Le fait que la République méconnaisse les valeurs qu’elle proclame décrédibilise la République, pas les valeurs. Ces valeurs, partagées par beaucoup et qui ne sont pas propres à la France ou à la République, peuvent être endossées malgré la République, voire contre la République. J’interroge la Rectrice de mon académie.
La République a des valeurs qu’elle nous donne mission, à nous, enseignants, de transmettre. En vertu de l’article L 111-1 du code de l’éducation, nous faisons acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, un énoncé qui se rattache à la valeur de fraternité.
En distinguant, dans l’accueil qu’elle leur réserve, les réfugiés selon leurs origines, la République méconnaît les valeurs qu’elle proclame. Elle le fait aussi lorsqu’elle vend des armes à des pays responsables de la pire catastrophe humanitaire du XXIème siècle, qui se déroule au Yémen, ou lorsque des contrôles de police au faciès frappent ceux, Français pour la plupart, dont l’apparence coïncide avec celle des réfugiés qu’on a décidé de ne pas accueillir (JOBARD et LEVY, 2009, condamnations de l’État français en 2016 et 2021, ROCHÉ, 2022) ou de le faire avec une générosité moindre que celle qu’on déploie, heureusement, vis-à-vis des réfugiés ukrainiens. Si de manière constante, l’État proteste de la légalité de ses actes, il reste que les faits cités ici sont soit confirmés par des décisions de justice définitives, soit étayés par des enquêtes sérieuses.
Est-ce que le fait que la République méconnaisse les valeurs qu’elle proclame constitue un obstacle dirimant à l’exécution de la mission que nous confie l’article L111-1 ?
Non, car faire acquérir des valeurs est une démarche différente de celle qui consisterait à rechercher l’adhésion à une politique, y compris lorsque cette politique se traduit par des atteintes répétées aux valeurs que nous avons mission de transmettre. Le fait que B, menteur, me dise que je ne dois pas mentir met en évidence le cynisme, la duplicité ou la fourberie de B, pas le fait que je ne doive pas mentir.
Il suffit donc, de façon analogue, d’expliquer à nos élèves que le fait que la République méconnaisse les valeurs qu’elle proclame ne ruine pas ces valeurs, mais la crédibilité de ceux qui incarnent la République ou, éventuellement, de la République elle-même. Certes, l’État est une entité immatérielle qui n’existe qu’incarnée par ses agents (TROPER et HAMON, 2012, p 85). Mais nos élèves peuvent adhérer aux valeurs de la République, qui sont immatérielles, malgré la République, voire contre la République ; malgré ses agents, voire contre ses agents. Ils peuvent adhérer à des valeurs qui sont bonnes en elles-mêmes en dépit du fait que c’est la République qui les proclame. La réplique fameuse de Pauline, dans Polyeucte : Apprends que mon devoir ne dépend pas du sien, Qu’il y manque s’il veut, je dois faire le mien peut permettre d’interroger l’idée que les obligations morales ne soient pas supprimées (ou, à tout le moins, pas entièrement) par l’absence de réciprocité. On pourra alors suggérer que l’on peut garder une forme de loyauté vis-à-vis de l’État en dépit des égarements de ce dernier.
S’interroger sur le fait de savoir si montrer que l’État (ou la République) méconnaît les valeurs qu’il proclame est de nature à ébranler la confiance que nos élèves ont en l’État peut être intéressant, mais n’aura pas d’incidence sur notre pratique, car il est clair que nous ne saurions méconnaître l’obligation que nous crée l’article L111-1, même dans l’hypothèse où son accomplissement devait engendrer une diminution de la confiance de nos élèves en l’État.
La question de savoir s’il faut être vertueux dans les rapports qu’on a avec un État qui ne l’est pas est peut-être plus pertinente. Elle nous intéresse aussi parce qu’elle a une incidence directe sur nous : dans la mesure où nous incarnons un État qui a des exigences à l’égard des citoyens dont il s’exonère lui-même, est-ce que les élèves doivent se montrer loyaux à l’égard des agents de cet État que nous sommes ? Notons que le fait que nous agissions loyalement ne suffit pas de façon évidente à justifier une loyauté en retour, car, quelle que soit notre bonne volonté, nous servons un État qui, dans certaines occasions, n’a pas agi loyalement.
La réponse ne saurait être ni une vertu irrespirable et absolue inspirée de Pauline et devant exister indépendamment de toute réciprocité, ni un cynisme absolu qui exciperait de la moindre faute de l’État pour rejeter toute obligation morale à son égard. La mise en place d’une délibération honnête et mesurée -une délibération qui se déroule dans le for intérieur de chacun, mais aussi dans l’espace de discussion argumentée qu’est la classe- devrait être l’objectif que nous, enseignants, poursuivons. Cette délibération est indispensable au citoyen et à la société et il nous incombe de la favoriser chez nos élèves sans pour autant jamais cesser de faire partager le respect de l’égale dignité des êtres humains.
PS : Transmission à madame la Rectrice :
Pour transmission
Mercredi, Mars 16, 2022 18h28 CET person Nowenstein Sebastian s@ac-lille.fr Destinataire
Monsieur le Proviseur,
Je vous saurais gré de bien vouloir transmettre le courrier ci-après.
Bien à vous,
S. Nowenstein.
Madame la Rectrice,
Je me demande si le fait que la République méconnaisse les valeurs qu’elle proclame constitue un obstacle dirimant à l’exécution des missions que nous confie l’article L111-1. Je souhaiterais être éclairé sur le sujet.
Je me permets de vous soumettre plus bas le regard que je porte sur le problème, que je publie à l’adresse
https://sebastiannowenstein.org/2022/03/04/la-republique-meconnait-les-valeurs-quelle-nous-demande-de-transmettre-est-ce-un-probleme/
Je vous prie de croire, madame la Rectrice, à l’expression de mes salutations les meilleures.
S. Nowenstein,
professeur agrégé.