Lettre envoyée par Nierenstein à monsieur Girel dans un univers parallèle au nôtre. Nous ignorons la réponse réservée par le chercheur au courrier. Pour rappel, nous publions ici les textes que monsieur Nierenstein nous communique et dont il a été sommé de cesser la publication sous peine de sanctions disciplinaires, voire pénales. Nous exprimons notre solidarité à notre collègue. Dans notre univers, où la liberté d’expression est protégée jalousement, il ne se concevrait pas que des travaux comme les siens soient interdits. SN.
Cher collègue,
J’ai lu avec grand intérêt votre ouvrage Science et territoires de l’ignorance.
Enseignant dans le secondaire, je voudrais soumettre à votre commentaire un document sur lequel je travaille avec mes élèves. Il s’agit d’une mise en scène tournée en 2005 par la police mexicaine et diffusée par la chaîne Televisa, qui l’a présentée aux téléspectateurs comme étant une transmission en direct d’une véritable opération de police. La supercherie, d’une piètre qualité, a vite été dévoilée.
Je suis frappé par le peu de soin porté par ses auteurs à la vraisemblance du dispositif qu’ils ont mis en place. L’indifférence à la vérité semble être allée de pair avec l’indifférence à la vraisemblance. Peut-être s’était-on contenté de fournir les éléments minimaux qui permettent de faire semblant de croire ? J’ai l’impression que, dans cette affaire, l’important, pour beaucoup, n’était pas de connaître la vérité, mais de disposer de quelques éléments pour pouvoir se situer dans l’échiquier politique ou social mexicain.
Cette indifférence vis-à-vis de la réalité, je n’ai pas pu m’empêcher de la mettre en regard de celle qu’affiche madame Ndiaye, chargée de communication à l’Élysée, dont L’Express nous a appris qu’elle a affirmé :
Cette affirmation surprend. Si l’on ne s’étonnera pas qu’un chargé de communication arrange parfois les faits pour les présenter à l’avantage de son employeur, le fait de reconnaître sans pudeur que l’on ment suscite la perplexité. Le plus probable, à mon estime, est que la chargée de communication ait commis une erreur. Mais pourquoi ne pas avoir démenti ? Comment comprendre que l’on fasse une telle confidence à une journaliste ? Quelle complicité recherche-t-on ? Quelle idée se fait-on du journalisme quand on tient des propos comme celui cité plus haut ?
J’ai aussi été frappé par une profération du président :
J’ai connu les odeurs des fleurs d’abord chez Giono ou Colette, avant de les respirer moi-même…
C’est impossible, à l’évidence. Et en même temps indifférent, sans doute, un propos sans conséquence, une image, peut-être… Je dirais qu’il s’agit d’une micro-fiction ou d’un micro-mensonge, un peu comme on parle de micro-dopage : on utiliserait des doses faibles de mensonge qui, noyées dans des discours amples, seraient indétectables, mais qui produiraient néanmoins des effets.
Récemment, le président a tenu un propos dont l’absurdité ne saurait échapper à quiconque connaît un peu la linguistique :
Peut-on ressusciter ainsi la linguistique stalinienne de Marr sans avoir une indifférence profonde à l’égard de la vérité ?
Cher collègue, je prévois de confronter ces faits au texte de Borges Thème du traître et du héros, qui pose le problème du conflit entre vérité et loyauté. Je demande à différentes personnalités de lire ce texte et de partager avec mes élèves leurs commentaires. Puis-je vous demander de faire autant ? Quel regard portez-vous sur les faits que je viens d’exposer à la lumière des travaux dont vous rendez compte dans votre ouvrage ?
J’ai écrit à monsieur Macron, à madame Ndiaye et au directeur de la NRF au sujet des questions évoquées ici.
Je vous écris publiquement, car je souhaite que d’autres que vous puissent réfléchir aux problématiques évoquées avec l’outil de prix que constituent vos travaux.
Bien cordialement,
Esteban Nierenstein,
professeur agrégé.