j’ai lu sur la question depuis qu’ils ont eu lieu. Je fais beaucoup de choses et j’oublie beaucoup.
Voilà, j’ai fini d’écrire ce que j’avais en tête avant d’aller, encore, me chercher à manger4 et… avant de te croiser une nouvelle fois. Il est facile de situer le moment où je m’étais arrêté d’écrire et le moment où j’ai repris, après t’avoir encore croisé : c’est le moment où j’ai cessé d’écrire M pour te donner ton vrai prénom5. Je t’ai croisé donc tout à l’heure.
« Ah, je suis content de vous revoir, monsieur ; je me demandais quand j’allais vous croiser! Je voulais vous dire, j’étais dans l’erreur ». Je te demande de me préciser de quoi tu parles exactement. « Pour Daech, quand je disais que c’était des frères, monsieur, j’y ai pensé, le soir même, après notre discussion, j’ai commencé à regarder. Personne ne les défend à part ceux qui sont fous, comme eux ». Je t’ai dit à quel point j’étais content de t’entendre dire cela. Je t’ai dit aussi que, justement, j’étais en train de t’écrire et que, si tu voulais, je t’enverrais cette lettre. Alors que je notais ton adresse mail, est arrivé Saïd6, ton ancien camarade, qui m’a salué fort cordialement, tout en disant à un ami à lui : « Eh, dis bonjour à monsieur, c’est mon prof d’espagnol ! ». Il me plaît de mentionner ici le comportement de Saïd. Il me permet de montrer à tous ceux qui, de plus en plus nombreux, m’expliquent que les Arabes ont la volonté de nous imposer la charia, qu’ils n’acceptent pas nos lois, etc, etc, à tous ceux qui font de « vous » un corps unique auquel ils prêtent les pires intentions et l’impossibilité absolue de « s’adapter/s’intégrer/s’assimiler » à notre société, de leur montrer donc que « vous » êtes divers, que mon quotidien est fait « d’Arabes » aussi différents les uns des autres que ceux qui ne sont pas « Arabes ». La cordialité de Saïd, renouvelée à chaque fois que je le croise, son « merci, monsieur », d’il y a quelques mois, quand je l’ai revu pour la première fois après son année de Terminale chez nous, alors qu’il n’y avait vraiment pas de quoi me remercier, puisque j’avais juste essayé de faire mon travail, tout cela me conduit à dire que le réel de mon quotidien et le flux d’évidences immédiates auquel il me soumet m’empêche de prendre au sérieux ces fantasmes qui voient en « vous » une cinquième colonne qui chercherait à nous soumettre et à nous imposer l’Islam.

Je me soumets au réel et à sa complexité, je ne me soumets pas à l’injonction de lui substituer une image fantasmée ou follement réductrice. J’ai écrit, après avoir parlé de Saïd, tout cela. C’est que cette cordialité dont vous faites preuve à mon égard quand je vous croise dans le quartier, n’est pas simplement le fait de Saïd, elle est aussi celle de tes camarades F, T ou S… (initiales arbitraires). Je parle de cordialité, parce que je parle d’une impression subjective, mais je devrais dire « civilité », puisque c’est finalement de cela qu’il s’agit. Cette civilité est multiple, du reste, elle ne se limite pas à un bonjour, elle intègre beaucoup d’autres choses qui nourrissent des échanges « civils », comme ceux qui se mettent en place lorsque l’on parle de Borges ou de Cervantès, comme ceux qui permettent de régler de façon raisonnable les différents qui peuvent surgir dans la vie d’un établissement scolaire. Je prends « votre » comportement comme une manifestation de respect adressée à ma fonction et non comme un témoignage d’attachement à ma personne. Il n’y a jamais rien eu d’extraordinaire dans mes cours ou dans mon attitude à votre égard. J’ai juste essayé de faire de mon mieux un boulot impossible. (Quand je pense à quitter le métier, -quel prof n’y songe pas, au moins une fois de temps en temps ?-, c’est parce que je trouve cela fatigant de toujours se battre pour faire les choses à peu près correctement tout en sachant que ce ne sera jamais bon).
Mais, au fond, est-ce que votre civilité prouve quelque chose ? J’ai discuté avec une juge il y a quelque temps. J’opposais mon quotidien à sa conviction d’un refus absolu d’intégration dans votre chef. Elle m’a dit : « Ça, c’est ce qu’ils te montrent… ». Et pendant que j’écrivais ces lignes, j’ai pensé à une variante de cet argument : « Kouachi aussi était poli ». En plus général, on peut avoir : « Tu ne sais pas tout » ou, avec un petit sourire condescendant et assignation immédiate à la catégorie de l’idiot utile : « Tu fais de l’angélisme, mon pauvre ».

Ne pas se laisser abuser par les apparences, prêter des intentions cachées et sournoises à autrui, cela peut être prudent. Le problème apparaît lorsque l’on exerce cette « prudence » à l’égard d’une partie de la population, toujours la même ; lorsque l’on fait de cette méfiance non un sentiment intime qui conduit à la vigilance, mais, par une inversion du raisonnement, un argument qui renforce cette méfiance et qu’on brandit en public, haut et fort. Puis, on « vous » demande de prouver que vous n’êtes pas ce que l’on a pensé ou décidé que vous étiez. « Vous » êtes sommés de dire « Not in my name », tout le temps, ou presque.
Mais Mouloud, toi aussi, tu es un peu coupable. Tu étais un peu coupable, puis-je écrire, je crois, désormais. Je veux parler de ce que j’appellerais une application à géométrie variable du scepticisme. Lorsque tu me disais que tu n’étais personne pour juger de la sincérité d’une profession de foi, tu faisais un usage partiel et partisan des outils de la pensée. Il est vrai qu’on ne peut jamais savoir ce que les gens pensent en leur for intérieur. Mais si tu considères prudent de douter de tout, de ne jamais déduire des comportements les pensées intimes, alors, il faut le faire partout et toujours et ne pas réserver cette bienveillance extrême à une seule catégorie de la population. Le biologiste anglais Dawkins se moquait des relativistes radicaux qui affirment que la science est une production sociale en disant : « Montrez-moi un relativiste à 30.000 pieds et je vous montrerai un hypocrite ! »7. Pardonne-moi, Mouloud, mais je pense qu’il y a une forme de déloyauté intellectuelle à douter de l’islamité des chiites parce qu’ils se flagellent et à ne pas le faire au sujet des sunnites de Daech en dépit du fait qu’ils tuent, violent et pillent… Plus généralement, il y a une forme de déloyauté à réserver à l’énoncé de la profession de foi musulmane une sorte de privilège exorbitant du droit commun8, comme si cet énoncé seul devait échapper au scepticisme9. On pourrait douter de la sincérité de toutes les paroles qui sortent de la bouche d’un homme (ou d’une femme) sauf de celles-là ?
Mais je voudrais aller un peu plus loin dans ma démonstration. Je voudrais te prouver que tu n’es pas obligé de renoncer à ta foi pour dire que les membres de Daech ne sont pas tes frères. Mon but ici, en parlant avec toi, n’est pas de te faire perdre la foi, mais de te convaincre que tu peux la garder tout en rompant le lien de fraternité islamique dont tu croyais qu’il te liait aux membres de Daech.
Je crois que l’interprétation que tu as faite de l’apologue du petit fils du Prophète est une façon facile d’éviter de prendre tes responsabilités. L’apparente modestie qui consiste à se faire tout petit en disant « qui suis-je pour les juger ? » m’apparaît surtout comme une façon de ne pas assumer ta responsabilité de citoyen, celle qui consiste à réprouver des comportements barbares ou à tout le moins à rejeter toute fraternité avec ceux qui les ont. Pour pouvoir récuser l’attitude que tu avais adoptée sans pour autant exiger de toi l’abandon de ta religion, je dois 1. trouver à cet apologue une interprétation différente de celle que tu lui as donnée et 2. cette interprétation doit être conforme aux enseignements de l’Islam. Ce qui m’importe, encore une fois, n’est pas de te faire abandonner ta religion, mais de t’amener à adopter une position plus conforme à l’idée que je me fais de la fraternité.

Je sais que tu as changé de position. Mais je voudrais quand-même aller jusqu’au bout de mon raisonnement pour ensuite te demander s’il te paraît acceptable. Je voudrais aussi que tu me dises pour quelles raisons tu as changé d’avis. J’ai retenu ta volonté de ne pas t’en remettre aux interprétations diverses que l’on peut entendre, mais, au contraire, d’asseoir sur les textes et, j’imagine, sur des raisonnements rigoureux, ta position. Je voudrais donc savoir, concrètement, quels arguments t’ont fait changer d’avis et, aussi, ce que tu penses du raisonnement que je vais exposer. Le fait que ce que je vais te dire provienne de quelqu’un dont on supposera qu’il n’est pas musulman ajoute une question à notre débat : une interprétation d’un texte religieux doit-elle être issue d’un croyant pour qu’elle puisse être reçue par un croyant10 ?

