Imputer à « la destructuration du paysage informatif » l’assaut du Capitole, les antivaccins et le risque de voir emportée la cohésion nationale, comme le fait le Président dans sa lettre de mission, est une démarche audacieuse et abusive, mais elle comporte l’avantage immense d’exonérer le politique. La désinformation aussi est toujours celle des autres.
A Lille, le 16 janvier 2022.
Monsieur,
- « Didier Raoult est un grand scientifique français. », disait le 2 septembre 2021, le président de la République, qui insistait : « Il faut rendre justice à Didier Raoult, qui est un grand scientifique »[1].
- Le 29 septembre 2021, dans la lettre de mission par laquelle il vous demandait de présider la commission de haut niveau qui allait prendre pour titre « Les lumières à l’ère numérique », le président faisait figurer parmi les phénomènes inquiétants qui rendaient opportune la mise en place de votre mission, la montée des mouvements antivaccins, qu’il rattachait à l’éclatement des sources d’information, comme il le faisait pour la prise du Capitole.
- Chacun le sait, les adversaires du vaccin trouvent dans les interventions publiques du docteur Raoult une forme presque irremplaçable de légitimation[2].
- Dans votre rapport, vous vous référez à une étude qui montre, je vous cite, que, dans l’ensemble, les Français s’informent eux aussi majoritairement sur des sources web fiables. Selon cette étude, la consultation de sites non fiables sur Internet représenterait environ 0.4% du temps de connexion à Internet des résidents en France. On lit dans la même étude que 95% du temps que les Français passent à s’informer est consacré à des sites fiables.
- La désinformation dont sont victimes les Français ne semble pouvoir être détachée, sans simplification abusive, ni de déclarations telles que celles du président ni des sites fiables qui les véhiculent. On peut rappeler d’autres épisodes : Olivier Véran et les masques inutiles contre le COVID, le président et le chlordécone, les ministres Blanquer et Darmanin sur le prétendu déficit de petites filles musulmanes à l’École, le ministre Blanquer au sujet des ventes d’écrans plats au mois de septembre, la ministre Vidal et son observatoire des libertés académiques[3], etc.
- Il est établi, en outre, que les lobbies industriels parviennent à désinformer les citoyens avec une redoutable efficacité (tabac, sucre, réchauffement climatique…)[4] et ce, par le truchement de sites fiables ou de personnalités respectables.
- En se focalisant sur les sites non fiables et sur les réseaux sociaux, votre rapport donne une image biaisée de la désinformation, comme si les manifestations de celle-ci ne devaient pas avoir grand-chose à voir avec les acteurs publics ou privés respectables dans sa genèse et avec les médias fiables dans sa diffusion.
- Ce biais était attendu et il transparaissait déjà dans la lettre de mission du Président, qui, on l’a vu, présente la prise du Capitole comme une conséquence de l’éclatement des sources d’information, mais omet de mentionner le discours de monsieurTrump ou l’organisation tout sauf spontanée des émeutiers. A lire le Président, on pourrait penser que la prise du Capitole a été un effet émergent des réseaux sociaux et que tel est le cas aussi pour les antivaccins.
- Il faut cependant noter que le Président affirme aussi que ces antivaccins n’ont pas prospéré. Il vous a fallu donc vous intéresser à la montée des antivaccins provoquée par la révolution virtuelle en dépit du fait que cette montée n’a pas prospéré.
- A titre subsidiaire, on observera que le Président affirme que les antivaccins ont cessé d’être des citoyens, ce qui est inexact, et qu’il veut les emmerder, ce qui pourrait être un propos haineux, sur la prévention desquels le Président vous demande aussi, dans sa lettre de mission, de réfléchir. Sans doute avez-vous manqué de temps pour vous intéresser à ces propos, tenus peu de temps avant la remise de votre rapport, mais on se souvient ceux de février 2019 au sujet du prétendu parler des boxeurs gitans et de l’impossibilité pour cette catégorie de la population de s’exprimer correctement.
- On ne sait pas si les conséquences de ce genre d’affirmations, devenues virales, doivent être imputées aux réseaux ou au Président. C’est une question importante que vous n’approfondissez pas.
- Mais en vérité, le Président va plus loin, car, selon lui, les développements d’Internet mettent en cause rien de moins que la cohésion nationale et c’est en tant que garant de cette dernière qu’il agit lorsqu’il vous demande de prendre la tête de la commission qu’il met en place. Imputer à Internet l’affaiblissement de la cohésion nationale a pour effet de rendre moins visibles d’autres causes plus massives, plus directes, plus politiques et qui ne relèvent pas du fonctionnement des algorithmes des gafam, mais se trouvent dans le périmètre d’action du politique. La cohésion nationale est-elle affaiblie parce que le Président exclut de la citoyenneté une partie de la population ou parce que cette déclaration, pensée sans doute pour l’être, devient virale ?
- Se concentrer sur ce qui est périphérique et occulter l’essentiel est une tactique de désinformation fréquemment utilisée par l’industrie du tabac et autres marchands de doute, connus pour financer des études sur tous les sujets possibles afin de noyer l’essentiel. Situer Internet au centre de la question de la désinformation et de l’affaiblissement de la cohésion nationale et en faire le point de départ, comme le veut la lettre de mission que vous avez reçue, donne une vision déformée de ces problèmes qui exonère le pouvoir politique et les médias fiables de leurs responsabilités.
- On peut craindre dès lors que votre rapport ait surtout pour effet de renforcer la croyance selon laquelle la désinformation n’est jamais le fait de médias fiables, des gouvernants ou des entreprises et que l’affaiblissement de la cohésion nationale découle d’Internet et non, par exemple, des inégalités sociales et de l’absence de volonté de les réduire ou de l’impuissance du politique à le faire.
- Par construction, par commande du Président, le désordre informationnel devait être rattaché par votre commission aux sites non fiables et aux réseaux sociaux. Vous ne deviez pas chercher à savoir si le gouvernement, les sites fiables ou les lobbies désinforment. Vous deviez, pour ainsi dire, vous intéresser aux 5%, pas aux 95%. C’est ce que vous avez fait. Que votre analyse de ces 5% soit souvent pertinente n’y change rien.
- C’est cette démarche, au demeurant, qu’adopte l’Éducation Nationale ; votre rapport y sera sans doute cité et diffusé. Il y sera fait appel dans les stages par lesquels notre institution veut centrer notre réflexion sur la désinformation sur les phénomènes que vous commentez. Votre rapport contribuera probablement à rendre plus difficile notre mission de traiter de façon objective la question de la désinformation.
Bien à vous,
S. Nowenstein, professeur agrégé.
[1] La video est consultable ici .
[2] Cet article du Monde reprend certaines déclarations du docteur Raoult qui ont contribué à semer le doute sur l’intérêt du vaccin contre le COVID.
[3] Sur ces quatre derniers sujets, j’ai écrit par la voie hiérarchique aux intéressés sans jamais obtenir de réponse. Voir ici.
[4] On se rappelle, par exemple, les déclarations su président Macron en faveur du vin : il arrive souvent qu’il soit difficile de dissocier acteurs privés et publics dans des actions qui ont pour effet de produire de la désinformation dans l’opinion publique.