Cher collègue,
Je viens de prendre connaissance de l’éditorial que vous avez signé sur le site de l’Institut Rousseau le 22 octobre 2020 au sujet de l’assassinat de Samuel Paty.
Vous décriviez le paysage mental de nos élèves comme totalement minéralisé et dévitalisé, vous dites que l’assassinat de monsieur Paty semble montrer l’emprise des islamistes sur notre jeunesse, vous déclarez que l’idée de vérité s’imposant universellement est devenue scandaleuse pour nos élèves.
Ces affirmations outrancières, vous ne les démontrez pas. Cependant, la forme d’argumentation à laquelle vous recourez, métaphorique, imprécise, peu loyale, doit avoir sa place dans le débat public ou, à tout le moins, être tolérée, car on ne saurait, sans le dessécher, restreindre ce dernier aux formes rationnelles de délibération.
Il reste que la tolérance que l’on a pour votre texte nous oblige. Celle que nous devons avoir pour nos élèves ne saurait être moindre que celle que l’on accorde à un professeur de philosophie et à l’Institut Rousseau, qui le publie.
Je vous transmets quelques remarques que votre texte m’inspire. Je les publie dans mon blog. Si vous souhaitez me transmettre une réponse, je la publierai aussi.
Vous trouverez dans ces remarques des renvois à des articles qui sont, pour l’essentiel, des courriers que j’ai transmis par la voie hiérarchique. Je les mentionne car ils me permettent de ne pas trop alourdir ce texte avec des références et des développements complémentaires. Leur lecture ne me semble pas toutefois indispensable à la bonne réception des remarques que je formule.
Bien à vous,
S. Nowenstein, professeur d’espagnol.
Contre F. Ménager, professeur de philosophie. Au sujet de l’assassinat de Samuel Paty.
1. L’assassinat de S. Paty doit être l’occasion de s’interroger sur comment une vision religieuse fondamentaliste du monde a pu acquérir tant de légitimité dans la jeunesse, dites-vous. Vous considérez comme acquis un fait que vous ne démontrez pas : cette emprise sur laquelle il faut, affirmez-vous, s’interroger.
2. Voir, comme vous le suggérez, l’assassinat de S. Paty comme le résultat de cette emprise est encore moins évident, encore plus dangereux et problématique. Des millions de musulmans ne tuent pas des enseignants et, pourtant, vous faites de l’acte (aberrant, unique) de l’un d’entre eux la manifestation des forces qui se sont emparées de cette communauté. Dans les innombrables causes possibles qui ont pu conduire Abdoullakh Anzorov à tuer Samuel Paty, vous choisissez celle qui repose sur l’énoncé indiqué en (1). L’enchaînement causal que vous installez ne nous renseigne pas sur l’assassinat de Samuel Paty. Il cherche, en réalité, par le choix orienté d’une cause, à accréditer la réalité du fait constitutif de cette cause, à savoir, l’emprise des islamistes sur notre jeunesse. Pour que votre explication soit digne d’intérêt, il faudrait, d’abord, démontrer l’emprise que vous supposez et, ensuite, qu’il existe un lien de causalité entre cette emprise et l’acte d’Abdoullakh Anzorov. Vous ne faites ni l’un ni l’autre.
3. Vous faites de votre expérience un savoir. Mais votre perception subjective ne peut pas fonder votre énoncé selon lequel l’idée de vérité est devenue scandaleuse pour nos élèves. Vous ne citez aucune enquête scientifique qui vienne appuyer vos dires, que leur imprécision rend difficilement falsifiables. Par l’emploi du verbe devenir vous suggérez l’existence d’une évolution que vous ne démontrez pas non plus, mais qui possède des vertus narratives indéniables, puisqu’elle doit nous inquiéter, nous communiquer une sensation d’urgence et annoncer un futur encore plus sombre si nous ne réagissons pas.
4. Vous citez Arendt, puis vous affirmez que la notion même de vérité suscite un rejet massif aujourd’hui. Vous nous annoncez le triomphe de la sophistique. Le ton est apocalyptique et augural, mais il ne vaut pas démonstration. Vous affirmez que nous tentons d’imposer le goût de la discussion rationnelle, mais votre texte fait douter de la validité de ce plaidoyer pro domo, puisque votre discours méconnaît les règles élémentaires de la discussion rationnelle, qui interdisent de donner comme acquis des faits que l’on ne démontre pas1.