Rappelons, pour ceux qui nous lisent, cet échange concernant mes croyances personnelles. Tu as dit, en préambule d’une affirmation, je ne sais plus laquelle : « Vous, qui n’êtes pas musulman,… ». Je t’ai coupé : « Ah, ça, tu n’en sais rien ! ». Tu as ri et, beau joueur, tu en as convenu. Mais, tu as répliqué : « Au moins, je sais que vous n’êtes pas chiite ». Ce fut à moi, alors, de t’accorder le point, car, en effet, pour indiquer mon ignorance des subtilités du chiisme, j’avais dit au début de notre conversation : « je ne suis pas chiite, mais… ». Permets-moi, avec un peu de mauvaise foi, d’essayer de me rattraper : mon énoncé découlait de la position rhétorique que j’avais adoptée dans le cadre de notre controverse. Bon, je sais, c’est faible et j’aurais mieux fait de m’exprimer autrement. Mais revenons à nos moutons. Laissons de côté la question de savoir si l’interprétation de quelqu’un qui pourrait ne pas être musulman peut être reçue par un musulman. Je suis sûr que ce que je vais te dire peut être soutenu par un musulman. Il suffirait donc qu’on dise : « Imaginons, Mouloud, qu’un musulman te dise… » Ou, alors, imaginons que je fasse la profession de foi des musulmans, est-ce que du coup ce que je dis deviendra recevable (dans l’hypothèse dont on parlait où 1. je ne suis pas musulman maintenant et 2. un musulman ne peut accepter une interprétation provenant d’un non-musulman) ? Si je ne suis pas musulman, il pourrait m’indifférer de prononcer ces paroles et, en le faisant, je te mettrais dans l’embarras, coincé, comme tu le serais, entre l’obligation de ne pas juger ce qu’il y a au fond de mon cœur et ce que te dit la raison, à savoir qu’il semble extrêmement improbable que monsieur Nowenstein soit musulman… Figure-toi que quand tu me parlais des devoirs particuliers que tu avais à l’égard de ceux que tu appelais des frères et de ceux que tu avais à mon égard, je me suis demandé in petto : « mais tiens, qu’est qu’il se passerait si tout d’un coup je prononçais cette profession de foi ? Mouloud serait-il désormais contraint de voir en moi un frère ? » Je ne l’ai pas fait, je n’ai pas prononcé ces mots qui sont pour toi si chargés de sens, par respect pour ce qu’ils représentent pour toi (je suis toujours dans l’hypothèse assez vraisemblable où je ne suis pas musulman non chiite), mais je trouve qu’il s’agit d’une question intéressante : qu’est-ce qui se passe quand quelqu’un prononce ta profession de foi, par, disons, dérision ?
Mais, bon, Mouloud, je reviens à mon interprétation de ton apologue. En fait, à la réflexion, je ne sais pas si j’ai une interprétation à te proposer. En réalité, je peux me contenter de bien moins. Je peux me contenter de bien moins, puisque ce que je veux, c’est récuser l’aspect de ton interprétation qui t’empêche de dire que les gens de Daech ne sont pas musulmans. Il suffirait, me semble-t-il, de dire que l’apologue te commande de ne pas tuer quelqu’un de Daech, mais qu’il ne te commande pas de ne pas juger ses actes comme contraires à l’idée que tu te fais de l’Islam. Tu pourrais me dire (me l’as tu dit?) : « Mais, exclure quelqu’un de l’oumma est pire que de le tuer ! ». Peut-être. Mais tu dois être modeste : ton jugement, ton anathème, ne suffit pas à exclure quelqu’un de la communauté des musulmans. Si tu te trompes, pas de souci, Allah, qui sait tout, agira comme de justice. Ton jugement, il n’a d’effet qu’ici-bas, n’est-ce pas ? Ou faut-il imaginer qu’il soit susceptible de véritablement envoyer quelqu’un en enfer ? Si tu admets que ce n’est pas le cas, la seule conséquence de tes paroles pour le combattant de Daech, c’est que cela peut l’attrister qu’un musulman l’exclue de l’oumma. Il est vrai que cela m’a, moi, un peu chagriné de sentir que tu m’excluais, pour ainsi dire, de la fraternité. Mais, je dois t’avouer que ce sentiment est resté limité et ne m’a pas déstabilisé au-delà de faire naître le désir de t’écrire cette lettre. Et puis, je tiens les combattants de Daech pour un peu moins sensibles que moi. Franchement, tes scrupules me paraissent un peu excessifs. Mais revenons à notre apologue : qu’il ne faille pas tuer quelqu’un à la merci de sa lame et qui ne peut plus rien contre soi, c’est quelque chose avec quoi je ne peux qu’être d’accord. Mais comment passe-t-on de cet énoncé élémentaire et sans doute commun à la plupart des cultures humaines à celui qui permet de ne pas prendre parti au point de faire d’un criminel son frère ?
Il y a, me semble-t-il, une autre façon de récuser ta conclusion. La proclamation de foi musulmane devait arrêter la lame du petit fils du Prophète. Or, l’oreille humaine est imparfaite ; elle peut ne pas entendre une proclamation de foi exprimée à une voix trop basse ou cachée par la fureur du combat. On ne peut donc savoir si quelqu’un qu’on s’apprête à tuer n’a pas fait cette proclamation. Par conséquent, il ne faut jamais tuer autrui, tout homme est ton frère en puissance et peut-être en acte. L’apologue ne protège pas seulement les musulmans connus de celui qui brandit une arme, mais aussi tous ceux dont la foi pourrait être inconnue de celui qui s’apprête à mettre fin à leur vie. Une autre formulation de cet argument consiste à penser qu’un musulman pourrait refuser d’instrumentaliser sa foi pour protéger sa vie. Étant donné que tout être humain est un musulman possible, ton apologue protège tous les êtres humains.
Je crois que cet apologue invite à ne pas commettre l’irréversible et l’irréparable. Ton jugement sur un membre de Daech, y compris celui qui l’exclurait de l’oumma telle que tu la conçois, n’est pas irréversible, puisque tu peux en changer et il est, ce qui est plus important, indifférent aux yeux d’Allah, seul juge véritable, à moins que tu ne tombes dans l’hubris de croire qu’Allah, avant de prendre ses décisions, se demande ce que Mouloud en pense. En fait, à bien y réfléchir, ton apologue renforce ma position plutôt que la tienne (celle que tu avais, je veux dire ; pardonne-moi, mais je te livre les pensées qui me sont venues à l’esprit après notre discussion, avant donc de savoir que tu avais changé d’opinion). Si l’apologue veut dire qu’un bon musulman ne doit pas ôter la vie d’un autre musulman, alors même qu’il peut avoir des doutes fondés sur la sincérité d’une conversion qui semble dictée par le désir d’échapper à la mort, il faut bien conclure que les gens de Daech ne sont pas de bons musulmans… Mais il est vrai que je te demande davantage : je t’invite à considérer qu’ils ne sont pas musulmans, ce qui est aller plus loin. En fait, je te demande encore plus : je t’invite à me dire qu’ils ne sont pas musulmans. Mais le verbe inviter est important ici. Je n’exige pas de toi que tu dises qu’ils ne sont pas musulmans. Je t’invite à le considérer parce que je pense que c’est là une opération légitime et qu’elle peut te permettre d’adopter une position plus en accord avec ce que je crois être tes sentiments et tes convictions. Je pense que c’est une opération légitime dans le sens où chacun a le droit de se donner l’identité qu’il veut en prenant, pour la définir, les éléments de son choix dans le monde extérieur. L’identité sera ensuite plus ou moins acceptable, l’opération plus ou moins crédible. Que quelqu’un dise  je suis nazi et je retiens de Hitler sa politique de relance de l’économie allemande me donnerait des haut-le-cœur et me paraîtrait d’une hypocrisie absolue. En revanche, que quelqu’un se dise croyant (musulman, juif, chrétien…) tout en ayant une définition de sa foi qui en fait un instrument de paix ne me choque pas car, d’une part, il y a dans les corpus doctrinaux de ces religions de quoi asseoir une attitude de tolérance et, d’autre part, la réalité m’offre des exemples nombreux de personnes se réclamant de ces religions qui se montrent humaines, bienveillantes et tolérantes. Il ne s’agit certainement pas d’oublier les horreurs qui ont été faites au nom de ces religions, il ne s’agit pas non plus d’ignorer les appels au meurtre qu’elles contiennent, mais de laisser la liberté à chacun de définir l’héritage qu’il veut recevoir en soi, en tant que foi ou en tant qu’identité. Je me rappelle une interview de Philippe Séguin qui, dans mon souvenir, disait retenir dans l’histoire de France ce fil rouge qui allait de Jeanne d’Arc jusqu’à, je ne sais plus, disons, Jean Moulin et qui était, pardonne-moi encore, j’ai aussi oublié, celui, disons, de la liberté. Bien évidemment, il ne s’agit pas de dire que la France a toujours été vertueuse ou toujours le phare de la liberté. Le propos de Séguin ne reflète pas une vérité historique, mais une volonté de se définir et de définir son pays. En l’occurrence, c’était une façon de rejeter hors de la tradition française Le Pen et le Front National. J’avais lu cela non comme un mensonge sur le passé mais comme un appel à être des gens bien, humains et tolérants. Pour moi, il ne s’agissait pas de dire ce que la France avait été, mais ce que Séguin aurait voulu qu’elle fût et, par cette évocation d’un passé mythique et perçu comme tel, de dire ce qu’il voudrait que la France soit.

Lorsque, après les attentats, tant de gens disaient qu’on ne pouvait pas dire que l’islam n’était pas « ça », on mélangeait deux énoncés différents : celui qui consiste à expulser et exclure ces comportements de ce que l’on définit comme Islam, à l’instar de l’imam de Drancy qui qualifiait de Satans11 les terroristes, et celui qui nierait toute relation factuelle entre les attentats et la religion des terroristes. Refuser la possibilité aux musulmans de définir leur foi intime et leur doctrine religieuse en les termes qu’il veulent pour ensuite établir un lien indissoluble et, pour ainsi dire, éternel et impardonnable, entre eux et les terroristes est aussi juste que de ramener la France, toute la France, aux crimes commis en Algérie, tous les juifs à ceux commis en Palestine ou tous les États-uniens à ceux commis en Irak, le communisme à Staline, etc, etc.
Mais je me permets d’insister sur un point. Il ne s’agit pas de nier l’évidence : les gens de Daech sont musulmans, au sens où il se réclament de cette religion. Il ne s’agit certainement pas de nier cela. La question, pour moi, c’est comment tu peux être musulman tout en rejetant toute fraternité avec eux. Et je crois, vois-tu, que la difficulté provient de l’une de tes premières affirmations : en Islam, il n’y a pas de courants. En fait, si tu voulais bien admettre qu’il y a plusieurs façons d’être musulman, tu ne serais pas confronté au choix difficile de devoir décréter que tel ou tel n’est pas musulman. Tu pourrais dire : ma façon de voir l’Islam est celle-ci, mais il y en a d’autres. Certaines de ces façons de se réclamer de l’islam sont même criminelles, mais, comme ces manières-là de vivre l’islam ne sont pas les miennes, je n’ai pas à me justifier. Je crois qu’en refusant l’idée d’une multiplicité de traditions islamiques, tu t’enfermes dans un choix impossible entre devoir traiter tout sunnite en frère et la répulsion que t’inspirent les actes de Daech.
Permets-moi de me répéter : ce que j’ai envie de faire ici, c’est de chercher avec toi une solution minimaliste aux contradictions dans lesquelles tu m’as semblé te trouver. J’agis comme ça parce que mon but n’est pas, comme je te l’ai déjà dit, de te faire perdre ta foi, mais de te permettre de surmonter certaines contradictions entre ta façon de l’interpréter et des exigences morales qui s’imposent à toi en tant qu’être humain. Il y a aussi une autre raison : je trouve qu’il s’agit d’une question intellectuellement intéressante que de chercher à savoir dans quelles conditions une religion est compatible avec la fraternité et dans quelles conditions elle cesse de l’être. Déclarer qu’une religion est incompatible12 avec les valeurs de la République ou avec la démocratie, comme le fit Estrosi, et aller puiser ses arguments dans une interprétation tout à fait particulière de cette religion, est déloyal. En outre, il me paraît intellectuellement peu élégant de sortir le bazooka pour tirer sur une religion et sur toutes ses interprétations possibles, alors qu’on peut résoudre le problème de façon plus sobre. Enfin, il y a une motivation pratique ou plutôt directement professionnelle : j’ai pour mission, aux termes de l’article L111-1 du code de l’éducation, de faire partager les valeurs de la République ; la fraternité est l’une d’elles. En même temps, j’ai une obligation de neutralité. Je trouve, par conséquent, que si je peux œuvrer à transmettre la valeur républicaine de fraternité en m’abstenant de critiquer l’islam, ou telle ou telle conception de l’islam, c’est mieux que de le faire en le critiquant. Étant donné que la discussion que j’ai eue avec toi, qui n’es plus mon élève, je pourrais l’avoir, en des termes assez proches, avec un élève, je trouve qu’il est de mon devoir de réfléchir à ces questions. Ce que je veux dire, Mouloud, c’est que c’est quand-même compliqué si je ne peux pas faire partager les valeurs républicaines sans attaquer une religion, puisque la République garantit la liberté de conscience et de culte et que, si je peux attaquer les religions lorsque je n’exerce pas mes fonctions, je dois être beaucoup plus prudent lorsque j’enseigne, notamment parce que, du fait de leur obligation d’assiduité, mes élèves n’ont pas la possibilité de se soustraire à mes paroles, comme ils peuvent le faire en dehors de l’école.

Mais, pour tout te dire, la solution « l’islam n’est pas ça », même si elle est légitime quand elle sert à exprimer une approche subjective, ne me paraît pas la meilleure.

D’une part parce qu’elle doit s’accompagner d’un énoncé qui la complète, mais aussi, la contredit. Ce complément, c’est celui du fait que l’on ne peut nier que, pour beaucoup de croyants et dans un certain nombre de pays, l’islam est, prima facie, comme on dit, bien ça, une attitude violente, antidémocratique et d’oppression, notamment à l’égard des femmes. La position que je t’ai suggérée jusqu’à maintenant revient à dire : l’islam n’est pas ça, ceux qui se réclament de l’islam pour commettre des actes barbares ne sont pas musulmans. Le problème, bien sûr, c’est qu’on ne peut pas faire fi de ceux qui disent que le vrai islam, c’est le leur et que tu es un mécréant qu’il serait légitime de tuer. Un collègue musulman me disait : « ce que les gens qui font un seul et unique bloc de l’islam ne comprennent pas, c’est que ces fanatiques, ils nous tueraient s’ils le pouvaient, ma femme, moi, ma famille, au nom de l’islam… ». Je crois que le fait de définir subjectivement le périmètre du vrai islam et de décréter que ceux qui se situent au dehors ne sont pas musulmans comporte de véritables difficultés. J’ai adopté cette démarche parce que tu avais affirmé qu’il n’y avait pas d’écoles en islam et pour voir jusqu’où elle pouvait nous conduire13. Mais je pense que la meilleure solution réside dans une autre observation de ce collègue dont je te parlais : « les gens ne voient pas notre diversité ». Je crois que la solution réside dans cette diversité. Si tu en prends acte, tu ne seras plus obligé de prononcer des oukases et des exclusions.
Du reste, ces exclusions sont, me semble-t-il, relativement faciles lorsqu’on parle des gens de Daech, mais on voit vite les limites de la démarche lorsque l’on a affaire à des différences inoffensives d’interprétation et non à des sujets qui commettent des crimes barbares. L’avantage de dire : « les interprétations de l’islam sont multiples » provient aussi du fait que tu ne t’enfermes pas dans une alternative biunivoque du tout ou rien, du « frère » auquel te lie une solidarité islamique indissoluble quelle que soit l’horreur que t’inspirent ses actes et l’Autre, le non-musulman ou le mauvais musulman.
Je t’ai parlé plus haut du sentiment de tristesse que j’ai éprouvé après notre discussion et qui provenait surtout, à mon sens, du fait que je l’avais vécue comme une défaite de la fraternité. Je trouve qu’enseigner est souvent difficile et parfois je m’interroge sur la suite de mon activité professionnelle, comme je te le disais plus haut. Mais je crois que la motivation la plus élevée qui me retient -il y en a d’autres : la sécurité de l’emploi, les vacances, la possibilité d’organiser mon travail comme je l’entends ; mais je parle ici de sentiments élevés- est celui de la fraternité. Je crois que si je n’étais plus prof, ce qui me manquerait le plus, ce serait ce sentiment de fraternité. Je suis reconnaissant à l’institution scolaire de me fournir un cadre dans lequel j’éprouve tous les jours la fraternité humaine. Si tu jettes un coup d’œil à mon blog, tu pourras voir que je me montre souvent virulent. J’attaque des gens. Certes, je ne m’en prends pas à eux en tant que personnes, mais je suis conscient d’avoir blessé des gens. Je suis donc content que, à côté des combats que je mène, il puisse y avoir dans ma vie un espace comme celui de l’École que je vis comme celui de la fraternité. Ce sentiment de fraternité provient du fait que, dans l’exercice de mes fonctions, je n’attaquerai jamais un élève14, que tout ce que je fais est orienté vers la transmission de connaissances et la volonté de faire partager des valeurs républicaines.

