Le scanner
Bonjour, madame. Je suis le docteur Dupré. Aujourd’hui, nous allons récupérer les souvenirs que vous gardez sur Lara, sur votre étudiante Lara, que nous avons évoquée lors de notre dernière séance. Des documents vous seront projetés qui solliciteront vos souvenirs. Détendez-vous et ne cherchez pas à empêcher le flux de vos pensées.
Vous enseigniez à l’école de journalisme de Lille. Lara était donc votre étudiante. D’après nos informations, vous travailliez beaucoup sur Borges, un journaliste argentino-britannique. Vos étudiants s’en plaignaient un peu, mais ils ne vous en voulaient pas.
Voici une photo de Lara dans votre classe. On comprend que le cours porte sur un certain Pierre Menard…
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La communauté de ceux qui travaillent sur l’œuvre de Borges est réduite. Celle de ceux qui se focalisent sur Pierre Menard, auteur du Quichotte, l’est encore plus. Mes productions n’en témoignent pas, mais je faisais partie de ceux qui voyaient en Pierre Menard un double, un mentor, un modèle.
Pierre Menard réécrivit deux chapitres du Quichotte. Il le fit à plusieurs reprises et dans des conditions contrôlées. Il n’apprit pas le texte par cœur, comme l’aurait fait un acteur ; cela, le scanner le montre sans l’ombre d’un doute. Cette singularité cognitive interroge depuis longtemps quelques neurologues, mais elle n’impressionna pas Borges, qui s’attacha uniquement à comparer les deux œuvres, celle écrite par Menard et celle écrite par Cervantès. Ce choix m’a toujours intriguée, mais dans l’école de journalisme où j’enseignais, cette question n’était pas pertinente. Année après année, j’étudiais l’article de Borges pour montrer que le sens des mots, des phrases ou des proférations variait suivant qu’on les logeait chez tel ou tel individu. J’expliquais que le mot « profération » provenait de la linguistique pragmatique d’Austin, qui constatait que la phrase « je vous condamne à un an de prison avec sursis » n’a pas la même portée lorsqu’elle est prononcée par un juge dans une salle d’audience que prononcée par un quidam sur la pelouse située devant le palais de justice de Lille, voire par le même juge, s’il lui prenait la fantaisie de prononcer lesdits mots sur ladite pelouse.
L’année 2024 fut marquée par une opération militaire israélienne à Gaza qui tua (essentiellement avec des explosifs) des milliers de personnes, des femmes et des enfants en majorité. En protestation contre ces massacres, les étudiants de mon école occupèrent le campus. Je me rendis auprès d’eux. Lara, me parla de sa lecture de l’article de Borges. Cela m’étonna, car, en cours, Lara intervenait très peu.
Si vous affichez la carte d’Israël et des territoires que ce pays a conquis, vous niez le droit imprescriptible d’Israël à exister et, pour cela, vous êtes poursuivi. Si vous affichez la même carte, alors que l’on sait que vous soutenez le droit d’Israël d’annexer les territoires qu’il occupe, il n’y a pas de souci.
De même, si vous dites : « je défends le droit international, le droit au retour des Palestiniens et la mise en place d’un État respectant l’égalité de droits entre la mer et le Jourdain », vous serez poursuivie parce que vous niez le droit d’Israël à l’existence.
J’abondai dans son sens :
Oui, mademoiselle. Mais allez plus loin. Constater le double standard ne suffit pas. Il faut comprendre comment il se met en place et, surtout, comment il se rend invisible. Vous n’êtes pas Borges : il y a des facilités qui vous sont interdites.
La conversation fut coupée par la police, qui m’arrêta sans avoir égard à mes cheveux blancs et en ignorant mes protestations. La direction avait demandé l’évacuation du campus.
Quand on me rendit mon téléphone, je trouvai un mot de Lara, que mon cerveau restitue :
Bonjour Madame,
J’espère que vous allez bien et qu’ils ne vous ont pas trop maltraitée. Je voudrais, si cela ne vous dérange pas, reprendre notre conversation. Je pense que Weber donne une partie de la réponse : « L’État a le monopole de l’interprétation des pensées ». Quand je dis que les habitants d’Israël ont le droit de continuer de vivre dans leur pays, on interprète mes mots comme voulant dire ce qu’ils ne disent pas. Quand je dis que le droit international, qui prévoit le droit au retour des Palestiniens, doit être respecté, on me dit que, ce que je veux, c’est la destruction d’Israël.
Madame, on m’emmène bientôt devant le juge. Mais je voulais vous dire ceci : quand j’étais au lycée, mon amie Asmaa portait le voile. Elle n’aimait pas qu’on lui dise que le voile était une marque de soumission. Elle pouvait dire tout ce qu’elle voulait, se plaignait-elle, sa propre interprétation de son geste devait s’effacer devant celle de l’école.
Je me sens un peu comme Asmaa : l’interprétation de mes actes ou de mes paroles ne m’appartient pas. Celle du juge prévaudra, même si elle est absurde. Surtout si elle est absurde, je crois.
On me relâcha. Je fus réprimandée. Je repris mes cours.