5. Cette prétention, cette présomption, on dirait en droit, que vous semblez considérer comme acquise, m’intéresse cependant, car elle révèle un biais que l’on pourrait étendre à notre institution, celui qui consiste à présumer que vous agissez ou argumentez (ou que nous le faisons) de façon indéfectiblement rationnelle. La relecture attentive de votre texte devrait vous convaincre à tout le moins de la nécessité de suspendre un temps cette présomption et, surtout, d’envisager que d’autres, vos élèves, ne la tiennent pas pour acquise. Je vous invite à considérer la possibilité que le relativisme que vous déplorez sans en démontrer l’existence soit, s’il existe, une conséquence de l’absence de rigueur et d’exemplarité de l’école, ou une réaction à cette absence. Si l’on revient à votre texte, on peut tout à fait envisager qu’un élève qui percevrait le caractère arbitraire de vos affirmations ait envie de leur opposer des affirmations tout aussi arbitraires. Si vous dites en cours ce que vous écrivez, on peut en effet craindre que vos élèves en viennent à penser que votre façon d’argumenter est une forme légitime et normale de le faire.
6. Ne déduisez pas de ce qui précède que je considère qu’il faille rejeter la présomption que l’École fonde ses enseignements sur la raison. Une telle présomption est indispensable à son fonctionnement et à l’accomplissement de sa mission. Je dis seulement que cette présomption doit être entretenue tous les jours par notre rigueur et que les discours arbitraires tels que le vôtre l’affaiblissent.
7. J’ai un attachement profond pour la délibération rationnelle et pour la vérité. Je sais, cependant, qu’elles sont, toutes deux, rares dans le débat public. On doit s’efforcer de tendre vers elles, mais prétendre qu’elles ont leur siège naturel dans l’École ou dans les institutions de l’État tout en prétendant que la jeunesse se singularise par leur rejet est un biais qui peut être perçu comme le résultat d’une volonté de domination et non comme une analyse sereine et rationnelle de leur distribution dans le tissu social. Cette méfiance est d’autant plus légitime qu’aucune démonstration n’est fournie à l’appui de la thèse qu’avec d’autres, vous soutenez.
8. Je pense, au demeurant, que les obligations de ceux qui s’expriment depuis une position d’autorité et qui incarnent l’État ou l’École doivent être plus grandes que celles que nous faisons peser sur nos élèves. Lorsque les ministres Blanquer et Darmanin2 affirment contre les évidences statistiques de l’INSEE et du ministère de l’Education qu’il y a moins de petites filles que de petits garçons dans les écoles maternelles et que ce fait (qui n’en est pas un) est dû à ce que les islamistes gardent ces petits fantômes de la République (l’expression est de Darmanin) chez eux, les dégâts seront vraisemblablement beaucoup plus grands que lorsqu’un élève se départit des exigences de l’argumentation rationnelle. Lorsque vous déduisez de votre expérience un savoir, cela est plus grave que lorsqu’un élève le fait.
9. J’essaye de vous dire, cher collègue, qu’à mon estime vos inquiétudes sont mal placées. Vous devriez vous inquiéter des atteintes à la notion de vérité qui viennent de nos ministres plutôt que de celles qui viennent de nos élèves. Chercher la clé que l’on a perdue uniquement sous le lampadaire n’est pas toujours une bonne idée3.
10. Votre lampadaire semble être votre classe et certains chercheurs en sciences sociales. Élargissez votre focale, je vous prie, et vous verrez que ceux-là ne sont peut-être pas les pires et certainement pas les plus dangereux. Il se pourrait aussi que votre expérience soit biaisée par le désir de vous intégrer dans le discours dominant4. Peut-être voyez-vous dans vos élèves ce que vous avez envie de voir, ce que vous avez décidé préalablement que vous alliez voir. Ce sont des biais cognitifs courants qui pourraient expliquer que vous ayez, le temps de l’écriture de votre texte, suspendu une démarche rationnelle dont rien, par ailleurs, ne me permet d’affirmer qu’elle ne caractérise pas vos cours.
