Cher Monsieur,
Je me permets de vous transmettre la lettre (annexe A) que je fais parvenir par la voie hiérarchique à Madame Vallaud-Belkacem. J’y défends l’idée que l’école française ne pouvait être Charlie sans porter atteinte à son obligation de neutralité. Votre ouvrage La tolérance, un risque pour la démocratie? a été un cadre théorique précieux dans ma démarche.
En annexe à la lettre à la ministre figurent : une lettre ouverte à un ancien élève qui éprouvait un sentiment de fraternité islamique à l’égard des combattants de Daech et une lettre à madame Laborde, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession. Dans cette dernière, je questionne la légalité de l’imposition de la minute de silence consécutive aux attentats de janvier 2015.
Alors que je cherchais votre adresse mail, je suis tombé sur le récit1 de l’échange que vous avez eu, alors que vous étiez professeur de philosophie dans un lycée du sud de la France, avec des élèves français qui tenaient des propos antisémites2. Afin de les inciter à parler librement, vous avez dit que ce qu’ils diraient ne sortirait pas de votre classe. Permettez-moi une objection juridique, qui est aussi méthodologique : vous n’aviez pas le pouvoir de suspendre votre obligation légale de porter à la connaissance du procureur de la République les propos antisémites que vous risquiez d’entendre3. Nous, fonctionnaires, pouvons déplorer la législation française en la matière, mais ne pouvons nous en affranchir. Remarquons aussi que vous ne pouviez nullement empêcher un autre élève de rapporter les éventuels propos antisémites qui seraient tenus. À cela, certes, vous ne vous êtes pas engagé, mais vous n’avez pas non plus averti les élèves que, les propos antisémites tombant sous le coup de la loi, le procureur pouvait être saisi par des voies autres que celle de l’enseignant. Remarquons aussi, qu’en droit vous auriez été en partie responsable des infractions qui auraient pu se produire car, d’une part, vous avez accrédité l’idée que vous aviez le pouvoir de suspendre efficacement, pendant votre cours, l’application de la loi commune, et, d’autre part, vous avez incité vos élèves à exprimer publiquement l’idéologie ou la rhétorique antisémite que vous leur imputiez sur la base de la blague que vous avez entendue. De fait -je vous choque sans doute- vous avez incité vos élèves à commettre une infraction. Que les pensées qui allaient s’exprimer correspondissent ou non aux pensées profondes des élèves est subsidiaire, puisque ce que la loi réprime, ce ne sont pas les pensées, mais les paroles. Qu’une analyse objective de la sociologie de vos élèves conclût à la probabilité faible que l’un d’eux dénonçât les propos qui allaient peut-être se tenir pendant votre cours ne rend pas le dispositif acceptable et ouvre une autre problématique : celle d’une réduction des individus à leurs pratiques sociales, comme si un amateur de rugby ou de chasse, élève dans une filière technique d’un lycée du sud de la France, ne pouvait saisir le procureur pour des propos antisémites. Certaines approximations qui peuvent paraître de bon sens nous sont, à nous, enseignants, interdites.
Au delà de la question de la qualification juridique des faits, on peut s’interroger sur l’efficacité d’une démarche éducative qui déclare suspendre le cadre légal pour s’accomplir. Ne fallait-il pas commencer par s’interroger sur la légitimité de la restriction de la liberté d’expression, comme vous le faites fort bien, et de manière nuancée, dans votre livre ? Vous pouviez, ensuite, ouvrir la discussion sur la question de la destruction des juifs d’Europe tout en rappelant vos obligations légales. Vous pouviez préciser que tout fonctionnaire doit faire preuve de discernement, que c’est ce que vous feriez, mais que vous ne pouviez pas4 prendre un engagement que vous n’étiez pas habilité à prendre : celui de ne pas porter à la connaissance du Procureur d’éventuels propos antisémites. Que, encore moins, bien entendu, vous n’aviez pas le pouvoir de garantir une quelconque immunité aux élèves pour leur propos au cas où ceux-ci seraient portés à la connaissance du procureur par d’autres que vous. Enfin, vous n’aviez pas le pouvoir de garantir que rien ne sortirait de la classe, parce que, vos élèves étant des êtres autonomes, vous ne pouviez dicter ou prévoir leur comportement. Vous pouviez aussi rappeler que la loi n’instaure pas de contrôle préalable, mais des sanctions ex post : on peut parler, pour peu qu’on assume le risque de la sanction.