En cours, parce que les élèves, comme je te le disais plus haut, ne peuvent pas échapper à ma parole, je me dois d’être parfaitement respectueux. En cours, je ne dois pas choquer, même si le monde est choquant. Ce sentiment de fraternité qui découle de la façon dont je conçois ma mission s’étend aux familles. Lorsque je reçois des parents, je ne pense pas à leurs options politiques. Tout ce qui m’intéresse, c’est que nous œuvrions à ce que l’élève comprenne et apprenne. Je vois l’École comme une sorte de trêve olympique pendant laquelle tout le monde se parle. Même si j’apprenais que tel ou tel parent tient des propos désobligeants à mon égard, pendant l’entretien, je ne penserais qu’au parcours scolaire de mon élève. Je n’essaye pas de te convaincre que je suis exemplaire, j’essaye de te dire ce que je cherche à être et aussi à te dire pourquoi cela ne me pèse pas de recevoir un parent dont je détesterais les positions politiques15. En t’écrivant, je pense à ce que disait un gynécologue : « la plus ravissante des créatures, une fois dans mon cabinet, ne sera jamais qu’une patiente à soigner ». Je trouve ça fondamental, qu’il y ait des endroits où, à l’instar de ce gynécologue dont les pulsions sexuelles disparaissent, les gens laissent de côté l’affrontement pour œuvrer à quelque chose de bien. L’école n’est pas ça ? L’école n’est pas que ça ? Elle est aussi lieu de violence voir d’humiliation des élèves, pour reprendre le titre du livre de Pierre Merle16 ?

Bien entendu. Je suis, du reste, maintenant, moi, dans la position de celui qui dit « X -l’école, l’islam, le communisme, le capitalisme, l’art, ou tout ce qu’on veut- n’est pas ça ». Mais je trouve que je suis cohérent, puisque je te dis ce que l’École, « mon » école, est pour moi et ce, dans l’optique de t’expliquer en quoi elle a partie liée, pour moi, avec la fraternité et en quoi la conversation que nous avons eue m’avait attristé, puisqu’elle affaiblissait ce sentiment de fraternité qui est si important pour moi. J’ajoute que mon attachement à l’école ne m’empêche pas de la critiquer avec virulence, notamment lorsque je trouve qu’elle faillit à ses obligations les plus hautes, lorsque, par exemple, elle se fait complice de la ségrégation sociale et économique, en violant ses propres valeurs fondamentales17.
Mais, Mouloud, notre conversation n’a pas eu pour effet uniquement de m’attrister. Elle me fit plaisir aussi. Je vais essayer de te dire pourquoi.
Je crois que la première raison de ce sentiment de satisfaction provenait simplement du fait que notre conversation avait eu lieu. Il me semblait que notre volonté partagée de nous expliquer nos points de vue était déjà une sorte de démenti à ce sentiment de rupture de la fraternité. Que deux personnes qui n’en sont pas obligées se parlent requiert et implique la fraternité. Que nous ayons été capables, et toi et moi, malgré nos différences, de nous séparer en de bons termes, préoccupés peut-être, mais toujours « frères humains », me paraît fondamental et précieux. Je crois qu’on peut -presque- tout se dire dès lors que l’on a cette assurance que, quels que soient les différents, on ne perdra jamais de vue l’humanité de l’autre et que cet autre agira de même avec soi. Tes propos mettaient en cause quelque chose de très important pour moi, je te l’ai déjà dit. Et, en même temps, ta cordialité et ta gêne faisaient que je ne tirerais pas toutes les conséquences logiques de ce que tu me disais. Je crois que c’est là quelque chose d’important : chaque énoncé que nous émettons recèle de nombreuses possibilités d’interprétation et je crois qu’il est important de ne pas choisir sans motif celle qui fait de son adversaire un ennemi et de l’ennemi un monstre18. C’est d’ailleurs ce que je reproche à certains exégètes inspirés et -volontairement ?- myopes de l’islam, qui vont te sortir la petite phrase qui tue et qui prouve définitivement tout ce qu’on veut ; mais qui appliqueront, ces exégètes, ce mode particulier d’argumentation de façon discrétionnaire, comme cela les arrange et, surtout, dans les domaines qui les arrangent.
Je crois que l’autre chose qui m’a fait plaisir, c’est que nous ayons pu parler en nous référant au récit de Borges «El evangelio según Marcos »19, que nous avons étudié en classe. Je vois la littérature, entre autres choses, comme un espace de rencontre entre les gens. Lire un récit, puis en parler, permet souvent d’enrichir sa pensée et, plus important, pour ce qui nous occupe ici, de se parler. La littérature, une certaine littérature, du moins, peut fournir un lieu neutre où l’on peut se parler de façon contrôlée, en ne dévoilant de soi que ce que l’on veut bien dévoiler, ce qui peut permettre, justement, d’aller plus loin que lorsque l’on est contraint de dévoiler ses véritables croyances ou positions. Il me semble que le fait que nous puissions parler en nous référant à Borges est aussi une façon de mettre en œuvre la fraternité. D’ailleurs, cette année-ci, ceux qui t’ont succédé dans mes classes ont étudié deux textes, l’un de Borges, l’autre de Vargas Llosa, où les écrivains citent le même livre, le roman Moby Dick, pour défendre et illustrer l’idée d’une universalité de l’art.
Mais je dois dire, puisque cette lettre n’est pas que pour toi, pourquoi nous avons parlé, toi et moi, du récit de Borges.
Dans cette nouvelle, tu t’en souvenais bien, le protagoniste, Baltasar Espinosa se retrouve coupé du monde, en raison d’une inondation, dans une ferme perdue dans la pampa. Il est en compagnie des Gutres, une famille dont l’isolement dure depuis des générations. Pour passer le temps, Baltasar Espinosa lit aux Gutres des passages de la Bible, l’un des rares livres qu’il y a dans la ferme. Les Gutres font une interprétation à eux de ce qu’ils entendent. Ils en viennent à voir en Baltasar Espinosa le Christ. Ils le crucifient. L’isolement des Gutres les avait coupés de toute interprétation raisonnable des textes religieux20.
J’avais fait le rapprochement avec nos terroristes qui, coupés de leurs semblables et isolés dans des îles virtuelles reliées à d’autres îles par leurs ordinateurs, noyaient leur raison dans des interprétations aussi délirantes21 du Coran que celles que les Gutres faisaient de la Bible. Le souci, avec les Gutres, c’était qu’ils ne comprenaient pas qu’il fallait lire la Bible comme une fiction et non comme le mode d’emploi d’un mécanisme permettant de faire baisser le niveau des eaux. Sevrés, depuis des générations, de littérature ou de fiction, tout leur paraissait aussi vrai que les bêtes qu’il fallait sauver de l’inondation, les oiseaux du ciel ou l’incertaine géographie d’une plaine sans limites.

La fréquentation de la fiction, ai-je suggéré, permet de détecter comme fiction ce qui en relève et de le traiter comme tel. Je donne au mot fiction ici non pas le sens de ce qui est faux, mais celui d’un ensemble d’énoncés dont la signification se dévoile dans l’acte de la lecture, laquelle ne peut donc qu’être multiple, et qui évoque des faits dont on ne vérifie pas l’exactitude. En ce sens la religion en relève22. Le corollaire de voir ainsi cette vaste catégorie d’énoncés, que je range sous le vocable de fiction, comme fondamentalement porteurs d’une pluralité de sens, c’est qu’ils ne sauraient déterminer nos vies de façon absolue. Appliquée aux religions, cette façon de faire nous conduit à confronter leurs enseignements au réel et à des principes d’humanité dont ils ne peuvent qu’être porteurs, car toutes les grandes religions comportent des principes de paix et d’humanité (mais aussi de graines de haine qui les contredisent).

Concrètement, cela signifie que quand bien même un texte sacré appellerait au meurtre, cette injonction ne saurait déterminer seule la conduite des croyants car 1. il se peut que cet appel au meurtre soit une image susceptible d’autres interprétations, 2. il se peut que cet appel au meurtre soit en contradiction avec d’autres principes portés par le texte sacré et 3. il se peut que la personne visée par l’appel au meurtre ne soit pas celle que l’exégète croit. Dans l’embarras, ou dans le doute, la solution la plus charitable et la moins irréversible doit prévaloir, celle qui conduit à épargner son ennemi (c’est, d’ailleurs, le sens que je donne à ton apologue : dans le doute, épargne ton ennemi).

La question, dont nous parlerons sans doute plus tard23, est aussi de savoir si ta religion contient ou non des règles d’interprétation. L’interprétation que tu faisais de l’apologue dont on a parlé, était-elle celle de Mouloud ou était-elle la seule possible du fait de l’existence d’une règle d’interprétation inscrite dans le Coran qui proscrirait toute autre interprétation que celle que tu en as donné ? Tu le devines, je préfère la première option. La deuxième laisse peu de place à la fraternité. Comment celle-ci pourrait-elle exister entre croyants et non croyants s’il y avait, comme prérequis nécessaire à toute discussion, l’adoption de règles d’argumentation contraignant le raisonnement à tel point que la multiplicité de sens possibles se réduirait à un seul ?