11. La métaphore médicale, celle d’un corps social pris en tenaille par deux pathologies, l’une sociale l’autre de l’islam (et comment les distinguer, l’une et l’autre, puisque, phénomène social, l’Islam devrait faire partie des “pahtologies sociales” ?), n’éclaire guère que le regard de peur, empreint de peur et générateur de peur, qu’avec beaucoup d’autres, vous portez sur le pays. L’idée d’un corps social spontanément épris de vérité qui serait brusquement saisi par ces pathologies est, sans démonstration, une simple fantaisie passéiste. Une description plus réaliste des sociétés, qui chercherait à montrer comment s’entremêlent le rationnel et ce qui ne l’est pas serait plus pertinente que la fable suspecte que suggère votre métaphore.
12. Vous fondez ce que vous croyez être un savoir sur la jeunesse française sur votre expérience. On peut penser que, placés de façon répétée devant ce type d’arbitraire, notre jeunesse soit incitée à en faire autant. Il se pourrait que le relativisme que vous déplorez naisse de notre absence de rigueur et de cette façon de voir la paille dans l’œil d’autrui et non la poutre dans le sien. Du reste, comme ailleurs dans votre texte, vous ne montrez pas cet attachement au relativisme que vous dénoncez, ni dans la société dans son ensemble, ni dans l’École en particulier. Pour ma part, je n’ai jamais vu des collègues le défendre. Par contre, j’ai vu des collègues et notre institution se draper dans des certitudes qui, comme les vôtres dans ce texte, n’ont pas d’autre fondement épistémologique que la subjectivité ou l’intersubjectivité de ceux qui les énoncent.
13. Il faut craindre un discours qui pose des vérités comme vous le réclamez, si ces dernières sont aussi subjectives ou arbitraires que celles que les vôtres. Le recours à l’autorité qu’à vos yeux constitue Spinoza fera qu’on rejettera ce philosophe intéressant, mais cela n’emportera pas l’adhésion de nos classes. J’observe au demeurant que votre définition de la vérité dans le domaine de la vie en société est relativiste, puisqu’elle doit être négociée, même si elle est soumise à l’examen de la raison. Cette vision de la vérité exclut celle de la science, qui ne se négocie pas.
14. Totalement minéralisé et dévitalisé, le paysage mental de nos élèves ? Pour autant que l’on puisse donner un sens précis à cette métaphore géologique, je dois m’inscrire en faux contre elle en lui opposant ma propre expérience (qu’opposer d’autre à un tel énoncé ?). Nos élèves, à mon estime, sont bien vivants et discuter avec eux reste un plaisir5.
15. Je ne peux qu’être frappé par le simplisme de vos raisonnements et par le caractère absolu de vos affirmations. Il me semble qu’aucun chercheur n’oserait défendre des énoncés tels que les vôtres. Et encore moins, sur une base aussi frêle que son expérience personnelle. Imaginez-vous un instant qu’un chercheur sérieux publie sur la minéralisation des esprits désertifiés par le relativisme généralisé ? Imaginez-vous qu’il puisse le faire en prenant appui sur son expérience subjective et l’argument d’autorité consistant à citer Spinoza ?
16. Je suis, comme vous, frappé par la fragilité des collègues. Je ne crois pas cependant que l’invocation de la valeur qu’est la liberté d’expression en soit la cause, pas plus que ces pathologies que vous imaginez. Je pense plutôt que l’injonction de montrer les caricatures de Charlie Hebdo est de nature à nous fragiliser tous6 7.
19. Citoyens agissant dans l’espace public, notre liberté d’expression n’est limitée que par les limites que la loi institue8. Enseignants, devant un public de mineurs qui, du fait de l’obligation d’assiduité scolaire, ne peut se soustraire à nos cours, notre expression est contrainte, en outre, par une obligation de délicatesse. Nous choisissons donc avec soin les supports qui illustrent nos cours et nous abstenons, bien logiquement, de montrer des images susceptibles de choquer nos élèves si le contenu de nos programmes peut être enseigné sans y avoir recours.