Je trouve que l’idée d’analyser les arguments des négationnistes de manière rationnelle et dépersonnalisée est fort bonne. Mais elle met en relief, justement, ce qu’il ne fallait pas, à mon sens, faire : susciter l’endossement publique par les élèves de propos qui peuvent, en partie du moins, avoir été engendrés mécaniquement par la situation de la classe. Je ne voudrais pas être mal compris : cela m’accable comme vous d’entendre des propos antisémites, mais il me semble qu’il y a une différence non négligeable entre une parole un peu honteuse et cachée, proférée dans une logique murmurée de défi et de provocation et une parole que l’on tient publiquement.
At the end of the day, I thought I have done the right thing, écrivez-vous. Ce sentiment provient du fait que les élèves vous ont remercié de les avoir laissé parler, qu’ils ont déclaré avoir compris leurs erreurs et pourquoi il était moralement blâmable de diffuser et de soutenir des positions antisémites : At the end of the class, they told me that they were grateful that I let them talk freely, that they understood their mistakes and why it was morally wrong to support and spread anti-Semitic views. Ces remerciements, vous auriez dû les rejeter pour la raison déjà mentionnée que vous avez octroyé quelque chose qui ne vous appartenait pas en créant un espace hors du droit où l’on pouvait tenir des propos antisémites. Je voudrais vous inviter aussi à la prudence : il ne faut jamais se congratuler ou se féliciter trop vite, car les élèves sont très bons pour comprendre ce qu’ils doivent dire5. Vos élèves vous aimaient bien, ai-je cru comprendre ; vous les avez incités à parler librement de ce qu’ils croyaient être leur idéologie, ils vous étaient reconnaissants. Il se pourrait qu’il vous aient simplement dit ce que vous aviez envie d’entendre dans le cadre de cet accommodement pas très raisonnable que vous avez mis en place.
Je vous accable. Pardonnez-moi. Je sais que rien n’est simple. Nous vivons une époque inquiétante. Je ne crois pas que les choses se soient améliorées depuis que vous êtes parti au Canada, depuis donc que nous ne sommes plus collègues. Permettez-moi de vous parler de ma propre expérience, de mon travail de cette année. Ne m’épargnez pas, dans l’hypothèse où vous répondriez à cette lettre en commentant mon propre enseignement. Vos critiques me seraient précieuses car j’estime beaucoup votre travail, même si je critique le cours du collègue que vous avez été. Ou plutôt l’analyse que vous en faites, a posteriori, dans votre article. En cours, on fait toujours comme on peut. De son mieux, mais comme on peut quand-même. Si je vous écris, c’est parce que je pense que plus on réfléchit et on débat, mieux armé on est face au travail impossible dont nous devons nous acquitter.
Au cours de l’année écoulée, j’ai travaillé avec quatre classes de terminale de la filière technique, avec une classe d’espagnol lv3 -je ne vous l’avais pas dit : je suis enseignant d’espagnol- et avec une terminale S. L’enseignement technique français, vous le savez sans doute, mais je le dis pour ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas notre système éducatif, se divise en plusieurs filières. Parmi celle-ci, certaines sont recherchées et les établissements peuvent se permettre de choisir leurs élèves ; d’autres, au contraire, sont évitées et l’on a tendance à y envoyer des élèves dont on ne sait pas bien quoi faire. Parmi mes quatre classes de la filière technique de l’année qui prend fin en ce moment, l’une d’elles avait ce profil. Mes élèves étaient, pour la plupart, issus de l’immigration maghrébine. En début d’année, j’ai écrit mon nom au tableau, puis j’ai dit que j’étais hispano-argentin. Mes élèves ont remarqué que mon nom était peu « espagnol ». Je leur ai expliqué qu’en Argentine on dit que si l’homme descend du singe, l’Argentin, lui, descend des bateaux . Enfant, en Argentine, mes camarades avaient souvent des noms de famille non hispaniques. J’ai ensuite expliqué que « Nowenstein » était un nom juif, juif polonais, et que mon grand-père était arrivé jeune en Argentine. L’une des notions que nous étudions dans le cycle terminal est « Espaces et Échanges ». Il me semble que ce petit témoignage personnel illustre utilement cette notion.