Mais parlons de cela plus tard. Juste une chose, avant de revenir à Borges. Je me dis, pendant que je t’écris, que cette nécessité que je pose de voir tout texte comme susceptible d’interprétations différentes doit, en retour, appeler les critiques de l’islam ou de toute autre religion à ne pas l’enfermer dans la lecture qu’eux font de tel ou tel passage : il ne se déduit pas du verset 2.193 du Coran que tous les musulmans veulent nous imposer la charia. Quand je t’écris, je pense à quelqu’un, une amie, qui brandissait justement le fameux verset 2.193 (« Combattez-les sans répit jusqu’à ce quil n’y ait plus de subversion et que le culte soit rendu uniquement à Allah. ») comme un argument définitif devant démontrer la volonté de tout musulman de nous imposer la charia. Si « vous » nous dites le contraire, semble-t-on vous dire, c’est que soit vous feignez, soit vous êtes de mauvais musulmans, puisque vous n’appliquez pas l’interprétation de mon amie24 , qu’elle juge seule possible. Je crois qu’islamistes et islamophobes partagent la même approche faussement littéraliste du Coran. Ils dégagent un sens, celui qu’ils veulent, et réduisent le monde et les musulmans à leur précipité d’aveuglement et d’ignorance25.
Mais revenons à Borges et aux considérations que nous avons faites lorsque nous l’avons lu par le prisme de la notion de mythe. Il n’est pas absurde de penser que toute société fait appel à des mythes, fondateurs ou structurants. Un mythe serait une croyance sur laquelle on ne s’interroge pas, quelque chose à quoi on décide de croire. Ils produisent, un peu comme je le disais plus haut pour la littérature, un espace commun, voire un opérateur qui facilite ou même rend possible la fraternité. Mais il arrive que les mythes nous échappent, qu’ils deviennent autonomes et que l’ordre des choses s’inverse. Les mythes cessent alors de nous servir de ciment social et nous devenons, à notre tour, leurs servants. Devenus buts en soi, minotaures qui exigent leur tribut de sang, ils nous manipulent pour faire de nos vies leur nourriture.
Si l’on considère que dans l’histoire de l’humanité le mythe a été indissociable de la condition humaine26, il peut être judicieux de l’apprivoiser, plutôt que de vainement vouloir l’éradiquer… Je vous ai alors proposé cette idée que la fréquentation assidue de la littérature pouvait nous apprendre le bon usage du mythe, à entrer en lui et à en sortir. À reconnaître aussi les traits du mythe dans les récits qui nous parviennent. En somme, pour suivre Coleridge, à suspendre l’incrédulité, mais momentanément, en gardant donc la capacité de sortir de la fiction parce qu’on a gardé le souvenir que l’on y est entré, que l’on a ouvert le livre et que ce qui se déroule devant nos yeux n’est pas le réel, mais un réel ou un irréel que nos cerveaux configurent et que nous acceptons, un temps, d’endosser. Est-ce que tu te souviens que je vous avais parlé de Coleridge et de sa phrase célèbre selon laquelle la littérature requérait la suspension momentanée de l’incrédulité27 ? Je vous avais demandé si le mythe ne requérait pas la suspension indéfinie de l’incrédulité28. On pourrait remplacer mythe par religion29 .
Mais il fallait relativiser, bien entendu, nuancer. Nous l’avons fait pendant le cours, mais je ne me rappelle pas exactement ce qui fut alors dit. Laisse-moi te parler d’une autre lecture avant d’introduire cette nuance dans ce qui serait un si beau tableau, celui de la littérature sauvant le monde ou, à tout le moins, celui de la littérature comme vaccin contre le fanatisme.
Quand, il y a trois ans, les programmes de lv2 ont intégré la notion de progrès, je me suis dit qu’il était temps de lire l’ouvrage de Pinker « The better angels of our nature30 », qui tente d’expliquer la baisse de la violence sur le long terme dans le monde. Je vais résumer en deux mots l’une des thèses d’un livre de plus de 500 pages : la fiction permet de se mettre à la place de l’autre, se mettre à la place de l’autre rend plus difficile de le tuer, ergo : la diffusion de la fiction a contribué à la baisse de la violence dans le monde. (On peut, d’ailleurs, retrouver un peu cette idée dans les positions de Borges et de Vargas Llosa dont je t’ai parlé plus haut). Cette thèse, je la trouve intéressante mais problématique. Elle est problématique parce que les exemples ne manquent pas de fictions qui sont des appels à la haine ou qui donnent un quitus moral à ceux qui l’exercent. Je pense, par exemple, à cet écrivain français, Lartéguy, qui glorifie, dans « Les Centurions » les parachutistes français qui ont sévi en Algérie. Vendu à plus d’un million d’exemplaires, ce livre allait devenir, explique Muriel Robin dans « Escadrons de la mort, l’école française »31, le livre de chevet des militaires argentins qui ont appliqué dans mon pays les techniques développées par l’armée française en Algérie. « Les Centurions » a, aussi, inspiré le général états-unien David Petraus dans la stratégie qu’il a mise en place en Irak32. Il est donc aisé de trouver des exemples qui montrent que cette belle théorie, celle qui voit dans la pratique de la fréquentation de la fiction un mécanisme qui permet de se mettre à la place de l’autre et qui rend par conséquent plus difficile de le tuer, est loin de répondre à toutes les formes que prend la littérature. Lorsque j’ai lu Pinker, je lui ai fait, mentalement, cette objection dont je viens de te parler. Je lui ai aussi opposé le récit de Borges33. Je me suis dit alors que, pour que la théorie de Pinker que je viens rapidement de t’exposer soit moins fausse, il fallait en restreindre la portée. Je voyais deux démarches, qui ne s’excluent pas : substituer au mot « fiction », les mots « fiction qui n’incite pas à la haine » ; remplacer par « lecture ouverte, raisonnée et argumentée » le mot « lecture ».