20. Cette obligation de délicatesse connaît, depuis les attentats de Charlie Hebdo une exception, celle des caricatures publiées par ce journal. Si vous voulez trouver quelque chose de pavlovien dans notre comportement collectif récent, c’est bien l’idée qu’enseigner la liberté d’expression requiert de montrer ces caricatures. Au choix prudent du support que fait en conscience chaque enseignant a été substituée l’injonction de montrer ces caricatures, auxquelles la République semble conférer un statut exorbitant du droit commun. Je parie que jamais aucun enseignant n’a montré en cours le dessin d’un homme à quatre pattes avec une étoile dans l’annus qui ne fût pas le prophète Mohamed. Des voix nombreuses et importantes se sont élevées pour que ces caricatures soient montrées aux élèves, à tous les élèves.
21. Il y a peu de choses qui sont de contemplation obligatoire pour les élèves dans nos lycées. Je n’en vois que deux : le drapeau national et la devise républicaine qui font partie des symboles de la République. Contraindre les élèves à regarder ces caricatures ou ne pas soumettre ces dernières à l’obligation de délicatesse qui préside aux choix de tout autre support peut se concevoir si l’on confère à ces dessins le rang de symbole national. Il reste qu’ajouter au drapeau national et à la devise républicaine le dessin d’un homme nu à quatre pattes suscite légitimement des réserves, mais, surtout, place ceux qui en viennent à faire vivre ces symboles dans leurs classes dans une situation moralement impossible qui les fragilise, voire les met en danger. On ne peut exclure que la fragilisation de nos collègues trouve une partie de son origine dans l’injonction puissante qu’ils ressentent de montrer ces caricatures sans leur donner le traitement que l’on réserve d’ordinaire aux documents iconographiques.
22. Les dérives que connaît notre institution en ce qui concerne les caricatures de Charlie Hebdo peuvent être analysées comme le résultat de l’emprise de l’émotion sur la société française, qui semble incapable d’analyser sereinement des faits criminels tels que les attentats islamistes et voient en eux la démonstration palpable de l’existence de ces forces dont vous parlez dans votre texte. De façon parfaitement irrationnelle, on veut qu’un crime démontre l’existence de ces forces.
23. Sous l’emprise de l’émotion nous en venons à oublier des gestes professionnels élémentaires et nous sacralisons ces caricatures. Emmanuel Todd parle d’hystérie pour décrire un pays devenu Charlie9. Je ne sais pas s’il faut reprendre à son compte l’analyse de cet essayiste, mais si ces dessins retrouvaient le rang qu’ils n’auraient jamais dû perdre (si, donc, ils étaient restés des putains de dessins, pour reprendre l’expression de la chroniqueuse Sophie Aram), tout serait plus simple. Répondre à la transformation des ces putains de dessins en offense absolue et suprême de tous les musulmans de la terre par la sacralisation républicaine desdits dessins est une erreur tragique et un contre-sens qui nous fragilise et nous décrédibilise gravement. De fait, aujourd’hui, sauf erreur de ma part, la grande majorité des contestations de l’autorité républicaine trouve sa source dans des pratiques nouvelles dont le fondement légal est ardu ou spécieux et qui, dès lors, revêtent pour nos élèves l’apparence d’une démarche agressive et vexatoire. Je pense au fait de montrer les caricatures sans que le besoin pédagogique en apparaisse clairement, mais aussi aux minutes de silence imposées10 ou aux débats improbables et baroques sur la longueur des jupes et autres habits qu’a engendrés la loi contre le foulard de 200411.
24. Les textes tels que le vôtre ont leur place dans le débat public parce qu’une exigence trop forte de rigueur rendrait impossible celui-ci. C’est ainsi donc que les gens s’expriment, de façon métaphorique et peu rigoureuse. Réclamer d’eux qu’ils le fassent uniquement au moyen de formes qui ne leur sont pas naturelles reviendrait à les exclure du débat. C’est pour cela que la tolérance et la bienveillance sont nécessaires. Celle de ceux qui ont lu votre texte avant d’en avaliser la publication malgré son peu de rigueur devrait vous obliger et vous inciter à rechercher la vie dans ces déserts minéralisés que vous croyez être l’esprit de nos élèves.
25. C’est parce que je m’efforce de faire mienne cette posture de tolérance que je vous écris, car je fais le pari que la discussion avec vous est possible.
