Le dimanche 25 octobre 2020
Madame la Rectrice,
s/c du chef d’établissement
copie au cabinet de la Rectrice
Je comprends qu’une minute de silence en hommage à monsieur Paty sera organisée dans nos établissements. Je comprends aussi que les élèves qui refuseraient d’y prendre part seront sanctionnés. Je présume que tel serait le cas aussi si un enseignant ne prenait pas part à ladite minute de silence1. Des élèves ont été sanctionnés par le passé pour avoir refusé de prendre part à une minute de silence. Le ministre Blanquer annonce une grande fermeté.
Vouloir défendre la liberté d’expression par l’expression forcée d’un hommage à Samuel Paty recèle une contradiction logique peut-être insurmontable. Que cette expression forcée le soit au moyen d’une injonction assortie de la menace de sanctions accroît la contradiction. La liberté d’expression ne se conçoit que dans la liberté laissée à l’individu de s’exprimer ou de ne pas le faire.
Outre cette contradiction, la question de la base légale de la minute de silence que le ministre Blanquer a annoncée se pose.
Par des courriers restés à ce jour sans réponse (consultables ici), j’ai fait part à mes supérieurs hiérarchiques de mes doutes sur la légalité de ce type de dispositif. Mes doutes sont encore plus forts en ce qui concerne les sanctions qui ont frappé ou frapperaient le refus de participer à une minute de silence. Un tel refus me paraît protégé par la liberté de conscience, laquelle se range, comme chacun le sait, parmi les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR), qui font eux-mêmes partie du bloc de constitutionnalité2. La sanction éventuelle qui frapperait un membre de la communauté éducative, comme toute sanction, devrait avoir une base légale, exigence qui découle du principe de légalité.
Par ce courrier, je me permets de renouveler mes interrogations, que je résume ainsi :
- Quelle est la base légale qui permet d’imposer une minute de silence à l’ensemble des membres de la communauté éducative ?
- Quelle est la base légale qui permet de sanctionner le fait de ne pas prendre part à une minute de silence ?
Sans base légale, l’ordre éventuel d’organiser et de participer à une minute de silence revêtirait à mes yeux un caractère manifestement illégal et constituerait un exercice excessif du pouvoir que nous confère notre statut. Il me semble aussi qu’il y aurait une atteinte grave à l’intérêt public à sanctionner sans base légale des comportements protégés par la liberté de conscience.
Pour ma part, je participerai à toute minute de silence fondée sur la liberté de chacun d’y prendre part ou de ne pas le faire. Mais ma conscience m’interdit d’imposer à mes élèves un hommage qui méconnaîtrait cette liberté. Cette liberté est celle que garantissent le droit et la République, mais aussi celle que chante Brassens, celle qu’il est légitime de dériver de l’esprit des lumières, celle, enfin, qui permet d’écarter le délit de blasphème de l’ordre juridique républicain.
Je forme des vœux pour que le dispositif d’hommage à Samuel Paty qui sera retenu ne soit pas en tension avec les valeurs de la République et avec les missions de l’École.
Je vous prie d’agréer, madame la Rectrice, l’expression de mes salutations les meilleures.
Je publie ce courrier à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/2020/10/25/peut-on-imposer-une-minute-de-silence-lettre-a-la-rectrice/
Je me permets de joindre à ce courrier (annexe) les questions et réponses que j’envisage pour me préparer au temps d’échange que nous devrions avoir avec nos élèves lors de la reprise. Cette préparation est publiée à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/2020/10/25/apres-lassassinat-de-samuel-paty-questions-et-reponses/
Sebastián Nowenstein, professeur agrégé.
1Je me réfère, par exemple, aux déclarations du ministre Blanquer sur BFMTV : https://www.bfmtv.com/societe/education/minute-de-silence-debats-blanquer-veut-marquer-le-coup-a-la-rentree-apres-l-assassinat-de-samuel-paty_AV-202010200104.html. Voir aussi le précédent des attentats de 2015 et les travaux de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession.
2La philosophe Catherine Kintzler, souvent citée par notre administration, décrit, sans la rigueur du droit, cette idée :
« D’une manière générale, personne ne doit pouvoir se plaindre en mettant son enfant à l’école publique que celui-ci a été contraint de subir une manifestation qu’il désapprouve par ailleurs. Dans l’espace civil, il en va autrement, puisqu’on est libre d’aller ailleurs. » C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin 2007, p. 55.
PS : Ma réponse à la réponse de l’administration :
Monsieur le Proviseur,
Je vous remercie pour votre courrier qui, à défaut d’être civil, a le mérite de me faire connaître la position de l’administration : il ne me sera pas communiqué la base légale sur laquelle repose l’organisation de la minute de silence, il ne me sera pas indiqué si l’éventuel refus d’y participer entraînera ou non des sanctions, il ne me sera pas dit davantage sur quelle base légale ces sanctions éventuelles s’appuieraient.
