Lettre au ministre au sujet de l'adoption par la France de la définition de l'antisémitisme de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA).

Monsieur le ministre Blanquer

s/c du chef d’établissement.

À Lille, le mardi 9 avril 2019.

Lettre publiée à l’adresse http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2019/04/09/lettre-au-ministre-au-sujet-de-ladoption-par-la-france-de-la-definition-de-lantisemitisme-de-lalliance-internationale-pour-la-memoire-de-lholocauste-ihra/

Monsieur le ministre,

J’ai noté la volonté du président de faire en sorte que la France adopte la définition de l’antisémitisme étendue à l’antisionisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA)1. Pour le président,

l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme2.

La définition de l’antisémitisme de l’IHRA se compose d’un énoncé général et d’une liste non-exhaustive de comportements qui l’illustrent.
Au moment d’écrire ces lignes, il n’existe pas, à ma connaissance, de version française officielle de la définition que le France va adopter3.
J’ai noté que monsieur le président n’envisageait pas de modifier le code pénal, mais qu’il souhaitait notamment raffermir les pratiques des enseignants :

Il ne s’agit pas de modifier le Code Pénal. Il s’agit de préciser et raffermir les pratiques de nos magistrats ou de nos enseignants.4

Cependant, au vu des désaccords profonds qui existent sur le sens du mot antisionisme, je me permets de vous écrire, monsieur le ministre, afin de vous demander respectueusement de m’indiquer comment il faut comprendre le propos du président dans le cadre de l’École.
À cette fin, je me permettrai de vous soumettre quelques énoncés qui pourraient émerger en classe. Il s’agit, comme l’a fait l’IHRA, d’illustrer la définition avec des exemples concrets de ce qui est et de ce qui n’est pas de l’antisémitisme.

Le flou dans la définition de l’antisémitisme peut avoir des conséquences graves. Il me semble que quelques exemples comme ceux que l’on va lire, convenablement développés devant les élèves, permettraient à ces derniers, plus sûrement qu’une définition abstraite, de cerner ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas dire.

Exemples :

1. Le type, il n’a pas les mots d’un Juif.
Monsieur le Président a déclaré, au sujet de monsieur Dettinger :

« Le type, il n’a pas les mots d’un Gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan. »5

Un énoncé analogue appliqué à un Juif relèverait-il de l’antisémitisme ?

2. L’État d’Israël érige la discrimination en principe constitutionnel et, par conséquent, est raciste.

Cet énoncé peut se fonder, par exemple, sur l’article du professeur de droit international de l’université hébraïque de Jérusalem Mordechai Kremnitzer, qui, au sujet de la loi sur « l’état-nation-juif », écrit le 20 juillet 2018 dans le journal israélien Haaretz :

The new version raises the overt, blunt discrimination to the constitutional level6.

Une affirmation analogue dans une salle de classe relève-t-elle de la liberté d’expression ou doit-elle être condamnée comme antisémite ?

3. Au sujet du droit à l’existence d’Israël et de son peuple à l’autodétermination.

L’énoncé

Le droit du peuple israélien à l’autodétermination n’est pas supérieur à celui du peuple palestinien. Par conséquent, un droit à l’autodétermination des Israéliens qui reposerait sur la négation du droit à l’autodétermination des Palestiniens ne saurait exister.

est-il antisémite ?

L’énoncé

Seule la destruction d’Israël dans sa forme actuelle peut permettre la mise en place d’un État où chaque citoyen -juif, chrétien, musulman, palestinien, athée, etc- aurait les mêmes droits.

est-il antisémite ?

L’énoncé

Israël doit revenir aux frontières de 1948 (ou de 1967) est-il antisémite ?

L’énoncé

Les Palestiniens chassés d’Israël doivent pouvoir y revenir, quand bien même ce retour mettrait en danger le caractère juif d’Israël

est-il antisémite ?

4. Au sujet du soutien au Mémorial de la Shoah et des déclarations de son responsable éditorial.

Monsieur le Président a indiqué vouloir renforcer les moyens mis à la disposition du Mémorial de la Shoah7.

Le responsable éditorial de cette institution, qui est en partenariat permanent avec l’Éducation nationale, a déclaré que dans les familles arabes de France on tétait l’antisémitisme avec le lait de sa mère et que cet antisémitisme était atavique8.

Faut-il admettre dans nos classes un propos analogue qui s’appliquerait aux familles juives de France et à leurs enfants, auxquels on prêterait un racisme atavique ?9

Monsieur Bensoussan a été relaxé, ce dont il faut peut-être se réjouir, car la judiciarisation de l’expression n’est pas nécessairement une bonne chose. La question qui se pose est celle de savoir comment nous devrions traiter en classe un propos qui attribuerait aux enfants juifs ce que monsieur Bensoussan prête aux enfants arabes10.

5. Au sujet de la légion d’honneur donnée à madame Novak.

Monsieur le Président, qui est aussi le grand maître de l’ordre de la légion d’honneur, a remis la légion d’honneur à madame Novak, vice-présidente du Fidesz et secrétaire d’État à la famille du gouvernement hongrois. Selon Le Monde, la Hongrie s’est distinguée par ses campagnes contre le financier juif Soros aux relents antisémites indéniables :

Mais la croisade anti-Soros va bien au-delà. En en faisant un bouc émissaire parfait, qui plus est sur fond d’antisémitisme à peine masqué, elle est cruellement symptomatique de la dérive autoritaire et populiste dans laquelle la Hongrie – et plusieurs pays d’Europe centrale et orientale – est en train de se laisser entraîner11.