1Je présume que vous partagez ce principe de base de ce qui constitue une délibération rationnelle, ce qui me dispense et nous dispense de procéder à des développements complémentaires sur le sujet.
2J’ai interrogé par la voie hiérarchique le ministre Blanquer au sujet de ces déclarations. J’ai fai de même pour le ministre Darmanin. J’ai, enfin, interrogé la PRADA du ministère de l’Éducation pour que me soient communiqués les documents sur lesquels le ministre Blanquer prenait appui.
3Un biais analogue à celui que je vous reproche apparaît lorsque notre institution s’intéresse au complotisme et choisit de ne considérer que des formes très particulières de ce phénomène en laissant de côté les plus dangereuses, celles qui émanent d’autorités présumées agir de manière loyale et d’argumenter de façon rationnelle. J’évoque la question dans cet article qui fait suite à un stage sur le complotisme.
4Voir, sur le sujet, Et l’homme créa les dieux, de Patrick Boyer. Il s’agirait d’un mécanisme évolutif qui expliquerait en partie la suspension de la rationalité que suppose l’adhésion à certains dogmes religieux mais qui peut être à l’œuvre dans des mécanismes d’adhésion de type non religieux. J’ai eu un échange sur le sujet avec monsieur Boyer.
5Je rends compte ici d’une discussion portant sur la laïcité avec une classe dont j’étais professeur principal et ici d’une discussion avec un ancien élève qui estimait, avant les attentats de 2015, qu’un lien de fraternité islamique existait entre Daesh et lui et qui vint me voir après que je lui ai écrit une lettre pour me dire qu’il avait changé d’avis.
6J’ai interrogé la ministre Belkacem sur le fait de savoir si l’École pouvait être Charlie.
7On peut compléter ces commentaires avec cet article : Charlie Hebdo dans toutes nos classes ?
8Les élèves, quant à eux, s’expriment dans le respect de la légalité et il nous appartient de les y contraindre s’ils s’en écartent. J’ai eu un échange sur ce sujet avec le professeur Dilhac, du Centre de recherche en éthique de l’université de Montréal. L’obligation de délicatesse existe pour eux aussi, mais elle se subsume à une éthique de la discussion et revêt un caractère moins fondamental que celle qui pèse sur nous.
9Voir Qui est Charlie? Sociologie d’une crise religieuse, Emmanuel Todd.
10On peut compléter ce qui est dit ici avec cette interrogation adressée à la députée Laborde, qui a présidé la commission parlementaire portant sur le non respect de la minute de silence ou avec cette lettre adressée à la Rectrice au sujet de l’imposition de la minute de silence au moment de l’assassinat de Samuel Paty.
11J’analyse certains aspects de cette loi ici.
Le texte commenté ici ne semble plus accessible. Il peut être retrouvé grâce à Wayback Machine : https://web.archive.org/web/20230205182102/https://www.institut-rousseau.fr/le-desir-de-loi-face-a-la-loi-du-desir-les-ressorts-moraux-de-ladhesion-a-la-vision-islamiste-du-monde/
- Publié le 22 octobre 2020
Auteurs Frédéric MénagerProfesseur de philosophie en lycée, docteur en études politiques de l’EHESS. Adhérez Faire un don S’inscrire à la newsletter
Le désir de Loi face à la Loi du désir. Les ressorts moraux de l’adhésion à la vision islamiste du monde
La mort de Samuel Paty tué par un criminel islamiste a excessivement choqué l’ensemble des citoyens français car, outre son caractère ignoble quant au mode de perpétration, elle atteint comme jamais auparavant l’institution qui incarne ce qui reste du sacré républicain, c’est-à-dire l’école. Ce qui demeure en outre tout à fait choquant c’est que le déroulement de cette sinistre séquence d’une barbarie incroyable semble concentrer tous les maux qui demeuraient à l’état latent au sein de l’institution scolaire, comme si un ensemble de forces jamais émergées, mais présentes de manière invisible, avaient trouvé en cet événement un point nodal pour se manifester. Si l’islamisme radical est naturellement le coupable, il faut nous interroger sur comment il peut avoir autant d’emprise, sur comment une vision religieuse fondamentaliste du monde a pu acquérir tant de légitimité dans la jeunesse. Paradoxalement, l’un de ses facteurs est le relativisme moral.
