Lettre à madame Saporta, directrice de Fayard, au sujet du retrait de la vente du livre « Le nettoyage ethnique de la Palestine », de l’historien israélien Pappe

À Lille, le 4 janvier 2023

Madame,

Enseignant dans le secondaire, je travaille sur la censure du livre La Costa Nostra, de la journaliste colombienne Laura Ardila. Dans des conditions surprenantes, alors que tout était prêt, la maison mère espagnole du groupe Planeta décida d’annuler la publication du livre.

Souhaitant savoir si une telle chose aurait été possible en France, j’ai écrit à un certain nombre d’éditeurs, parmi lesquels figurent madame de Closets, à qui vous avez succédé à la tête de Fayard, et madame Benbunan, PDG du groupe Editis. Le cas Planeta/Ardila entrait en résonance avec les craintes qui se sont exprimées dans le monde de l’édition et dans les médias de voir Vincent Bolloré se mettre en capacité de peser sur la parole publique en portant atteinte à l’indépendance d’éditeurs et journalistes. Confronter ces craintes et la manière dont la multinationale Planeta avait agi à l’égard de la journaliste colombienne m’a paru d’un intérêt évident.

J’ai eu, alors, le tort de ne pas solliciter votre avis. Cette lettre, qui est publique, comme celles que j’ai adressées à vos consœurs, permettra de réparer cet oubli. Je serai d’autant plus heureux de le faire que, maintenant, je pourrai adjoindre à mes questions d’ordre général celles, bien plus précises, qui concernent le cas Ilan Pappe, cet historien israélien dont Fayard, en novembre 2023, a retiré de la vente l’ouvrage Le nettoyage ethnique de la Palestine. Je serai très heureux de publier votre réponse sur ce blog, si vous estimez opportun de me la faire parvenir. Elle permettra aux élèves qui travailleront sur le dossier, dont cette lettre fait partie, de connaître votre point de vue sur une question aussi importante pour la délibération démocratique que celle de l’indépendance des maisons d’édition.

Lorsque l’éditeur de Laura Ardila apprit l’étrange décision de la maison mère espagnole, il démissionna, considérant que sa crédibilité avait été détruite. 88 intellectuels et artistes écrivirent une lettre ouverte à Planeta pour exprimer leur indignation. Il y avait, parmi eux, des auteurs de Planeta. Ana Cristina Restrepo déclara publiquement qu’elle quittait cette maison d’édition. C’est une situation, vous le constatez, qui n’est pas sans évoquer le départ d’un certain nombre d’auteurs qui, lorsque vous avez pris la tête de Fayard, choisirent de suivre madame des Closets chez Flammarion, estimant que la liberté éditoriale de Fayard était compromise. Je souhaiterais vous poser les questions suivantes avant d’aborder plus précisément le cas de l’ouvrage de monsieur Pappe :

  1. Quel regard, avec le recul, portez-vous sur les questionnements que votre arrivée chez Fayard a suscités ?
  2. Les craintes de ceux qui ont suivi madame de Closets étaient-elles légitimes, étaient-elles justifiées ?
  3. Avez-vous, depuis votre arrivée chez Fayard, joui d’une liberté éditoriale pleine ?
  4. Faut-il craindre l’emprise de Vincent Bolloré sur le monde de l’édition ?
  5. Comment faut-il, à votre estime, protéger l’indépendance de l’édition en France ?
  6. Cette dernière est-elle en danger ?

Venons-en, si vous le voulez bien, au cas Pappe. Je comprends que Fayard a décidé de retirer le livre Le nettoyage ethnique de la Palestine en novembre 2023. J’observe que la fiche qui présente l’écrivain sur votre site passe sous silence l’existence de ce livre. Je souhaiterais vous poser les questions suivantes :

  1. Pourquoi avez-vous décidé que Le nettoyage ethnique de la Palestine ne serait plus disponible alors même que, du fait de l’actualité, les ventes de l’ouvrage augmentaient ?
  2. Est-il acceptable que Fayard occulte, dans la fiche qu’elle consacre à l’historien, l’existence d’un ouvrage de ce dernier qu’elle-même a publié ?
  3. Selon ActuLitté, vous avez retiré le livre en catimini. Y a-t-il eu, de votre part, volonté que ce retrait passe inaperçu ? Avez-vous, au contraire, expliqué votre décision avant qu’ActuLitté ne l’évoque ?
  4. Comment ce processus ayant abouti à votre décision s’est-il déroulé ?
  5. Avez-vous informé l’auteur que vous retiriez son livre de la vente ? Si oui, comment a-t-il réagi, quels ont été vos échanges sur le sujet ?
  6. Je comprends que le contrat concernant Le nettoyage ethnique de la Palestine était caduc depuis le 27 février 2022. Pourtant, comme le signale, pour s’en étonner, ActuaLitté, le livre n’a été retiré de la vente que 21 mois plus tard, le 7 novembre 2023. Y avait-il une quelconque obligation légale pour Fayard de retirer le livre le 27 février 2022, obligation que vous auriez méconnue ? Le retrait opéré le 7 novembre est-il simplement la régularisation tardive de la situation ? Est-il fréquent qu’un livre reste en vente alors que le contrat qui régit sa publication est caduc ? Avez-vous entrepris des démarches afin qu’un nouveau contrat vous permette de maintenir dans votre catalogue Le nettoyage ethnique de la Palestine ?
  7. Avez-vous fait l’objet de démarches de la part des autorités israéliennes ou de groupes qui soutiennent ce pays en France ?
  8. Votre actionnaire Bolloré a-t-il, de façon directe ou indirecte, pesé dans la décision que vous avez prise ?
  9. Y a-t-il eu des réactions syndicales à votre décision ? Si tel a été le cas, quelle réponse y avez-vous donné ?
  10. Accepteriez-vous de faire une exception à votre décision et de transmettre un ou plusieurs exemplaires de l’ouvrage de Pappe à mon lycée afin que nos élèves puissent en prendre connaissance ?
  11. Accepteriez-vous de répondre aux questions de mes élèves -suivant des modalités à définir- au sujet de votre décision ?

Je forme des vœux pour que vous donniez suite à cette lettre. Je souhaite aussi que d’autres que vous répondent aux questions qu’elle pose, c’est pourquoi je m’efforcerai de la diffuser aussi largement que possible.

Bien à vous,

Sebastian Nowenstein, professeur agrégé, lycée Gaston Berger, Lille.

Accusé de réception de Fayard (je n’ai pas voulu corriger la répétition du mot votre, qui figure deux fois dans le message) :

Merci pour votre votre message, nous y répondrons dans les meilleurs délais.

À très bientôt.

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