Pinker observe -je crois que c’est chez lui que j’ai lu ce que je vais te dire, mais je n’en suis pas sûr- que les histoires pour enfants ont perdu de leur violence, se sont adoucies. Il se pourrait qu’on ait ainsi un cercle vertueux : la violence baisse, les récits s’adoucissent, l’empathie s’accroît, etc, etc, sans qu’il soit nécessaire d’identifier une cause première. En tout cas, il me semble que la première opération, celle qui consiste à exclure de la littérature (ou de la littérature qui contribue à la diminution de la violence et par conséquent au progrès) la littérature de haine est assez claire et n’appelle pas d’explication supplémentaire. Il me semble, en revanche, que l’expression « lecture ouverte, raisonnée et argumentée » demande à être précisée.
Prenons le cas des Gutres qui crucifient le malheureux Baltasar Espinosa. Ils ne savent pas lire, au sens où ils sont incapables de déchiffrer l’écriture, mais ils ne savent pas lire aussi dans le sens où ils ne savent pas ce qu’il faut faire d’une fiction et dans le sens également qu’ils ne sont pas capables à strictement parler d’identifier une fiction. Bien entendu, les Gutres sont une invention littéraire et ils représentent un cas extrême et pur, mais ils nous aident à raisonner et nous permettront, après, et avec prudence, de transposer nos conclusions dans le monde réel. L’idée, pour revenir à la thèse de Pinker et à la restriction de son étendue que j’envisage, c’est de dire qu’il ne suffit pas de lire dans son coin, mais qu’il faut aussi confronter les lectures (c’est-à-dire, les interprétations) pour pouvoir exclure celles qui sont absurdes ou criminelles. Il ne suffit pas de lire, il faut aussi interpréter et confronter son interprétation à celle de ses frères humains et aux principes moraux et généraux que nous adoptons et qui règlent -ou dont nous voudrions qu’ils règlent- notre conduite. Des deux opérations que je t’ai suggérées, restreindre le sens du mot « littérature » ou celui du mot « lecture », c’est cette dernière que je préfère. L’avantage de restreindre la théorie de Pinker du côté de la lecture plutôt que du côté de ce qui mérite d’être désigné sous le nom de littérature est, me semble-t-il, double. D’une part, on évite de restreindre l’ensemble de la création par des critères moraux et non esthétiques : si on est certain que l’on va savoir lire, on peut tout lire. D’autre part, on se prémunit contre les interprétations délirantes qui peuvent toujours survenir, le plus innocent des récits étant toujours susceptible de donner naissance à d’étranges interprétations. Pour moi, l’école -mon école, comme tu peux dire, si tu le souhaites, mon islam– doit être un lieu où l’on apprend justement à lire, c’est-à-dire, où l’on apprend à élaguer dans les interprétations infinies que notre cerveau nous propose d’un texte pour ne retenir que celles qui sont acceptables ou, à tout le moins, pour étiqueter comme telles celles qui ne le sont pas. Du coup, cela me déplaît, lorsque l’on donne L’INTERPRÉTATION d’un texte, la seule, l’unique, en oubliant qu’un texte n’est pas un sens, mais un déclencheur d’une pluralité de sens34. Car, pour pouvoir faire ce travail d’élagage, encore faut-il avoir laissé émerger les sens qu’il faudra après soumettre à la raison35 (bon, je simplifie, c’est évidemment moins chronologique, car c’est la raison aussi qui fait naître les lectures, mais je ne vais pas en faire toute une note).
Je crois que les Gutres sont comme les Kouachi et les Coulibaly, des êtres qui n’ont jamais appris à lire, des êtres qui ne savent pas que la seule façon humaine de lire le Coran ou n’importe quel texte religieux est de le faire avec les mêmes outils que l’on déploie devant une fiction36. Cette affirmation n’équivaut pas à nier l’origine divine du Coran, question sur laquelle je ne me prononce pas, mais à affirmer que le sens littéral du Coran n’est pas accessible à un esprit humain37 et que ceux qui se réclament d’une lecture littérale du Coran ne font, eux aussi, que l’interpréter. La seule singularité de leur lecture est qu’elle se prétend littérale et qu’elle exclut toutes les autres. Je crois comprendre, du reste, que ce qui caractérise certains djihadistes est davantage leur isolement38 que leur connaissance des textes sacrés de l’islam. Mais en écrivant tout ceci, j’ai un doute : notre discussion s’est-elle produite avant ou après les attentats ? J’ai maintenant l’impression que c’était après, car je me rappelle que j’avais comparé le comportement des terroristes ignorants qui ne savent pas lire le Coran et celui des Gutres dont l’interprétation délirante les conduit à crucifier Baltasar Espinosa.
En fait, je ne sais pas si la littérature contribue ou non à faire baisser la violence, mais je suis convaincu que la démonstration que personne n’a le monopole de l’interprétation d’un texte et que toute interprétation doit être confrontée à des principes élémentaires d’humanité me paraît, elle, de nature à contrer le fanatisme39. Je me permets de te faire remarquer que la validité de mon énoncé ne requiert pas de mettre sur un pied d’égalité livre sacré et texte ou principes profanes, mais de mettre sur un pied d’égalité interprétation -forcément humaine et faillible- d’un livre sacré et principes d’humanité qui, d’ailleurs, sont recueillis dans le livre sacré lui-même40.
Avant de te laisser, Mouloud, je voudrais te rappeler cet autre texte sur lequel nous avons travaillé en classe, un texte de Borges aussi, qui s’appelle « Los dos reyes y los dos laberintos »41. Dans cette courte récréation des contes des mille et une nuit, un roi arrogant, celui de Babylone, est puni d’avoir voulu humilier le roi d’Arabie -qui ne l’avait nullement offensé- en le faisant errer dans un labyrinthe grandiose qu’il avait fait construire. La vengeance du roi d’Arabie, tu t’en souviens sans doute, est terrible : il abandonne son adversaire dans le désert et lui déclare « Ceci est mon labyrinthe ». Avant de mourir de faim et de soif, le roi de Babylone comprend, avions-nous interprété, qu’aucun labyrinthe humain ne peut égaler celui de la Création. Mais, ce qui est plus important pour nous, il comprend l’étendue incommensurable de l’intelligence divine42, l’impossibilité de s’en jouer, voire de la percer ou la comprendre. L’avantage du roi d’Arabie est moral : il agit avec droiture, ce dont il est récompensé par Allah, qui punira l’arrogance de celui qui a voulu se faire Son égal. Je te rappelle ce court texte parce qu’il me semble qu’il peut faire l’objet d’une interprétation dans le cadre de ta foi : ériger une interprétation au-dessus des autres est un acte d’orgueil qui exige que l’on ait reçu un don particulier ; vouloir l’imposer à autrui est un défi à Dieu car cela revient à substituer à Sa Parole la sienne, celle de l’exégète qui croit détenir l’interprétation véritable. Celui qui agit ainsi, agit comme le roi de Babylone, qui avait eu l’outrecuidance de substituer au labyrinthe de la Création, le sien propre43.
Allez, bonne continuation, Mouloud.
Bien à toi,
M. Nowenstein.
PS : Je me suis rappelé ce que je t’avais dit chez A. Celui-ci te parlait des conséquences que tes actes risquaient d’avoir dans ta vie. Moi, j’avais préféré te parler de tes obligations à l’égard d’autrui et de la société. Je t’avais dit qu’il fallait être quelqu’un de bien, c’est tout, et que tel était le message que la République, incarnée par nous, te délivrait44.
PS bis : Je n’arrive pas à lâcher cette lettre sans ajouter deux choses : d’abord quelques mots sur un autre récit de Borges que nous avons lu, El indigno, tu t’en souviens ? Ensuite, une réflexion sur la différence entre vérité judiciaire et vérité scientifique qui conclut à la nécessité de restreindre l’emprise de la première aux seuls domaines qui nécessitent des jugements tranchés par oui ou par non. Je rangerai ces deux addenda sous les titres PS bis 1 et PS bis 2.
PS bis 1.
Un garçon dénonce à la police argentine un homme qu’il admire et qui s’apprête à commettre un vol. Au lieu d’arrêter le délinquant, la police le tue et règle ainsi de vieux comptes qu’elle avait avec lui. Nous avions évoqué plusieurs problèmes de philosophie morale. Je les rappelle ici, tout en avouant que je ne me souviens pas de manière exacte de la façon dont le cours s’était déroulé ; je reconstitue à partir du présent. Mais je ne crois pas que ce soit très grave. D’une part, parce que l’on peut remplacer les « nous avons dit » par des « nous aurions pu dire » et, d’autre part, parce que, quoi qu’il en soit, à un moment ou à un autre, je vais traiter dans mes cours les questions ci-après. Le fait que nous ayons dit ou pas ce que ma mémoire me dit que nous avons dit est de peu d’intérêt. Ce qui compte, c’est de voir si on peut utilement poser un certain nombre de problématiques à partir des textes que nous avons étudiés.
Premier problème moral : Le garçon est-il responsable du crime ? Je crois me souvenir que la réponse que nous avions donnée à cette question était que, s’il savait que la police n’était qu’un groupe de criminels dont le comportement n’avait de légal et de légitime que l’apparence, la responsabilité du garçon était engagée. Cependant, si l’on raisonne à partir du texte et sans céder à la facilité de travailler avec des cas purs, il faut bien admettre que cette responsabilité s’atténue si, comme il est possible de le penser, le garçon pouvait penser que les manquements de la police à la légalité n’iraient pas jusqu’au crime. Nous aurions dû aussi nous demander, -je poserai la question la prochaine fois que je travaillerai sur ce texte- s’il n’aurait pas été plus légitime de faire avorter le projet de vol plutôt que de laisser se dérouler le délit pour coincer les délinquants.
Deuxième problème moral : Faut-il dénoncer un ami ? Pour simplifier le problème, nous avions écarté la situation où la police est elle-même criminelle, déjà traité dans le problème précédent, dont celui-ci n’est qu’un cas particulier. Nous n’avons pas donné une seule solution à ce problème, puisque nous avons conclu qu’il fallait dénoncer un ami qui commettait un crime et qu’il ne fallait pas dénoncer un ami qui n’avait pas validé son ticket de métro.
Troisième problème moral : la police peut-elle avoir recours à des méthodes illégales pour faire régner l’ordre ou, au contraire, ce faisant, elle détruit l’ordre légitime pour ne laisser subsister qu’un ordre criminel.
Quatrième problème moral : faut-il être fidèle à l’État, aux amis, à une communauté, à une religion ? Selon Borges, l’État est pour l’Argentin, une insupportable abstraction. Entre l’État et l’ami, voire entre l’État et l’individu courageux, l’Argentin choisit l’ami, voire l’individu (toujours selon Borges), comme le fait Cruz dans ces vers du Martín Fierro que nous avons aussi étudiés45.
Je crois que nous pourrions adapter notre texte à la France d’aujourd’hui. Un jeune homme est fasciné par quelqu’un de plus âgé. Une amitié sincère se développe entre eux. Le jeune Français découvre que son ami prépare un vol pour financer la cause de Daech. Le dénonce-t-il ? Choisit-il la fidélité à la République ou la fidélité à l’ami, fût-il délinquant ? Il y a deux grosses différences, bien entendu : 1. un vol dans une usine, comme dans le récit, est quelque chose de moins grave que de collaborer avec Daech et 2. la police française a la gâchette moins facile que la police argentine. Mais Mouloud, il y a, bien sûr, une plus grosse différence encore… C’est que tu n’as jamais parlé de sympathies pour Daech et que moi-même, je n’ai jamais pensé que tu puisses en avoir. Dans ce sens, je comprendrais sans mal que tu me reproches d’imaginer, dans le contexte de cette lettre, cette adaptation du texte de Borges au cadre français. Mais je crois qu’au travers d’une fiction qui ne te concerne pas, on peut analyser une problématique qui se pose à toi parce qu’elle se pose à nous tous, celle de la tension qui peut exister entre la loyauté aux siens et la loyauté à une entité abstraite telle que la Loi ou l’État. Car, Mouloud, il peut être légitime de défier la Loi. Il y a des situations où il faut désobéir, des situations où il faut en appeler à des principes fondamentaux contre la machine implacable que peut devenir l’État46. Parfois, il faut défendre la République contre l’État ou l’État contre lui-même en allant chercher dans des fraternités autres que celle de la Loi, la force de résister à des actes injustes que la loi veut nous imposer. Je ne m’oppose pas à la fraternité islamique que tu éprouves, comme je ne m’oppose pas à celle qui t’unit à tes anciens camarades, dont tu te plaisais à me donner des nouvelles l’autre jour. Je crois même que sans ces fraternités spontanées, humaines et immédiates, comme celle aussi de l’amitié, il ne se conçoit pas de fraternité républicaine, laquelle me semble naître, par généralisation et abstraction, de l’ensemble de ces fraternités évidentes, que nous éprouvons depuis notre naissance. Ce à quoi je m’oppose, c’est aux fraternités totalitaires, celles qui veulent faire le vide autour d’elles. Je m’oppose à une fraternité islamique qui nierait la fraternité républicaine. Mais je crois aussi que cette dernière ne saurait avoir la prétention de s’étendre à tous les domaines de la vie pour vouloir imposer in fine un face-à-face solitaire entre le citoyen et la Loi.
Par une note du 3 août 1955, le ministre de la justice Schuman47 organise l’invisibilité judiciaire des atteintes aux droits de l’homme commises en Algérie par les forces françaises48. Il s’est ainsi crée une situation où l’État organisait la violation de son propre droit49. Certains militaires ont puisé dans leur foi catholique la force de s’opposer aux tortures, alors que la République sombrait dans l’indignité et se reniait. Ces militaires ont défendu la République contre elle-même ; ils ont défendu ses valeurs contre la façon indigne dont on les incarnait. Eux et d’autres pouvaient proclamer : la République n’est pas ça ! Il arrive donc que l’amour de son prochain que l’on trouve dans les religions, la tienne ou, dans mon exemple, la catholique, puisse être un frein lorsque l’État se trahit. J’aime l’État. Mais l’État est incarné par des hommes qui peuvent le trahir. La coexistence de plusieurs fraternités non exclusives -ceci est fondamental- me paraît être une nécessité50.
Et puisqu’on est en Algérie, je te propose une autre adaptation du texte de Borges : un soldat apprend qu’un lieutenant qui lui a sauvé la vie dans un engagement torture les prisonniers. Doit-il dénoncer son frère d’armes ? (Je fais exprès, mais tu l’avais compris, d’utiliser le mot « frère »). Plus près de nous : un général de gendarmerie couvre ses hommes en présentant de façon biaisée une série d’événements. Il fait ainsi passer la loyauté envers ses hommes devant celle qu’il doit à la République51. Plus loin dans le temps, et dans la fiction: Javert doit-il laisser filer Jean Valjean le fugitif, qui vient de lui sauver la vie52 ?
Les variations autour du thème du conflit des loyautés sont infinies. Je t’ai, pour ainsi dire, fait la morale à toi, mais je pourrais la faire à toute une série de gens y compris à moi-même. Ce que j’essaye de dire par là, c’est que le conflit dont nous avons parlé et dont je te parle dans cette lettre, n’a rien de singulier. Ce qui serait, par contre, tout à fait significatif, ce serait que l’on ne voie qu’une atteinte à la fraternité et seulement une. Je reproche à certains de mes collègues de tout analyser avec le prisme de la laïcité. Ramener les valeurs de la République, dont la fraternité, à la laïcité a pour effet de ramener tous les problèmes à la question de la religion et, de fait, à une religion en particulier. Lors d’une réunion récente je me suis ainsi opposé à ce qu’on range la question de la condition de la femme sous la thématique de la laïcité. Des collègues de Saint-Denis ont récemment refusé de témoigner devant cette commission sénatoriale, dont je t’ai parlé, qui enquête sur la perte de repères républicains (qu’elle ramène sans cesse à la laïcité, elle aussi, et sans le dire ou, plus souvent, en le disant, à la question de l’islam) dans le service public d’éducation. Ces collègues de Saint-Denis ont considéré que les problèmes qu’ils rencontraient n’avaient pas grand-chose à voir avec les valeurs républicaines et beaucoup avec la ségrégation scolaire, les discriminations et le chômage de masse.
PS bis 2.
Je me suis souvent dit que le métier de juge était inhumain. Devoir répondre par oui ou par non à la question de la culpabilité d’un accusé est, souvent, une tâche impossible que le juge doit pourtant exercer sous peine, de commettre un déni de justice53 s’il s’y refuse. L’accusé est acquitté ou coupable, il ne peut pas être quelque chose entre les deux, même si on peut accorder à un coupable des circonstances atténuantes. Il est normal qu’il en soit ainsi, car la société demande à la justice de prendre des décisions et, par conséquent, cette dernière ne saurait se contenter de décrire. Je crois que l’un des risques du dogmatisme, y compris religieux, c’est d’étendre une forme de pensée judiciaire à l’ensemble du réel ou, à tout le moins, à l’ensemble des comportements humains. Tout est bien ou mal, conforme au dogme ou pas. As-tu entendu parler de l’affaire Simpson, un joueur de football américain qui, accusé d’avoir tué son ex-épouse et la mère de ses enfants, retrouva la garde de ceux-ci ? Je trouve que les situations où l’on doit trancher, alors que l’on n’est pas sûr de la justesse de ce que l’on va faire sont suffisamment nombreuses dans la vie pour qu’on n’en rajoute pas sans besoin. Est-on vraiment obligé de savoir si les chiites sont de bons musulmans ou pas ? Je veux dire, on peut penser, en son for intérieur, qu’ils le sont ou pas, on peut définir l’islam, pour soi, de telle ou telle manière, mais, est-ce qu’il n’est pas préférable de restreindre autant que possible ces situations où on doit répondre par oui ou par non ? Ne vaut-il pas mieux, à chaque fois qu’on peut, regarder le monde avec curiosité et chercher à le décrire plutôt que de se demander s’il est conforme ou non à une règle, juridique ou religieuse ? Mais tu te demandes sans doute pourquoi je te dis ceci et quel lien ces considérations peuvent avoir avec notre conversation. Tu pourrais me dire aussi que ta position initiale était que tu ne pouvais pas dire que les gens de Daech n’étaient pas musulmans et que moi, au contraire, t’invitais à prononcer ce jugement.
Ben, je crois que ma réponse à cette objection que je te prête est double. Je dirais, d’une part, qu’en l’occurrence, il faut juger. D’autre part, je pense que la question de Daech, gagne à être traitée avec des instruments non théologiques. Il faut blâmer ce qu’ils font parce que cela est mal. La condamnation morale dont nous les accablons est plus forte et universelle si elle a des assises sur des valeurs communes à toute l’humanité que sur des prescrits religieux. Ils sont détestables parce qu’ils tuent, violent et pillent et non parce qu’ils ne respectent pas tel ou tel précepte religieux. Accessoirement, ils sont de mauvais musulmans, je suis d’accord, mais pourquoi faire intervenir ici le fait qu’ils ne respectent pas la religion54 ? Je crois qu’ici intervient à nouveau la question de la fraternité : si, pour qualifier une conduite morale, chacun utilise les critères de sa religion, il est plus difficile de se mettre d’accord sur ce qui est bien et ce qui est mal que si l’on se réfère à des valeurs morales communes. Je crois que nous avons tous intérêt à construire des valeurs de ce type, valables autant pour les croyants de toutes obédiences que pour les non-croyants. Sinon, on se retrouve isolé dans sa communauté et on coupe court à toute possibilité de se parler. Je crois qu’il faut s’abstenir de juger quand ce n’est pas nécessaire et que, quand on ne peut pas faire autrement, il faut, autant que possible, juger en prenant appui sur des principes fondamentaux communs à tous plutôt que sur ceux de telle ou telle religion (ce qui n’exclut pas que ces valeurs puissent être les mêmes).
Je te dis ceci parce que j’ai eu l’impression, pendant notre discussion, que ta ferveur religieuse te conduisait à traiter avec les instruments de la religion une question qui n’en relève pas vraiment. Et du coup, je me suis dit que tu devais avoir tendance à un peu trop faire intervenir la religion dans la vie de tous les jours.
Bonne continuation à toi,
M. Nowenstein.

1Dans mon souvenir, cela se passe en décembre 2014.

2Ce nous ne signifie pas que je ne sois pas musulman, mais juste que tu me ranges parmi les non-musulmans.