Lorsqu’on est professeur de philosophie dans un lycée de banlieue et que l’on a la responsabilité considérable d’évoquer la religion et d’autres sujets cruciaux comme le désir et donc l’amour, le premier constat que l’on dresse n’est pas celui du règne du dogmatisme et de l’intolérance : c’est tout l’inverse. Il règne en effet au contraire dans les classes une forme de relativisme absolu tout à fait déroutant, car ce relativisme n’épargne ni les choix moraux ni les affirmations scientifiques. Toutes les croyances se valent, mais ma croyance a une valeur absolue et nul ne peut la discuter, la juger. Elle appartient à l’individu, elle le définit par ailleurs. Rien n’est absolu si ce n’est ce « rien n’est absolu ». Ce qui est devenu tout à fait scandaleux pour nos élèves c’est l’idée de vérité1 qui s’imposerait universellement. On pourrait penser dans un premier temps que cette attitude permet de résister à l’embrigadement et aux certitudes, mais, bien au contraire, elle nourrit en réalité une possibilité de déformer les faits à sa convenance, car elle n’a rien d’un scepticisme distancié comme Montaigne le recommandait. Hannah Arendt rappelait dans Du mensonge à la violence le caractère violent de la vérité qui s’impose à tous sans discussion possible. La vérité est « fasciste » comme la langue chez Barthes. Cette violence inhérente à la vérité est aujourd’hui perçue comme dictatoriale et c’est la figure de Socrate qui est vilipendée comme dogmatique pour vouloir rechercher cette vérité. Socrate ose dire que certains choses ne dépendent pas de mon opinion ou de mon bon plaisir, que le sujet n’est pas la source de toute vérité. Une découverte qui laisse sans voix beaucoup de jeunes.
1 Dans le domaine de la vie en société, réhabiliter la notion de « vérité » exclut bien entendu qu’il s’agisse d’une vérité révélée : il s’agit davantage d’une vérité comme idéal régulateur de la société. Cette vérité est celle qui correspond, en République, à une vision de l’intérêt général : elle est nécessairement négociée et soumise à l’examen de la raison, en conservant l’idée kantienne de la nécessité de la communication dans l’élaboration du jugement.(…)
Arendt nous rappelait, quant à elle, que la vérité est au contraire ce qui résiste à l’opinion, ce qui résiste aussi aux pouvoirs et donc que la vérité est haïe des dictatures, car elle est une contrainte bienheureuse avec laquelle les tyrannies doivent composer ou qu’elles doivent dissimuler pour étendre leur pouvoir. Le rejet contemporain massif de la notion même de vérité prépare le triomphe de la sophistique et des discours flatteurs, elle prépare une victoire massive de tous les Protagoras modernes, cette fois réunis sous l’étendard du triomphe de l’individu. Parmi ces individus se glissent des idéologues et des monstres. Nous tentons d’opposer le goût de la discussion rationnelle, le doute sur les préjugés comme passage obligé vers le sommet de la Caverne. On constate cependant que, une fois le goût de la vérité perdu, c’est la possibilité même de s’opposer à des grands récits autoritaires qui s’évapore.
Le prix politique de ce relativisme envahissant, nous sommes certainement en train d’en payer les premières traites puisqu’il a deux effets : le premier est de privilégier la croyance au savoir, le second est d’absolutiser cette croyance par le principe même que j’en suis au fondement. Il est d’ailleurs parfois cognitivement impossible à des élèves d’admettre une vérité qui ne soit pas d’abord la leur, tant l’écart avec leurs habitudes de pensée est immense. On le devine, cet état d’esprit que nous avons parfois créé au nom d’un concept de tolérance ramolli et informe est un excellent allié pour les intégristes et extrémistes de tous bords car il permet de faire d’une opinion même scandaleuse, par exemple, une opinion avant tout. La nouveauté est qu’elle prend la valeur du savoir qu’elle n’est certes pas, mais que celui qui s’en réclame demande qu’on la reconnaisse pour telle, et surtout, qu’on le reconnaisse à travers elle. Notons que ce processus a envahi les milieux militants et les sciences sociales où l’on fait de l’expérience un savoir. Dans un tel monde, les croyances ont une valeur absolue car il n’y a qu’elles. Elles ont désertifié le paysage mental, totalement minéralisé et dévitalisé. Il nous devient alors très difficile d’atteindre ces croyances et de créer un raisonnement commun. Nous avons par imprévoyance et maladresse contribué à la dissolution du commun et laissé s’ériger un polythéisme de valeurs inconciliables. L’idéologie islamiste ne fait que se répandre dans le bunker imprenable de la subjectivité érigée en absolu. Ce qui nous arrive est la rencontre d’une pathologie de l’islam avec une pathologie sociale.