Lara ne faisait plus partie de ma classe. Elle avait été exclue de l’école. Pendant son audition, alors que le juge lui expliquait qu’occuper de manière durable un espace qui ne lui appartenait pas devait entraîner des sanctions, Lara lui avait dit qu’elle était d’accord, notamment lorsque ladite occupation était contraire au droit international. Le juge, bienveillant, lui avait expliqué que non, il ne s’agissait pas de droit international, mademoiselle. Pédagogue et patiente et, je subodore, avec la suffisance de sa jeunesse, Lara avait répondu qu’elle ironisait sur l’indifférence avec laquelle le monde et la France avaient traité l’occupation israélienne des territoires palestiniens. Elle voulait, par l’ironie à laquelle elle avait eu recours, mettre en évidence le caractère dérisoire du dommage qu’elle avait provoqué lorsqu’on le rapportait à ce à quoi elle avait voulu s’opposer par son acte. Elle avait plaidé l’état de nécessité. Occuper pacifiquement le campus était une exigence morale inévitable pour elle.
Mais, cela, vous le savez déjà.
Je crois que Lara souhaitait la destruction de l’État d’Israël, car ce dernier était pour elle incompatible avec l’égalité entre les êtres humains, surtout depuis que la loi fondamentale que le pays s’était donnée en 2018 réservait le droit à l’autodétermination aux seuls habitants juifs d’Israël. Je ne tiens pas d’elle ces affirmations. Elles se déduisent de ses travaux. C’est, en tout cas, ce que l’Algorithme déduit de ses travaux.
Je crois que Lara était plus préoccupée par la Machine que par l’Algorithme. Son intervention inopinée et sa comparaison assez forcée entre l’aleph et la Machine, alors que nous parlions de l‘article célèbre que Borges consacra à cet objet, m’intrigua. Lara s’était renseignée sur le sujet. Elle avait pris contact avec un chercheur, qui connaissait Alexander Huth, dont les travaux, bien malgré lui, étaient à l’origine de la Machine. Lara pensait que bientôt la collaboration de ceux dont la Machine transcrirait les pensées ne serait plus nécessaire, et ce, dans un délai très court. Je me rappelle que j’ai regardé avec un mélange d’inquiétude et d’incrédulité cette fille belle, trop maigre, trop agitée. Je n’ai plus pensé à ses annonces apocalyptiques. Je croyais ne plus y avoir pensé, mais il s’est avéré que son inquiétude s’était installée durablement dans mon cerveau. C’est quelque chose que je ne peux pas vous cacher. Je me demande pourquoi je dis ceci : « je ne peux pas vous le cacher », alors que vous voyez que je ne peux pas vous le cacher.
Peu importe. Continuons. Je n’aspire pas à grand-chose, juste à sortir de ce scanner et à boire à une tasse de thé à ma fenêtre. Il y avait un peu de soleil quand vous êtes venus me chercher.
Je ne sais pas où est Lara. Je suis convaincue qu’elle dépose des mots dans mon esprit, mais je ne sais pas comment elle procède. Le plus probable, cependant, c’est qu’elle ne dépose rien du tout et que je me fasse des idées, mais je n’arrive pas à me débarrasser de cette conviction qu’elle se met en contact avec moi. Elle me laisse des signes dans la rue, et des petits papiers que je déchiffre.
Vous y croyez, vous, même si vous le cachez. Cela coûte cher de transcrire les pensées de quelqu’un pendant tant de temps. Vous attendez le moment où Lara se mettra en contact avec moi. Je n’essaye pas de résister. Je ne suis pas une héroïne et, en plus, je sais que cela est vain. Sous la torture, je n’aurais pas tenu longtemps. L’avantage de la Machine, c’est qu’il n’y a plus besoin de torturer les gens pour obtenir des informations. Enfin, la torture, ce n’est pas pour obtenir des informations, mais pour briser et pour susciter la terreur, je le sais bien. Maintenant, je ne le nie pas : il est plus doux d’être interrogée comme je le suis que de la manière dont on le faisait autrefois.
Je mets en garde Lara contre sa radicalité. Je lui dis que l’intelligence de l’être humain est collective. Je l’ai intégrée, par l’Algorithme, dans mon cours sur El Evangelio según Marcos. Dans cet article, l’un des plus connus de Borges, les Gutres crucifient Baltasar Espinosa. Ils ont vu en lui le Christ. Ils ont cru qu’en le crucifiant, ils allaient mettre un terme au déluge qui s’abattait sur eux et qui, en vérité, n’était qu’une inondation. Les Gutres, c’est une famille qui avait vécu coupée du monde pendant des générations. Baltasar Espinosa leur avait lu la Bible, qu’ils ont interprétée à leur manière.
Maintenant, c’est trop tard : Lara ne reviendra jamais en chair et en os parmi nous. Je crois qu’elle aurait voulu ne pas être radicale, mais elle estimait qu’on ne lui laissait guère le choix, que c’était le monde qui s’était radicalisé.
Il existe un monde dans lequel Borges n’est pas journaliste. Dans ce monde, Lara est toujours dans ma salle de cours et je fais un scanner parce que mon cerveau donne des signes de faiblesse. Dans ce monde-là, les travaux de Huth aident les personnes âgées, qu’on accompagne pendant qu’elles perdent la capacité de parler et avant qu’elles ne perdent la mémoire. Peu à peu, la Machine lit leurs pensées et parle à leur place, jusqu’au jour où elles s’éteignent.
Oui, dans ce monde-là, on me vide de mes souvenirs, car je vais bientôt mourir.
Vous n’aurez pas Lara. Vous ne l’aurez pas par moi. Non, vous n’êtes pas médecin.