À T*, le 17 mars 2017.
s/c du chef d’établissement
Madame la ministre,
Un article1 récent du quotidien Le Monde met en exergue, en vous citant, le formidable mouvement que notre ministère a lancé pour lutter contre le conspirationnisme. Des formations sur la question ont été ainsi proposées aux enseignants et j’ai eu l’occasion de participer à l’une d’elles.
Je me permets de vous soumettre, madame la ministre, une question que j’ai posée pendant cette formation et qui, à mon sens, n’a pas reçu de réponse satisfaisante : dispose-t-on de données objectives permettant d’estimer l’importance et l’accroissement du phénomène conspirationniste ? On doit présumer qu’avant de nous engager dans le formidable mouvement que vous évoquez, madame la ministre, notre institution a cherché à estimer de façon objective la nécessité de le faire. Pourtant, lorsque, pendant la formation susmentionnée, j’ai demandé si l’on pouvait nous communiquer des statistiques sur le sujet et si l’accroissement du conspirationnisme relevait du fait, de la croyance ou de l’opinion2, ni nos intervenants ni l’inspecteur qui présidait à nos travaux n’ont été en mesure de fournir les réponses que l’on pouvait attendre. Je me tourne donc vers vous, madame la ministre : ces données existent-elles ? Hier, à table, dans mon lycée, nous avons évoqué la question. Une collègue a affirmé que sa confiance en notre institution lui interdisait de penser qu’on ait pu nous lancer dans une telle mobilisation sans données objectives qui la justifieraient. Ma collègue pense que, dans les hautes sphères du ministère, on dispose de données que l’on ne nous communique pas.
Mais, par-delà nos interrogations d’enseignants, par-delà nos craintes, ce qui est fondamental et totalement incontournable du point de vue déontologique, c’est que nous puissions présenter à nos élèves des données objectives sur cette menace contre laquelle nous entendons les prémunir. Il va de soi que nous satisfaire de vérités d’évidence, ce serait nous décrédibiliser. Apprendrait-on à nos élèves que les conspirationnistes affirment volontiers on sait que…, sans rien prouver pour, dans le même mouvement pédagogique, constater une hausse vertigineuse du conspirationnisme ? Cela ne saurait être.
Et pourtant, lors de la formation, un intervenant, concédant qu’il ne disposait pas de données factuelles sur la question, a dit que l’on constatait une hausse très importante du conspirationnisme. Quelque temps après, un autre intervenant nous donnait à voir une vidéo conspirationniste et signalait avec perspicacité que le narrateur substituait à toute démonstration l’affirmation nous savons que… Quelle différence y a-t-il entre le « nous savons que… » du conspirationniste et le « on constate que… » de l’enseignant ?, me suis-je demandé, je vous l’avoue, madame la ministre.
Dans un ouvrage récent, American Conspiracy Theories3, deux chercheurs états-uniens se sont efforcés d’estimer l’importance du phénomène aux États-Unis depuis la fin du XIXème siècle. Voici ce qu’ils écrivent4 :
La tentation est forte de proclamer chaque année « une nouvelle ère de la conspiration ». Elle n’est pas sans fondement : les théories de la conspiration ne se démodent jamais véritablement. Mais si la question est de savoir à quelle époque les théories de la conspiration ont atteint leur apogée, alors la réponse est : ni maintenant ni depuis des décennies. [Ce sont] les années 1890 et 1950 qui constituent les véritables ères de la conspiration aux États-Unis. La prévalence du discours conspirationniste a légèrement diminué au cours du temps, en particulier depuis le milieu des années 1960.
Je ne suis pas en capacité d’estimer la fiabilité des résultats de ces chercheurs, pas plus que je ne saurais me prononcer sur leur pertinence pour le cas français. Mais, comme le remarque Edgar Szoc5, c’est à ceux qui affirment la réalité du phénomène d’apporter la preuve de son existence :
Reste qu’Uscinski et Parent sont jusqu’à présent les seuls chercheurs à avoir cherché à objectiver l’apparente évidence d’une augmentation du complotisme, et que si leur méthodologie prête le flanc aux critiques, la charge de la preuve demeure dans le camp de ceux qui proclament l’évidence tellement fort qu’ils se dispensent d’avoir à la prouver empiriquement.
C’est donc à nous, enseignants, qu’il incombe de prouver devant nos élèves la réalité de l’accroissement du conspirationnisme et l’urgence de s’en protéger. Il me semble donc pressant, madame la ministre, que vous instruisiez vos services pour qu’ils nous communiquent les données -dont je présume, avec ma collègue, l’existence- qui nous permettront de démontrer devant nos élèves la réalité du phénomène et pas seulement de faire appel à l’argument d’autorité pour les prier de bien vouloir nous croire.
Je vous prie d’agréer, madame la ministre, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.
Sebastián Nowenstein,
professeur agrégé
1Théories complotistes : quand Najat Vallaud-Belkacem trolle ses trolls : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/02/02/theories-complotistes-quand-najat-vallaud-belkacem-trolle-ses-trolls_5073288_4355770.html#Me4v0QCSJaJ0oMbd.99
2Je reprenais des catégories qu’il est essentiel, nous expliquait-on, que nos élèves ne confondent pas.
3Joseph Uscinski et Joseph Parent, American Conspiracy Theories, New York, Oxford University Press, 2014, 240 p
4Traduction d’Edgar Szoc, dans Szoc, Edgar, Inspirez, conspirez. Le complotisme au XXIème siècle, Bruxelles, 2016, pp 27-28.
5Dans l’ouvrage cité, voir note 4.