Il est urgent de reprendre à l’école un discours capable de nommer les choses et de ne plus craindre de poser des vérités, de réaffirmer qu’aussi respectable soit la foi, par exemple, elle ne fournit aucune certitude et qu’elle demeure un mode second de connaissance qui ne peut revendiquer la moindre égalité avec la raison, ce qui était tout l’objet de l’œuvre entière de Spinoza.
Contre ce relativisme, l’invocation pavlovienne de la liberté d’expression sera de peu de poids puisqu’elle reprend l’argument de l’égale valeur des opinions. Lorsque les attentats de Charlie Hebdo ont eu lieu, beaucoup ont constaté que des élèves justifiaient ce qui s’était passé et retournaient comme un gant le problème de la liberté d’expression avec l’exemple de Dieudonné. On a ainsi vu des enseignants perdre pied et demander littéralement de l’aide face à un argument aussi retournable. La conviction que l’on peut développer ici est que l’angle de la liberté d’expression n’est plus celui par lequel il faut prendre le problème, car l’un des ressorts du succès des idées islamistes est de répondre à un désir de loi et d’ordre et de s’insérer dans une logique autoritaire pour en faire une logique d’émancipation. Il faut dialoguer avec cette jeunesse sous un angle différent qui est celui de l’impossibilité de l’usage de la force pour régler les désaccords. On peut rappeler à un élève la valeur de la réciprocité, lui montrer que ses croyances seraient tout à fait offensantes pour un très grand nombre de personnes, que des chrétiens pourraient lui reprocher, par exemple, de ne pas croire en la divinité de Jésus s’il est musulman. Que dirait-il si demain on exerçait une contrainte ou une violence sur lui de ce fait ? Il semble indispensable de rappeler à ces jeunes que leur propre liberté de croire, que nous garantissons, dépend étroitement de la liberté de ne pas croire d’autrui, qu’un groupe, quelle que soit sa nature, pourrait tout à fait et légitimement demander à ce que leur propre croyance soit muselée et censurée en ce qu’elle peut avoir d’offensant (par exemple une association de défense des homosexuels). Plutôt que d’évoquer une règle abstraite qu’ils ne comprennent guère, il apparaît plutôt souhaitable de faire appel au fait, pour eux vertigineux, que leur croyance ne bénéficie d’aucun privilège politique et épistémique et de rappeler qu’ils sont, comme tout un chacun, blasphémateurs et hérétiques pour d’autres qu’eux. Partir de ce point permet par ailleurs de leur prouver qu’il vaut sans doute mieux abandonner un tel point de vue et adopter une attitude de neutralité. Enfin, il faut rappeler tout simplement que les pressions, les insultes, sont une pratique insupportable du point de vue de la loi. Il est presque certain que si nous repartons comme en 2015 avec une exaltation indistincte de la liberté, on échouera. Il nous faudra faire appel à des interdits, par exemple expliquer que toute relativisation du meurtre est irrecevable du point de vue moral et du point de vue de la loi, qu’il ne s’agira jamais d’une simple opinion parmi d’autres. Un tel revirement ne sera possible qu’avec une forte lucidité sur les enjeux et les causes du mal.
Références
1 Dans le domaine de la vie en société, réhabiliter la notion de « vérité » exclut bien entendu qu’il s’agisse d’une vérité révélée : il s’agit davantage d’une vérité comme idéal régulateur de la société. Cette vérité est celle qui correspond, en République, à une vision de l’intérêt général : elle est nécessairement négociée et soumise à l’examen de la raison, en conservant l’idée kantienne de la nécessité de la communication dans l’élaboration du jugement.