3Je n’ai pas soulevé le fait que cette façon de critiquer le comportement des membres de Daech revient à légitimer un comportement choquant et blâmable, tu me l’accorderas, celui d’imposer un mari à une fille, fût-ce avec le consentement de son père ou de son tuteur. J’aurais volontiers évoqué la question avec toi, mais la discussion ne portait pas directement sur ce point et j’avais peu de temps, car je devais encore m’acheter à manger (ce que, finalement, je n’ai pas fait) et reprendre mes cours. Peut-être que, si tu as envie de répondre à cette lettre, tu pourrais parler de cette question. Je crois qu’on peut ranger cette problématique, dans celle, plus vaste, de savoir quelle place il est raisonnable que le croyant accorde aux prescrits religieux précis dans sa vie morale.

4Nos lecteurs vont croire que je passe mon temps à manger ou à m’acheter à manger. C’est vrai que mes collègues trouvent que je mange beaucoup, mais il faut dire que mon emploi du temps me ménage de longues plages au lycée : le lundi, j’ai, par exemple, un trou de six heures et demie, entre dix heures et seize heures trente. Sans mes déambulations alimentaires, suscitées par cette amplitude horaire, on ne se serait pas croisé.

5Mouloud est un pseudonyme. J’ai remis en mains propres à mon ancien élève une version papier de ce courrier qui porte son vrai prénom.

6Ce prénom est un pseudonyme.

7Show me a cultural relativist at thirty thousand feet and I’ll show you a hypocrite. Airplanes are built according to scientific principles and they work. They stay aloft and they get you to a chosen destination. Airplanes built to tribal or mythological specifications such as the dummy planes of the Cargo cults in jungle clearings or the bees-waxed wings of Icarus don’t. River Out of Eden (1995, pp. 31-32). Cité dans https://whyevolutionistrue.wordpress.com/2011/05/12/no-theists-at-30000-feet/

8Une disposition exorbitante du droit commun est celle qui se situe en dehors du droit commun, en dehors de la normalité des textes.

9Il se pourrait que cette application à géométrie variable du scepticisme soit un prescrit de la foi, mais je ne le crois pas. En tout cas, tu as semblé vouloir le fonder en raison, et c’est sur ce plan que je te réponds.

10C’est, je crois comprendre, la position du grand mufti d’Égypte, qui écrit : Troisièmement, tant dans l’islam que dans les autres religions, nous assistons à un phénomène par lequel des laïques dépourvus d’une connaissance religieuse adéquate tentent de s’ériger en autorités religieuses alors même qu’ils ne possèdent pas les qualifications requises pour procéder à des interprétations correctes de la loi et de la morale religieuses. C’est cette attitude dévoyée et rebelle à l’égard de la religion qui ouvre la voie à des interprétations extrémistes de l’islam qui n’ont aucun fondement. ( http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/21/l-islam-est-devoye-par-des-extremistes-sans-connaissance-religieuse-veritable_4620077_3232.html#cdEkkrGFbXsgW0Ev.99 ) Je n’ai pas la prétention de m’ériger en autorité religieuse, mais j’entends bien, si je le souhaite et si je me donne la peine d’étudier la question, procéder à des interprétations de la loi et de la morales religieuses. C’est un peu, du reste, ce que je fais ici. Que les croyants me reconnaissent ce droit et qu’ils acceptent la possibilité de discuter de questions de morale islamique avec un non-croyant me paraîtrait de nature à favoriser la fraternité. Je ne sais pas s’il faut aller jusqu’à dire que c’est là une condition indispensable, je n’ai pas réfléchi à la question. Il reste que le refus de la discussion argumentée sur des problématiques morales est plutôt la norme que l’exception et qu’elle n’est pas l’apanage, loin de là, des croyants.

Mmm, faut-il le répéter ? Ces affirmations nimpliquent pas que je ne sois pas musulman. Elles ne font que traduire le parti-pris intellectuel d’argumenter à partir de l’hypothèse que je ne suis pas musulman, qui est aussi celle que tu adoptais dans notre discussion, puisque la seule évocation de la possibilité que M. Nowenstein puisse être un frère te faisait rire -nous faisait rire- de bon cœur. (J’anticipe sur ce qui vient juste après, mais ce n’est pas trop grave, je trouve).

11La déclaration de l’imam de Drancy est spectaculaire, mais elle ne me convient pas parce qu’elle requiert, pour être reçue dans toute sa force la croyance à des Satans. Lorsqu’il s’exprime publiquement, lorsqu’il s’adresse à l’opinion publique nationale, il doit faire appel à des références communes. Tel quel, le message ne me vise pas (je suis toujours dans ma posture argumentaire de non musulman), il ne s’adresse qu’à ceux qui croient en l’enfer. C’est un peu le même problème lorsque le pape François qualifie les actes de pédophilie commis par des prêtres de messes noires. Source : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/05/27/01016-20140527ARTFIG00045-le-pape-francois-compare-la-pedophilie-a-une-messe-noire.php

12En fait, il y a des tas de choses qui peuvent être contraires aux valeurs de la République : la ségrégation scolaire, l’apartheid « social, territorial et ethnique » dont nous parle le premier ministre, le Concordat, les pratiques de l’enseignement catholique et la prise en charge des salaires de ses enseignants par l’État, le chômage de masse, la loi sur le renseignement, la fraude fiscale… Mais, là où on sort les valeurs à coup sûr et avec des trémolos dans la voix, c’est quand il est question des musulmans. Cette affirmation, je le reconnais, ne repose que sur des observations personnelles. Mais il serait intéressant de corréler la mobilisation des valeurs républicaines et les différents contextes dans lesquels elle intervient. On obtiendrait des résultats intéressants. Je parie que le Persan de Montesquieu pourrait penser que l’expression « valeurs de la République » est l’antonyme du mot islam, même si, à de très rares occasions, on l’utilise, par extension, dans d’autres contextes.

13Olivier Roy, au sujet du discours « Not in my name » dit ceci : Le deuxième discours, minoritaire et qui a du mal à se faire entendre, est celui que je qualifierais d’« islamo-progressiste », mis en avant par des musulmans plus ou moins croyants et par toute la mouvance antiraciste. Not in my name, « pas en mon nom ». L’islam des terroristes n’est pas « mon » islam, et ce n’est pas l’islam non plus, qui est une religion de paix et de tolérance (ce qui pose un problème d’ailleurs pour nombre d’athées d’origine musulmane, qui oscillent entre la surenchère dans la condamnation du fondamentalisme et la nostalgie d’un islam « andalou » qui n’a jamais existé). La vraie menace, c’est l’islamophobie et l’exclusion qui peuvent expliquer, sans l’excuser, la radicalisation des jeunes. Tout en participant au chœur du grand récit de l’union nationale, les antiracistes ajoutent un bémol : attention à ne pas stigmatiser les musulmans. Je suis d’accord avec lui pour dire qu’on ne peut pas se cantonner à ce discours.
Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/09/la-peur-d-une-communaute-qui-n-existe-pas_4552804_3232.html#RRby5RJcTUxC2GFf.99 .

14Il y a peu de temps, je me suis montré virulent et ironique à l’égard d’un élève dont le comportement était inacceptable. Blessé dans son orgueil, il avait les larmes aux yeux, il s’est sans doute senti attaqué. Mais je continue de penser qu’il était juste d’agir comme je l’ai fait.

15Il y a deux ans à peu près, j’ai écrit une lettre au ministre de l’éducation de l’époque, Vincent Peillon, pour lui demander, ironiquement, des instructions sur les nouvelles valeurs de la Républiques, celles qui se dégageaient des déclarations du ministre de l’intérieur de l’époque, Manuel Valls, soutenu par la totalité du gouvernement, selon les déclarations de Najat Vallaud-Belkacem, alors porte-parole du gouvernement. Manuel Valls avait affirmé que les Roms avaient vocation à rentrer chez eux. Cette lettre m’avait valu un mail d’une collègue qui critiquait ma démarche et concluait en disant qu’elle ne voudrait pas que ses enfants m’aient comme prof car elle déduisait de ma lettre que je manquais à mon obligation de neutralité. Elle voyait sans doute en moi un prof manipulateur qui endoctrine les élèves. Je lui ai répondu que ses propos étaient blessants et injustes. Je lui disais que je ne travaillais que très rarement sur des questions politiques et que la plus grande partie de mon travail, pour ne pas dire la totalité, se faisait à partir de textes littéraires (je pense que la littérature permet de traiter des questions difficiles tout en respectant la neutralité, j’en parle plus loin). Mais si je te raconte ceci maintenant, c’est pour te dire, j’y pense en t’écrivant, que là aussi j’avais senti une mise en cause de la fraternité. La situation était sans doute plus violente, pour ainsi dire, puisqu’en l’occurrence c’était à moi qu’on faisait reproche de ne pas respecter cette valeur fondamentale de neutralité qui me tient tant à cœur. Pour cette collègue, il était difficile de concevoir que je m’engage pour défendre les valeurs de la République et… que je respecte le principe de neutralité. En fait, Mouloud, je me rends compte que la façon dont ce différend dont je te parle s’est fini présente des similitudes avec notre discussion, puisque ma collègue a admis, après un échange, que ma démarche était honorable et, je crois, c’est ce qui compte, qu’elle n’aurait plus peur si jamais ses enfants devaient se retrouver parmi mes élèves : je pense que la fraternité avait été rétablie.

16Merle Pierre. L’élève humilié : l’école un espace de non droit, Paris : PUF, 2005. – 214 p.

17Voir : MERLE Pierre. La ségrégation scolaire, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, 126 p. et Felouzis G, Les inégalités scolaires, Paris, Puf « Que sais-je ?, 2014,128 p.

18Une réthorique incendiaire donne souvent à celui qui en use un certain prestige dans son groupe. C’est un prestige chèrement payé en termes de paix civile, car cette réthorique suscite, nourrit et légitime une réthorique également incendiaire en retour. La démonisation appelle la démonisation.

20Je dois dire que ce récit comporte des passages d’un racisme qui n’honore pas l’auteur. Mais, comme Borges n’est pas que ça, je peux faire lire son œuvre. De même que je pouvais faire lire ce passage du Quichotte, t’en souvient-il ? où Cervantès écrit que tous les maures sont des menteurs. Il ne serait par contre pas acceptable de donner un texte de haine bête ou mauvais, c’est-à-dire, un texte qui ne contiendrait que de la haine et rien d’autre. Je me demande si les caricatures de Charlie Hebdo ne tombent pas un peu dans ce travers-là : d’être bêtes et méchantes, mais pas grand-chose d’autre.

21Ces interprétations ne me paraissent pas délirantes en elles-mêmes. Elles ne le sont que parce qu’elles s’affranchissent d’une confrontation avec le réel et avec des principes charitables contenus dans les textes sacrés et parce qu’elles écartent sans justification la possibilité de l’erreur dans l’exégèse humaine. En soi, il ne me paraît pas absurde d’interpréter les meurtres de masse commis par Dieu dans l’Ancien Testament comme une justification, par exemple, des crimes de guerre. Cette interprétation devient délirante seulement si l’on refuse de la confronter à l’idée que Dieu est bon ou à celle qu’il ne faut pas tuer son prochain, lesquelles sont contenues dans la Bible. Elle devient délirante lorsque le fou refuse d’envisager la possibilité qu’il se trompe, lorsque des principes élémentaires d’humanité évidents lui crient que non, qu’il ne faut pas massacrer à tour de bras. Remarque, le fou, il devra aussi écarter les apologues comme celui du petit-fils du Prophète. Le fanatisme requiert le refus d’une exégèse loyale.

22J’espère ne pas te choquer. Je ne dis que la religion soit une croyance fausse, mais qu’elle doit être traitée cognitivement comme les fictions, dont elle partage 1. le caractère invérifiable de ses affirmations et 2. la pluralité de sens que l’on peut donner à ses énoncés. Une certaine forme de laïcité, qui entend promouvoir une vision globalisante de ce qu’est « une vie bonne » peut être analysée utilement comme une religion. Les déclarations de l’ancien ministre de l’éducation, Vincent Peillon, sont intéressantes à ce titre : L’école de la république est par conséquent la mise œuvre d’un véritable pouvoir spirituel, portant et transmettant des valeurs et non pas seulement des connaissances, même si le savoir, le jugement, la connaissance sont aussi et déjà par eux-mêmes des valeurs. Nous, profs, devons veiller à ne pas prendre trop au sérieux cette religion civile : rien n’empêche de s’y référer intimement, mais on ne peut pas se voir, comme le voulait l’ancien ministre, en prêtres d’une religion nouvelle. Une telle posture me paraît tout simplement contraire à la laïcité. Voir aussi la note 26.

