À Timburbrou, le 17 mars 2037.
Lettre des élèves du lycée de Timburbrou à monsieur l’inspecteur Cattagna, correspondant académique sciences et technologie, Seine-Saint-Thomas.
Monsieur l’Inspecteur Cattagna,
Nous sommes un groupe d’élèves passionnés de sciences et exaspérés par la façon dont vous promouvez celles-ci dans notre Académie.
Vous faites de la communication, c’est-à-dire, de l’esbroufe, ce qui est la négation même de la Science. Vous faites venir des chercheurs, qui nous prennent de haut et nous méprisent. Ils viennent, ils nous parlent, ils constatent ou croient constater qu’on ne comprend rien à rien et puis ils repartent chez eux avec la satisfaction du devoir accompli : ils ont œuvré pour la science et cherché à élever un peu plus les jeunes du quartier victimes de la société et de leurs profs. De cela, de tout cela, monsieur l’Inspecteur, nous avons assez. Et nos profs aussi, même s’ils n’osent pas vous le dire. L’autre jour, quand notre prof de maths nous a encore annoncé la venue d’un chercheur, nous nous sommes écriés : Oh, non, madame, pas encore un chercheur ! Nous, on reste avec vous, madame. Le programme, madame, il faut qu’on avance dans le programme ! Alors, voyez-vous, monsieur l’Inspecteur, nous ne voulons plus être le public captif d’une opération médiatique. Plus de chercheur cool à chemise de bûcheron venu se faire admirer, de grâce, monsieur l’Inspecteur !
L’autre versant de votre digne activité, monsieur l’Inspecteur, c’est le ludique. Ce n’est nouveau, ni original :
« À huit heures, les portes du Conservatoire s’ouvrirent : un faisceau de lumière électrique faisait le jour sur le passage des invités, se prolongeant jusque dans la rue Saint-Martin, où les badauds attroupés se complaisaient niaisement [sic] à cet éblouissement. (…) La chapelle, éclairée par deux appareils électriques, offrait un magnifique coup d’œil. Cette lumière si intense, si vive, qu’on dirait qu’elle pénètre, qu’elle absorbe les objets, produisait un effet magique sur les chutes, les jets, les nappes d’eau qui s’échappaient de toutes les machines hydrauliques. »1
De ces animations aussi, nous sommes las, monsieur l’inspecteur. C’est simple, nous voulons faire de la science, de la vraie.
Nous ne prétendons pas avoir les compétences de ces chercheurs qui planchent depuis des années sur leur sujet. Mais nous savons qu’il y a des recherches que l’on peut mener dans nos lycées. Nous avons déjà comparé les performances de différentes souches de Physarum polycephalum dans des labyrinthes, mais aussi dans son milieu naturel. Nous avons étudié la façon dont les réseaux d’histoires s’articulent. Nous avons crée un corpus qui permet de suivre l’évolution de nos performances en rédaction et un logiciel qui nous permet de progresser en langues à l’aide de nos camarades espagnols. Nous avons testé pour le compte d’une société réputée des barres énergétiques… Toute la science, toute la recherche scientifique n’est pas nécessairement chère ou hors de notre portée. Pourquoi persister à dépenser tant d’argent en actions médiatiques au lieu de le consacrer à nous donner les moyens de contribuer -en toute modestie- à l’avancement de la science ?
Imagine-t-on une fête de la musique sans musiciens amateurs ? Relisez donc l’article de Jean-Marc Lévy-Leblond que nous citions plus haut :
Il est difficile de porter un jugement aussi positif, fut-ce en termes de seule fréquentation, sur la Fête de la science. C’est que trop peu d’attention a été portée sur la différence fondamentale de ce projet et celui d’un évènement collectif consacré à la musique. La musique est une activité culturelle au sens plein, car elle montre une échelle continue de pratiques sociales et d’acteurs, des musiciens professionnels aux auditeurs épisodiques, en passant par les amateurs de tous niveaux, pianistes, guitaristes ou choristes. Ce ne sont pas, et de loin, les seuls professionnels qui animent la Fête de la Musique et lui donnent son caractère fédératif, en descendant dans la rue y faire la fête. Ajoutons que ces activités multiples concernent aussi bien les formes les plus élitistes de la musique savante que les variétés les plus populaires. Aussi peut-on, dans ce cas, entendre le mot culture à la fois au sens esthétique (la culture des œuvres) et au sens ethnologique (la culture comme autoportrait d’une société). En science, les amateurs actifs ne se rencontrent que dans des disciplines bien particulières (astronomie et sciences naturelles de terrain, pour l’essentiel) et ne sont d’ailleurs guère mis à contribution lors des Fêtes de la science.2
Monsieur l’Inspecteur, nous n’avons pas besoin de médiateurs scientifiques, nous en avons des bons, ce sont nos profs. Ce que nous voulons, ce sont des chercheurs dans nos lycées qui travaillent avec nous et devant nous à faire avancer le savoir. Nous ne voulons pas de vos fêtes ni de vos cirques, nous voulons pouvoir faire de la science au quotidien. Nous ne sommes pas le petit peuple que vous amusez avec vos animations destinées à mettre en valeur ceux qui les font : les organismes de recherche et, peut-être, vous-même.
Faites, monsieur l’Inspecteur, des lycées de l’académie, un vaste Institut scientifique.
Aidez-nous à faire de la recherche, Monsieur l’Inspecteur, et, alors, le soir, nous rentrerons dans nos foyers les yeux pleins de rêves. Il n’y aura pas, pour nos parents, pour nos petites sœurs et nos petits frères, de meilleurs médiateurs que nous.
Nous vous prions d’agréer, monsieur l’Inspecteur, l’expression de nos salutations les meilleures.
Pour les collectif des Tres,
Clothaire Trinidad Berkeley.
Voir aussi :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2017/12/23/des-sanctions-pour-les-eleves-de-timburbrou/
1Cosmos, « revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie », parut de 1852 à 1870. Cité dans Jean-Marc Lévy-Leblond, « Faut-il faire sa fête à la science ? », paru dans Alliage, n°59 – Décembre 2006, Médiation et culture scientifique, Faut-il faire sa fête à la science ?, mis en ligne le 01 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3516.
2Jean-Marc Lévy-Leblond, ibid.