On peut utilement aussi citer le professeur Karsai, qui explique au Monde :

« Le pouvoir cherche à réhabiliter le régime de l’amiral Horty, le régent de Hongrie, un homme qui savait que les juifs déportés seraient assassinés »12

Défendre en classe l’opportunité d’honorer de la plus haute distinction française le régime hongrois en la personne de madame Novak, est-ce antisémite ?13

6. Campagne BDS.

L’énoncé

L’interdiction de la campagne de boycott contre Israël de BDS est une atteinte à la liberté d’expression

ou l’énoncé :

Madame Mogherini, Haute représentante de l’UE pour les Affaires extérieures, a déclaré la Charte des droits fondamentaux de l’UE s’applique aux actions de BDS14

sont-ils antisémites ?

Les questions que je pose ici ne sont que des exemples ; d’autres situations pertinentes peuvent, bien entendu, être imaginées. Ce qui me semble important, c’est de choisir des situations variées qui permettent de faire le départ entre ce qui relève du propos haineux ou injurieux et ce qui relève de la position politique ou de l’analyse juridique légitime, fussent-elles radicales.

Écartera-t-on les questions telles que celles-ci ? Y répondra-t-on ?
Raisonnera-t-on comme l’a fait monsieur le Président qui, du fait qu’un type ne s’exprime pas comme est censé le faire, dans son esprit, le boxeur gitan qu’il a été, conclut qu’il est briefé par un avocat gauchiste ?

Posera-t-on qu’aucun élève ne saurait de lui-même les soulever pour présumer que, s’il le fait, c’est qu’il est manipulé par des avocats ou des enseignants gauchistes ou islamo-gauchistes ?

Je forme des vœux, monsieur le ministre, pour que vous apportiez des réponses à ces interrogations. Je suis convaincu qu’une position précise et, pour reprendre les termes du président, tranchante de l’administration contribuerait à la lutte contre l’antisémitisme et contre tous les racismes. Il me semble, modestement, au contraire, qu’une définition floue, sans contours précis ou extensible à l’infini de l’antisémitisme ne peut que nourrir les fantasmes et le conspirationnisme.

Un dernier mot, monsieur le ministre. Quand mes élèves m’interrogent sur mon nom, je ne cache pas que Nowenstein, c’est juif15. Dans mon lycée de la banlieue lilloise, je n’ai jamais essuyé la moindre remarque antisémite. Mais je vous le dis en toute sincérité : aujourd’hui16, après les déclarations du président, je me sens moins en sécurité.

Je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de mes salutations les meilleures,

S. Nowenstein,
professeur agrégé.

2Source :Discours d’Emmanuel Macron au CRIF, Palais du Louvre, le 20 février 2019,

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/02/20/antisemitisme-plus-jamais-ca

3J’imagine que c’est la définition en anglais que le président a utilisée dans sa réflexion, que j’ai consultée ici : https://www.holocaustremembrance.com/node/196?fbclid=IwAR1xNKB5IdZB28pVDrOX7zShM-T5NeRwGoYguMjIgWb9rTOunRbx7DcmdT0 .

4Discours, ibid.

7Discours, idid.

8À l’époque, j’avais écrit par la voie hiérarchique à madame la ministre au sujet de ces déclarations : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2017/03/17/declarations-de-monsieur-bensoussan-lettre-a-madame-la-ministre/. Je n’ai pas obtenu de réponse. D’autres échanges sur l’affaire Bensoussan sont disponibles ici : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/?s=bensoussan

9Cette lettre est publique, monsieur le ministre. Je pense que vous comprendrez sans peine que j’éprouve autant de répugnance à reproduire les propos de monsieur Bensoussan qu’à les imaginer appliqués aux Juifs. Il en va de même, je dois le dire, au sujet des prétendues limites expressives qui seraient celles des boxeurs gitans tenus par le Président. Je m’astreins cependant à le faire afin d’exposer clairement mon propos et afin aussi de pouvoir vous interroger de façon précise.

10Il y aurait une injustice évidente à réduire le travail de monsieur Bensoussan à quelques outrances. Il y aurait, aussi, une injustice évidente à ramener des adolescents à des propos qui, parfois, les dépassent.

11Source : https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/24/viktor-orban-contre-george-soros-une-croisade-dangereuse_5219766_3232.html. Voici comment, dans un autre article du même journal est décrite l’atmosphère qui règne à Budapest : « Un parfum nauséabond flotte sur Budapest. Certaines des affiches anti-Soros sont recouvertes de l’inscription « Juif qui pue ». Cet été, la fédération qui regroupe les associations juives de Hongrie s’est d’ailleurs émue de cette campagne dans une lettre à Viktor Orban : « S’il vous plaît, assurez-vous que ce mauvais rêve cesse le plus vite possible. »« . Source : https://www.lemonde.fr/europe/article/2017/11/24/la-hongrie-face-au-cas-soros_5219490_3214.html

13Je viens d’écrire au Président de la République pour lui demander de bien vouloir faire le nécessaire afin que la légion d’honneur soit retirée à madame Novak :

15Je suis Juif par mon père. Je suis hispano-argentin et ai appris le français à 18 ans. Parfois, on me félicite pour mon français. Parfois, cela a été le cas de mes supérieurs, on trouve ma façon d’écrire lourde et grandiloquente. Cependant, je ne jamais entendu quiconque émettre des doutes sur la paternité de mes textes au motif que je ne m’exprimerais pas comme un Juif argentin ayant appris le français à l’âge adulte est présumé devoir le faire. On ne m’a jamais attribué, que je sache, un coach gauchiste et avocat qui me brieferait.

16Ce courrier fut écrit au lendemain des déclarations de monsieur Macron.