23Je laisse pour plus tard ce « plus tard » qui, initialement, voulait dire « plus tard dans cette lettre ».

24J’ai des amis que l’on peut ranger dans l’ensemble des personnes tenant des propos islamophobes. Je me dispute avec eux, mais je leur conserve mon amitié parce que je refuse de les réduire à des phrases qui ne les représentent pas ou qui, pour paraphraser Borges, les calomnient. Je crois qu’ils ne sont pas méchants, je crois qu’ils se trompent.

25Olivier Roy explique cela beaucoup mieux que moi dans Le Monde : Pour simplifier (mais tout est simplification aujourd’hui), deux discours se partagent l’espace public. Le discours désormais dominant (même s’il prétend toujours s’opposer au « politiquement correct », alors qu’il est devenu « le » politiquement correct) considère que le terrorisme est l’expression exacerbée d’un « vrai » islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant, même si ces choix se font plus par défaut et par ressentiment que par certitude de détenir la vérité. En un mot, tout musulman serait porteur d’un logiciel coranique implanté dans son subconscient qui le rendrait, même modéré, inassimilable, à moins, bien sûr, de proclamer haut et fort sa conversion publique à un improbable islam libéral, féministe et « gay-friendly », si possible sur un plateau télé sous les coups d’un journaliste pugnace et intransigeant, lequel pourrait se rattraper de ses complaisances envers les grands « chrétiens » de ce monde. Cette demande de « soumission » est désormais récurrente (« pourquoi vous, les musulmans, ne condamnez pas le terrorisme ? »). Et c’est sans doute par antinomie que Michel Houellebecq invente la soumission à rebours.
Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/09/la-peur-d-une-communaute-qui-n-existe-pas_4552804_3232.html#RRby5RJcTUxC2GFf.99

26Il ne s’agit pas d’affirmer que le mythe est inhérent à la condition humaine, mais 1. de faire une sorte de pari pascalien laïque : jusqu’à présent on a toujours eu affaire au mythe, il est prudent d’apprendre à vivre avec lui et 2. d’envisager que la littérature ait eu l’intérêt évolutif de favoriser cette maîtrise, comme une sorte de contre-pouvoir du mythe, avec lequel elle doit entretenir une homéostasie, pour reprendre les termes de Claude Bernard, dont on a dû te parler à la fac,.

27Je reprends la note qui figure dans mon cours. Elle est en espagnol (j’espère que tu n’as rien oublié), mais la citation est en anglais (j’espère aussi que tu n’as rien oublié) : … It was agreed, that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. Mr. Wordsworth on the other hand was to propose to himself as his object, to give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind’s attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us …” Coleridge, Biographia Literaria, 1817, capítulo XIV. Cabe señalar que Tolkien niega que tal sea la relación de la realidad y de la ficción, para defender la teoría de la creencia secundaria, secondary belief, que afirma que lo que el lector necesita es creer que lo que lee es cierto en el mundo de la ficción, lo que se consigue gracias a la coherencia del mismo. Tolkien afirma que la voluntaria suspensión de la incredulidad sólo es necesaria cuando el trabajo de creación de un mundo de ficción ha fracasado : Tolkien on Fairy-Stories, by Verlyn Flieger and Douglas A. Anderson: « A new expanded edition of Tolkien’s most famous, and most important essay, which defined his conception of fantasy as a literary form… »(2008) ISBN 978-0-00-724466-9. Fuente : http://en.wikipedia.org/wiki/On_Fairy-Stories.

28Je viens de lire un article de Brian Leiter : Why tolerate religion ?, où je retrouve cette idée que je vous avais proposée en cours, mais formulée de façon sans doute plus rigoureuse : Following the leads of Macklem and Witte, we might suggest that two features single out “religious” states of mind from others. The first pertains to the normativity of (at least some) religious commands; the second pertains to the relationship between religious belief and evidence. On the proposed account, what distinguishes religious belief from other kinds of beliefs is that: (1) Religious belief issues in categorical demands on action, that is, demands that must be satisfied, no matter what an individual’s antecedent desires and no matter what incentives or disincentives the world offers up; 34 and,(2) Religious beliefs do not answer ultimately (or at the limit) to evidence and reasons, as evidence and reasons are understood in other domains concerned with knowledge of the world. Religious beliefs, in virtue of being based on “faith,” are insulated from ordinary standards of evidence and rational justification, the ones we employ in both common-sense and in science. Tu peux trouver l’article ici : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=904640

29Je suis, tu l’auras compris, dans une impasse. Je me suis imposé l’exigence de ne pas critiquer quelque religion que ce soit dans mon argumentation. Dire qu’une religion est un mythe revient à nier qu’elle soit vraie. Mais je pense que je peux m’en sortir : tu reconnaîtras sans doute qu’une religion exige la foi et qu’il ne peut pas être apporté de démonstration de sa véracité. Y croire suppose d’écarter la volonté de démontrer rationnellement la véracité de ce qu’elle dit. En fait, un mythe n’est pas nécessairement faux, un mythe est un énoncé que l’on soustrait à l’examen rationnel. Je crois, par conséquent, qu’affirmer que la foi requiert une suspension de l’incrédulité ne peut pas être considéré comme un manquement à mon obligation de neutralité, mais comme une description objective du phénomène de la foi : si tu es incrédule… tu ne crois pas. Maintenant, reconnaître que la foi implique une suspension de l’incrédulité doit inciter à la prudence car décripter le monde sans la raison peut être périlleux et ce, d’autant plus que tu as besoin, en même temps, de la raison pour interpréter justement les textes sacrés que tu acceptes dans une démarche de foi. Je crois par conséquent qu’il est judicieux de ne pas trop vouloir étendre, dans sa vie, les domaines où son comportement est guidé par la foi.

Je peux utiliser un autre argument. Si un élève croyant oppose la vérité révélée d’une terre vieille de 6000 ans, mon collègue de SVT devra dire que l’énoncé la Terre est vieille de 6000 ans est faux. La neutralité nous prescrit de ne pas empiéter sur la liberté de conscience, pas de renoncer à exprimer la vérité. Mais je t’accorde que ma position est moins forte que celle de mes collègues de SVT, qui peuvent s’appuyer sur un consensus scientifique, alors que mon équation religion=mythe ne repose que sur l’analyse que je fais seul, guidé par ma raison, et que je viens de t’exposer. Cette note fait écho à l’article que je viens de lire et que je cite dans la note précédente : Leiter écrit : Third, and perhaps most controversially, the general reasons for being skeptical that there are special reasons to tolerate religion qua religion (because of the special potential for harm that attaches to the conjunction of categorical demands based on beliefs insulated from evidence) suggest that we must be especially alert to the limits of religious toleration imposed by the side- constraints. Mais il rappelle aussi : It is true that the combination of categorical demands on action and indifference to evidence seems a frightening one, as it can often be, but is there any reason to think that attention to evidence precludes embrace of abhorrent categorical demands? Or, to put the point differently: why think the evidence would thwart grossly unjust categorical demands? Leiter, ibid.

30The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined, Viking (2011)

31Escadrons de la mort, l’école française, de Marie-Monique Robin. 453 pages. La Découverte (15 Sep 2004). Collection : Cahiers libres.

32http://www.slate.fr/story/33521/petraeus-larteguy-centurions-roman-guerre

33Certes, à proprement parler, ce que les Gutres lisent n’est pas un texte littéraire, mais un texte sacré ; il n’est pas sûr, touteois, qu’il se présente à eux comme tel et il est clair que l’on peut imaginer un récit comparable avec pour base un texte littéraire : il n’y aurait pas de difficulté à croiser le Quichotte et le récit dont je te parle pour obtenir l’objet dont j’ai besoin pour ma démonstration.

34J’applique ici à certaines formes de littérature qui me déplaisent les deux opérations qui, à mon avis, un croyant peut déployer à l’égard de certaines formes de religiosité qui lui déplaisent : la religion (la littérature) n’est pas ça et/ou la littérature est multiple et je ne rends des comptes que pour celle que j’embrasse ou, en évacuant la notion de responsabilité, je ne parle que de la littérature qui s’inscrit dans un certain périmètre.

35Alors que je m’occupais de ces questions pour votre cours, j’ai eu une discussion avec une amie qui est chercheuse en littérature et qui s’interrogeait sur le sens à donner à son activité. Je me rappelle que j’avais défendu l’intérêt civique de son travail : elle (eux, les chercheurs sérieux) nous apprenaient à lire, à entrer et à sortir de la fiction et du mythe ; ils contribuaient à maîtriser les emballements dont le mythe se sert parfois pour faire de nous ses serfs.

36Une précision : je ne recherche pas, en me référant à Borges, une explication du processus de radicalisation des terroristes. Ce que je recherche, ce sont les perspectives que Borges peut ouvrir. Le véritable travail de compréhension vient après, il doit être conduit par des spécialistes et intégrer toute une série de déterminismes. Ce que je fais ici, c’est me demander ce qu’il se passe lorsqu’on réfléchit sur la radicalisation après avoir lu certains textes de Borges. En d’autre termes, l’équation Gutres=Kouachi ou Coulibaly n’est pas une explication mais un mécanisme heuristique dont on attend des bénéfices cognitifs sous la forme de pistes de réflexion.

37Parce que le sens littéral et unique n’existe pas et, pour le croyant, parce que la parole de Dieu n’est pas connaissable. Voir note suivante.

38Olivier Roy parle ici : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/olivier-roy-la-laicite-est-devenue-une-ideologie-13-03-2015-4600_118.php de l’individualisation de la religiosité. Ce qu’il dit des djihadistes évoque fort -pour moi- ce que nous avions dit en cours à propos des Gutres.

39Il ne s’agit pas de nier que certains textes -littéraires ou religieux- se donnent à voir comme des textes de haine. Mais de déclarer comme pervers tout mécanisme de production de règles à partir d’un texte religieux qui nierait les principes d’humanité que tous les grands corpus religieux contiennent. Ce qu’il faut voir, Mouloud, c’est que ni le Coran ni aucun texte religieux, ni même les textes de loi ne fournissent des instructions immédiates sur comment agir. De même que le juge dégage de l’interprétation des textes de loi la règle qu’il applique au cas spécifique sur lequel il doit se prononcer, le croyant qui cherche un enseignement moral dans sa religion doit -il ne peut pas faire autrement- dégager par l’interprétation du texte sacré la conduite morale qui est, dans un cas précis, conforme à sa religion. Je laisse de côté le cas d’un texte littéraire de haine, dans la mesure où il n’est pas directement destiné à prescrire des comportements. Mais la différence me semble moins tranchée qu’il n’y paraît au premier abord. Bon, ne t’inquiète pas, je ne vais pas me mettre à te parler de cela maintenant. Permets-moi juste de te donner une référence : Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruylant, 2005, dont voici un extrait, page 665 : Nous avons accès aux règles de droit par l’intermédiaire des signes qui les formulent. La signification d’un texte juridique est un autre texte, son « interprétant », qui exprime la règle indiquée par le premier, d’un certain point de vue ou dans un certain contexte, le plus souvent à l’occasion d’un cas ou d’un litige, en vue de répondre à une question de droit. Le sens d’un texte n’est donc jamais donné d’avance, mais toujours l’enjeu et le produit d’une interprétation. Si l’interprétation est une activité rationnelle, ce n’est pas en tant qu’elle parviendrait à retrouver dans le texte un sens qui s’y trouve déjà, mais plutôt parce qu’elle permet de construire, au départ de ce texte, une signification sur laquelle il est possible de s’accorder. L’un des intérêts de ce livre est de montrer comment, historiquement, l’exégèse juridique a partie liée avec l’exégèse religieuse.

Une autre citation, prise, celle-ci, dans le Manuel de droit constitutionnel de Hamon et Troper : Nécessité de l’interprétation. – Avant d’appliquer un texte juridique, quel qu’il soit, il faut en déterminer la signification. La signification d’un texte juridique, en effet, c’est ce que ce texte ordonne ou permet, c’est la norme qu’il exprime. En d’autres termes, selon le sens qu’on lui attribue, le texte ordonne tel comportement ou tel autre. On appelle interprétation, l’opération par laquelle on attribue une signification à un texte (Troper, 1994a, p. 293 s.).