Ces questions, je les ai soulevées il y a des années, dans des courriers étayés transmis par la voie hiérarchique. Il n’y a pas été répondu. Voici, maintenant, voici pourtant, que l’on me somme ce vendredi soir d’annoncer le contenu de mon intervention devant les élèves lundi matin.
Bien que ne m’estimant pas obligé de le faire, je vais donner suite à votre demande, monsieur le Proviseur. Je le fais par égard pour vous et par loyauté envers l’administration à laquelle j’appartiens. Je le fais parce que je crois qu’alors même que l’interlocuteur s’affranchit des règles de l’argumentation rationnelle et méconnaît les principes de la bonne conduite administrative, on peut et on doit continuer d’argumenter. Ce faisant, je suis en cohérence avec mes actes passés, puisque j’ai toujours répondu de façon argumentée et civile aux mises en cause dont j’ai été l’objet, aussi injustes et injustifiées qu’elles aient pu être.
Lundi, je préciserai le cadre légal dans lequel vont se dérouler nos échanges. La liberté ne saurait exister que limitée par des lois appliquées par des juges. L’apologie du terrorisme est réprimée par l’article 421-2-5 du code pénal d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. L’article 40 du code de procédure pénale fait obligation au fonctionnaire que je suis d’informer sans délai le Procureur de la République de tout délit dont j’acquerrais la connaissance dans l’exercice de mes fonctions.
J’expliquerai ensuite qu’il a été décidé par le gouvernement de la Nation de rendre hommage à monsieur Paty, assassiné de façon barbare pour avoir voulu expliquer ce qu’est la liberté d’expression dans l’exercice de ses fonctions et dans le respect des lois de la République.
Je dirai que j’aurais voulu indiquer avec une égale clarté le cadre que la République nous donne pour rendre hommage à monsieur Paty, mais que je ne le puis.
Je dirai que je ne sais si le fait de prendre part à l’hommage rendu à monsieur Paty est un choix libre ou non et que je ne sais si le fait, pour un élève, de ne pas s’y associer serait suivi ou non de sanctions. Je dirai que j’estime pour ma part qu’un hommage à un homme assassiné pour avoir voulu expliquer le sens de la liberté d’expression ne saurait être qu’un acte librement exprimé et que la liberté d’expression ne se conçoit, à mon sens, que dans la liberté laissée à chacun de s’exprimer ou de ne pas le faire.
En conséquence de quoi, je conclurai mon propos liminaire en disant que, sous mon autorité, l’hommage rendu à monsieur Paty sera un acte libre et que, par conséquent, je ne sanctionnerai pas un élève qui aurait choisi de ne pas prendre part audit hommage et ne transmettrai pas à des fins de sanction le nom d’un élève qui déclarerait ne pas souhaiter s’associer à l’hommage. Je préciserai toutefois que cette liberté laissée de prendre part ou non à l’hommage en l’honneur de monsieur Paty fait naître des obligations, celle, en particulier, de respecter le moment de recueillement qui aura lieu à 11.15. Je regarderai, dès lors, comme une atteinte grave à l’ordre scolaire tout trouble qui interviendrait pendant la minute de silence
Je vous prie d’agréer, monsieur le Proviseur, l’expression de mes salutations les meilleures.
S. Nowenstein.
PS: Sur la nécessité de respecter le cadre légal républicain en ce qui concerne la liberté d’expression dans nos classes et de ne pas tolérer des propos qui lui sont contraires, je me permets de vous renvoyer aux positions que j’ai prises lors d’un échange avec monsieur Dilhac, professeur d’éthique à Montréal : Au sujet de l’antisémitisme. Échange avec le professeur Dilhac.
Je me permets aussi de porter à votre connaissance le courrier que j’ai transmis à monsieur Saurel, ancien déporté, qui, invité par madame Focquenoy, nous a fait l’honneur de se rendre dans nos murs : Lettre à Jacques Saurel, ancien déporté. J’ai pensé en vous lisant à cet homme qui ne divisait pas les êtres humains en courageux et lâches et au paradoxe qu’il y avait à voir mon administration se dérober à cette obligation fondamentale qui, dans un état de droit, commande d’asseoir les actes administratifs sur une base légale, tout en rangeant implicitement dans le camp des lâches celui qui rappelle cette obligation.
Je mets à votre disposition également cette Lettre ouverte à un ancien élève. Daech et la fraternité islamique.
Mes courriers concernant la question de la minute de silence transmis par la voie hiérarchique sont ici : Peut-on refuser de s’associer à une minute de silence ?
1 commentaire
Les commentaires sont fermés.