Le maréchal Sissi règne par la terreur. Or, la jurisprudence considère que faire l’apologie de l’auteur de l’acte équivaut à faire l’apologie de l’acte. Est-ce que donner la légion d’honneur à Sissi revient à faire l’apologie du terrorisme ? Lettre au président par la voie hiérarchique.
A Lille, le 19 décembre 2020
Monsieur le Président,
Monsieur le grand-maître de la Légion d’honneur,
Enseignant dans le secondaire, je prépare une séquence portant sur le terrorisme. Je prends appui sur le matériel proposé par le Conseil de l’Europe dans la page https://www.coe.int/fr/web/compass/War-and-terrorism
L’une des questions proposées est la suivante :
Question: Pensez-vous qu’il faille qualifier les actes de l’État d’actes terroristes s’ils provoquent la terreur parmi la population ?
Je voudrais me préparer à l’éventualité où un élève s’interrogerait sur votre décision de remettre la légion d’honneur au maréchal Sissi. Une telle décision pourrait-elle être qualifié d’apologie du terrorisme en ceci qu’elle aurait pour effet de présenter sous un jour favorable l’auteur d’actes terroristes ?[1] [2] [3]
Le Conseil de l’Europe rappelle à juste titre qu’il n’y a pas de consensus sur la notion de terrorisme. Certains se réfèrent exclusivement aux actes commis et au but recherché, celui de terroriser une population. Pour d’autres, les actes tendant à terroriser une population ne relèvent pas du terrorisme s’ils sont exécutés par un État. Cette dernière position aurait pour effet d’exclure du champ du terrorisme les actes commis par le régime du maréchal Sissi et ce quand bien même la volonté dudit régime de soumettre son peuple par la terreur serait établie (voir Amnesty International, par exemple)
Je dois noter, cependant, que le code pénal français (article 421-1) s’abstient d’exclure du domaine du terrorisme les actes commis par des États.
Monsieur le Président, vous aimez le contact avec les citoyens et les discussions franches. Que répondriez-vous à un élève qui vous interrogerait sur votre décision d’accorder la légion d’honneur au maréchal Sissi ?
Je crois, à titre personnel, que la réponse ne saurait être uniquement juridique, mais qu’elle doit être morale aussi. Il serait souhaitable, de même, me semble-t-il, que nous puissions expliquer pourquoi, de façon répétée dans son histoire, la République a accordé ou maintenu la plus haute distinction de la nation à des dictateurs tels que Franco, Ceaucescu ou Mussolini, tant il est vrai qu’en accordant la légion d’honneur au maréchal Sissi vous vous inscrivez dans une tradition déjà ancienne.
Puis-je élargir la question ? Comment comprendre que l’ordre dont vous êtes le grand-maître continue d’être subventionné par le contribuable alors qu’il établit par ses actes et de façon répétée une équivalence troublante entre la plus haute distinction de la nation et un exercice brutal du pouvoir qui ne peut qu’être en contradiction flagrante avec les principes et valeurs de la République[4] ?
Permettez-moi, monsieur le Président, avant de prendre congé de vous, de vous interroger sur un dernier point. La légion d’honneur que vous avez remise au maréchal Sissi crée le droit pour ses filles et petites-filles de bénéficier de l’enseignement des maisons de l’éducation de la légion d’honneur. Ces maisons d’éducation sont des établissements publics non-mixtes qui disposent de moyens considérables. L’une d’elles se situe dans le département de Saint-Denis, un département où le défenseur des droits a caractérisé une rupture du principe d’égalité des usagers devant le service public d’éducation[5]. Comment faut-il expliquer à nos élèves qu’une jeune fille dionysienne méritante n’accède pas à ces établissements publics, alors que les descendantes du maréchal Sissi le feront si leurs parents le souhaitent ? Il me semble au demeurant qu’au delà du cas particulier des descendantes du maréchal Sissi, l’existence de ces maisons d’éducation pourrait porter atteinte au principe constitutionnel d’égal accès de tous au service public d’éducation[6].
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Sebastián Nowenstein, professeur agrégé.
[1]Je formule cette question en empruntant au site du ministère de l’intérieur les termes qui’il emploie pour évoquer la jurisprudence en matière d’apologie du terrorisme : La jurisprudence considère que faire l’apologie de l’auteur de l’acte équivaut à faire l’apologie de l’acte. Bien entendu, on peut estimer peu probable que la question de l’élève soit formulée en ces termes, mais ce qui m’importe néanmoins ici, n’est pas la tentative impossible de prédire les termes d’un énoncé, mais le fond de la question qui pourrait saisir un jeune esprit qui s’interrogerait sur la cohérence entre le fait de présenter le maréchal Sissi sous un jour favorable et l’engagement de la France contre le terrorisme ou, plus généralement, en faveur des principes et valeurs de la République.
[2]A priori, il paraîtra surprenant ou baroque de se préparer à une situation où l’on verrait un élève s’interroger en classe sur la possibilité que le président de la République ait fait l’apologie du terrorisme. On sera sans doute moins étonné si l’on se rappelle que l’on a vu des enfants d’une dizaine d’années interpellés pour ladite infraction et retenus au commissariat pendant de longues heures. Étendre, comme on l’a vu, l’emprise de l’apologie du terrorisme à des propos d’enfants peut faire naître le désir, ne fût-ce que par curiosité intellectuelle, que l’on examine à cette aune vos actes, puisque, d’une part, leur portée est plus grande que celle des propos de quelques enfants et, d’autre part, que votre discernement, à la différence de celui des enfants, doit être présumé entier. Cette démarche, à mon sens, ne doit pas nécessairement être regardée comme hostile à votre personne, dès lors qu’elle peut naître d’une volonté d’explorer ce qui peut apparaître comme une extension du champ pénal à des fins de régulation de la vie sociale et du débat public.
[3]Je me permets de préciser que j’ai la certitude que dans l’état actuel du droit vous ne sauriez être mis en cause pour apologie du terrorisme. Il est évident que si j’avais pensé le contraire, j’aurais dû saisir le procureur de la République, en application de l’article 40 du code de procédure pénale. Ce dont il s’agit ici, c’est moins d’étudier les chances de prospérer d’une action judiciaire que d’examiner le problème moral qu’une lecture naïve de la législation peut faire naître et d’étudier la tension inévitable qu’il y a entre une perspective formelle et une perspective réaliste dans la description que l’on fait du droit.
[4]J’interroge sur cette question monsieur le premier ministre, voir annexe.
[5]Voir « Droit fondamental à l’éducation : une école pour tous, un droit pour chacun», pages 75 et suivantes : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=16763
[6]Je vous ai interrogé sur cette question il y a trois ans : Réserver l’accès à un établissement scolaire aux descendantes des membres de la Légion d’honneur est contraire aux valeurs de la République. J’en avise le Président.
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