On a affirmé parfois que l’interprétation n’est nécessaire que lorsque le texte est obscur et que, par contre, elle est superflue lorsque le texte est clair, ce que l’on exprime par l’adage latin in claris cessat intepretatio. Cette thèse aboutit en réalité à un paradoxe, car pour pouvoir affirmer que le texte et clair et qu’il n’y a pas lieu de l’interpréter, il faut savoir quelle est sa signification, c’est-à-dire qu’il faut l’avoir interprété. Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 64.

Encore une citation, mais c’est la dernière, c’est promis : Pour d’autres encore, le juge exerce une fonction foncièrement différente de celle du législateur, mais qui doit être comparée à celle du critique littéraire. Comme lui, il doit donner une interprétation du texte qui n’exprime pas ses propres préférences, mais qui présente au moins deux caractères : d’une part elle doit faire apparaître le texte à interpréter sous son meilleur jour ; d’autre part, elle doit être compatible avec le plus grand nombre de données possibles de l’ordre juridique en question (Dworkin, 1986). Troper et Hamon, p. 74.

Je n’ai pas une grande culture religieuse, mais j’ai l’impression que certaines questions qui se posent au croyant ne sont pas très différentes de celles qui se posent en droit. Je dirais même que, le prescrit légal se présentant en général comme moins obscur que le prescrit religieux, la position -critiquée par d’autres- de ces auteurs- serait plus difficile à récuser en droit qu’en théologie, si on voulait, bien entendu, l’y transposer.

40Permets-moi de reproduire ces pensées de Javert, bouleversé de ne pas avoir arrêté Jean Valjean : Être obligé de s’avouer ceci : l’infaillibilité n’est pas infaillible, il peut y avoir de l’erreur dans le dogme, tout n’est pas dit quand un code a parlé, la société n’est pas parfaite, l’autorité est compliquée de vacillation, un craquement dans l’immuable est possible, les juges sont des hommes, la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre! voir une fêlure dans l’immense vitre bleue du firmament!

Et, un peu plus loin : Ce qui se passait dans Javert, c’était le Fampoux d’une conscience rectiligne, la mise hors de voie d’une âme, l’écrasement d’une probité irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes, cela était étrange. Que le chauffeur de l’ordre, que le mécanicien de l’autorité, monté sur l’aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être désarçonné par un coup de lumière! que l’incommutable, le direct, le correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir! qu’il y ait pour la locomotive un chemin de Damas!

Dieu, toujours intérieur à l’homme, et réfractaire, lui la vraie conscience, à la fausse, défense à l’étincelle de s’éteindre, ordre au rayon de se souvenir du soleil, injonction à l’âme de reconnaître le véritable absolu quand il se confronte avec l’absolu fictif, l’humanité imperdable, le cœur humain inamissible, ce phénomène splendide, le plus beau peut-être de nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il? Javert le pénétrait-il? Javert s’en rendait-il compte? Évidemment non. Mais sous la pression de cet incompréhensible incontestable, il sentait son crâne s’entrouvrir.

Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. Il le subissait, exaspéré. Il ne voyait dans tout cela qu’une immense difficulté d’être. Il lui semblait que désormais sa respiration était gênée à jamais.Tu peux lire le passage ici : http://groupugo.div.jussieu.fr/Miserables/Consultation/Final/Final_05,04.htm . Entre nous, Hugo écrivait vraiment comme un pied.

42On n’est jamais trop prudent : notre interprétation ne produit pas un énoncé sur le réel, mais un énoncé sur la fiction. Dans la fiction, dans son univers régi par les règles déterminés par Dieu, on peut prêter cette « compréhension » au roi de Babylone. Il me semblait qu’il était clair en cours pour chacun qu’il ne s’agissait pas de « comprendre » l’étendue incommensurable de l’intelligence divine.

43On peut remarquer que, dans le catholicisme, l’Église dispose du monopole de l’interprétation doctrinale et qu’il n’existe pas de dispositif semblable en islam, me trompé-je ? Les Gutres, ce sont des « catholiques » privés du magistère de l’Église et confrontés seuls au Livre, qui devient alors démoniaque, pour reprendre le langage de l’imam de Drancy. Certains, cédant aux sirènes antirépublicaines et à ce qu’on pourrait qualifier de résurgence gallicane (si l’on veut bien donner au terme un sens général d’immixtion de l’État dans les affaires religieuses), prêchent pour que l’État organise l’islam en France. Cela me semble une impossibilité à la fois constitutionnelle pour la République et doctrinale pour l’islam. Je crois plutôt à une réflexion sur les mécanismes propres à l’islam qui permettent de détecter les interprétations contraires à celles qui voient, comme tu me le disais, en l’islam une religion de paix. Mais pour tout te dire, je crois que le levier religieux ou doctrinal a peu d’effet sur des gens comme les Kouachi ou Coulibaly, même si la religion est le vecteur qui permet de les manipuler ou la branche à laquelle ils s’accrochent dans leur dérive. Le martèlement laïque non plus, remarque, ne me semble pas susceptible d’éviter certaines dérives. Comment te dire ?… Je ne crois pas à un grand effort national d’endoctrinement, mais je crois que nous devons être prêts, en tant que profs, à protéger nos élèves si ceux-ci sont victimes de manipulations. Il vaut mieux répondre au coup par coup par un dialogue serein que lancer de grandes initiatives nationales visant, soyons honnêtes, les élèves musulmans, que l’on présume déjà, dès le départ, comme étant peu respectueux des valeurs républicaines. Je crains très fort que le style « croisade laïque » soit contre-productif : il fait plaisir à ceux qui s’y engagent, les radicalise -la répétition de propos belligérants radicalise- et ne fait qu’exaspérer -au mieux- ceux qu’il vise. Il vaut mieux lire Borges que faire de la morale.

44« L’État ne peut vouloir et agir par lui-même. Aussi y a-t-il nécessairement des hommes pour vouloir et agir, mais on présume que leurs actes sont ceux de l’État. » Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 85.

45Cruz no consiente que se cometa el delito de matar así un valiente. http://www.biblioteca.clarin.com/pbda/gauchesca/fierro/fierro_09.html

46Article 2 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

47 Deux documents sont particulièrement révélateurs. Le 1er juillet 1955 – soit un mois et demi avant l’insurrection du Constantinois du 20 août, considérée par de nombreux historiens comme le vrai début de la guerre d’Algérie – un texte contresigné par le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Bourgès-Maunoury, et le ministre de la défense nationale, le général Koenig, était diffusé dans tous les régiments français d’Algérie. Cette « instruction n° 11 », qui a recueilli « la pleine adhésion du gouvernement », stipule que « la lutte doit être plus policière que militaire (…) Le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s’enfuir (…) Les moyens les plus brutaux doivent être employés sans délai (…) Il faut rechercher le succès par tous les moyens. » Autre découverte de Claire Mauss-Copeaux : un texte du 3 août 1955, signé par le même général Koenig, mais aussi par le ministre de la justice, Robert Schuman. Il précise la conduite à tenir en cas de plaintes faisant suite à « de prétendues infractions » attribuées aux forces de l’ordre : « une action supprimant la responsabilité pénale de ses auteurs (…) [sera suivie] d’un refus d’informer ( …) Les plaintes devront faire l’objet d’un classement sans suite, dès lors qu’il apparaîtra incontestable que ces faits sont justifiés par les circonstances, la nécessité, ou l’ordre de la loi. » En d’autres termes, le pouvoir civil assurait d’avance aux militaires l’impunité pour les dépassements qu’il exigeait d’eux. Et cela, deux ans avant la « bataille d’Alger », supposée avoir constitué le tournant en matière d’exactions. Dans : Des historiens dénoncent l’emploi « systématique » de la torture par l’armée française en Algérie, Florence Beaugé, Le Monde du 3-4 décembre 2000. Consultable dans http://ldh-toulon.net/la-torture-pendant-la-guerre-d.html

48Schuman, je ne sais pas si tu le sais, allait devenir l’un des pères de l’Europe. C’est notamment à ce titre que l’évêque de Metz, Mgr Pierre Raffin, s’efforce de le faire canoniser. Faire un saint d’un homme qui donnait l’ordre d’ignorer les plaintes pour torture au nom, sans doute -c’est l’hypothèse la plus charitable-, de la raison d’État… il fallait oser ! Si j’en crois wikipedia, Schuman est, à l’heure actuelle Serviteur de Dieu, dans l’attente qu’on puisse établir le martyre (attention, il faut que ce soit le sien, pas ceux des Algériens torturés que sa note cherchait à occulter) ou des vertus chrétiennes. C’est expliqué ici : http://www.robert-schuman.com/fr/pg-saintete/procedures.htm . Je ne sais pas si l’Église est au courant de ces instructions dont je te parlais. Je vais essayer de trouver le temps de leur écrire : ce serait dommage qu’ils fassent de Schuman un saint par erreur ou ignorance de certaines données historiques. Mais il faut retenir ceci : la foi catholique ne suffit pas à empêcher les gens de torturer ou assassiner. Certains, que ces actes répugnent, trouvent en leur foi la force de s’y opposer. Ce ne semble pas avoir été le cas de Schuman.

49J’ai proposé, dans une contribution au projet d’établissement du lycée, de réfléchir à cette question : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2013/10/06/contribution-au-projet-detablissement/

50Au moment où je t’écris, je lis dans la presse que les services secrets allemands espionnaient des Européens, des Allemands et des entreprises telles que EADS pour les compte des États-Unis. Le gouvernement allemand était au courant, selon toute vraisemblance. On s’inquiète beaucoup de la loyauté des musulmans, mais celle de ceux qui incarnent l’État suscite moins de questionnements. Je me demande quelles sont les fraternités faillies qui auraient pu empêcher que des fonctionnaires et peut-être des dirigeants ne trahissent leur patrie. Peut-être pourrait-on raisonner comme on l’a fait en France à la suite des attentats et lancer une grande campagne de pédagogie pour expliquer qu’il ne faut pas trahir sa patrie au bénéfice des États-Unis ? Car, comme Kouachi et Coulibaly, ces traîtres allemands, sont bien passés par l’école, me semble-t-il. En France, on veut faire de la la laïcité la clé de voûte de la lutte contre le terrorisme, lequel se nourrirait de la perte de repères républicains de certaines catégories de la population. Moi, je veux bien. Mais pour être crédible, il faudrait identifier un tout petit plus objectivement « la perte de repères républicains » et voir que la fraude fiscale, la ségrégation scolaire ou l’obséquiosité à l’égard de services de renseignement étrangers constituent aussi de sacrées atteintes à ces repères républicains… J’ai pris l’exemple allemand, parce qu’il est d’actualité et pour m’éviter des ennuis. Je te laisse le soin d’en trouver dans d’autres aires géographiques. Comme tu pourras le voir, si tu le souhaites, en lisant les annexes de cette lettre, je pense que l’École a porté atteinte à la laïcité, dans certains établissements, en s’affichant Charlie et en imposant la minute de silence.

51En fait, la situation est plus complexe que cela. Dans l’affaire dont je te parle, il semblerait que les gendarmes n’aient pas commis de faute. En présentant de façon biaisée les faits, ce sont moins ses hommes que le général protège, mais le gouvernement ou, peut-être, l’ordre public. Certains gendarmes, abusés, voient dans les actes du général, de la sollicitude à leur égard. Je crois qu’il faut se méfier des fraternités ou des solidarités verticales : on croit défendre les siens alors que l’on défend un supérieur ou quelqu’un qui nous manipule. J’ai été confronté à cette problématique lorsque, pendant des années, je me suis battu contre des contrôles britanniques illégaux et que j’essayais de convaincre les policiers belges de cesser de m’arrêter illégalement, comme ils le faisaient en leur rappelant leur obligation de désobéir à un ordre manifestement illégal.

52 Le passage est disponible ici : http://groupugo.div.jussieu.fr/Miserables/Consultation/Final/Final_05,04.htm . Voir aussi la note 37.

53Il y a déni de justice lorsqu’une juridiction habilitée à rendre justice refuse de le faire.

54La question de leur islamité est pertinente dans un débat théologique, pas dans celui d’un jugement moral qui se veut universel.