Mais la question n’est pas uniquement d’ordre pédagogique, bien entendu. Elle ne se limite pas non plus à celle de savoir dans quelle mesure on peut parler de soi lorsqu’on est enseignant. Dans le contexte actuel, fait à la fois d’une montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme, il n’est pas forcément simple de savoir quoi faire d’un nom d’origine juive.
Peut-être que le mieux, c’est de ne rien dire de soi. C’est une position cohérente et forte. Je n’ai pas à dire qui je suis : je ne suis pour toi qu’un enseignant et un fonctionnaire. Mais je ne crois pas que je puisse, comme la plupart de mes collègues, du reste, me conformer à cette posture idéale et, me semble-t-il, vainement héroïque6. Je crois que dans toute relation d’enseignement, on cherche toujours un équilibre entre la chaleur d’une relation humaine et la rigueur d’une transmission désincarnée des connaissances. Tel collègue parle, à l’occasion d’un cours sur la guerre d’Espagne, de ce grand-père dont il porte le nom et qui a quitté, enfant, son village ravagé ; tel autre parle de ses souvenirs d’enfant de marin alors qu’il fait un cours de géographie portant sur les ressources halieutiques. Ma personnalité me pousse à mentionner au passage le souvenir de mon grand-père polonais arrivé en Argentine. Devrais-je taire mes origines parce que ce grand-père était juif ? Le courage est le privilèges des forts… non de ceux qui sont forts, mais de ceux qui sont en position de force7. Dans une certaine mesure, je suis en position de force maintenant, après quelques années qui n’ont pas toujours été faciles. C’est une façon de vous dire que j’ai été « lâche » par le passé : je n’ai pas toujours dit que Nowenstein était juif devant mes classes. Mais je n’ai pas honte de d’avoir été « lâche », pas plus que je ne tire fierté de mon « courage » présent. Avant, ma position était telle que je n’étais pas sûr de pouvoir gérer la situation qui naîtrait de cette affirmation que je suis juif par mon père8. Maintenant, je le suis. Il n’était pas raisonnable, avant, de franchir le pas, maintenant, cela l’est. En réalité, bien entendu, ce n’est pas une question de courage ou de lâcheté. Nous sommes tous courageux. Aussi courageux que nous le pouvons. Il est certes déplorable qu’on ne puisse pas mentionner en toute quiétude ses origines juives, comme on peut le faire quand on a un grand-père espagnol. Mais ce n’est pas là le sens de mon propos ici. Ce à quoi je réfléchis, c’est à la question de savoir, les choses étant ce qu’elles sont, ce que je dois faire ou ce que doit faire un enseignant qui se trouverait dans ma situation. Je crois que la situation de faiblesse crée le droit de se protéger et que la situation de force crée le devoir impérieux d’agir. Si je suis en position de force, je dois, dans un climat d’antisémitisme rampant, dire que Nowenstein est un nom juif. Non pour affirmer un droit ou une normalité, ni pour les revendiquer ; pas par provocation9 non plus. La Nation ne met pas des élèves devant moi pour donner un public captif à mes combats, aussi honorables soient-ils, mais pour que je les forme et les éduque. Enseignant et adulte, je ne suis pas prisonnier de mes souffrances ou de celles des miens. Je ne les ignore pas. J’entends les attaques ou les insultes. Mais c’est moi qui décide comment et quand j’agis, car j’agis, lorsque j’officie, en tant que prof et fonctionnaire, pas comme individu blessé. L’affirmation de mes origines juives ne se justifie que dans une optique d’éducation. Elle ne se justifie que si elle conduit l’élève à surmonter et à vaincre une idéologie qui s’empare de lui et l’abaisse. Si je suis capable de créer un cadre ferme et clair, si je suis capable de faire en sorte que l’élève qui serait porteur de préjugés les mette en cause et les questionne, je dois le faire. Tu ne diras pas devant moi que les juifs sont tous des profiteurs, tu ne diras pas que les camps n’ont pas existé. Tu ne le feras pas parce que le lois de la République l’interdisent. Mais aussi, cela tu dois le comprendre même si je ne le dis pas, parce que l’homme qui est devant toi n’admettra pas que l’on insulte la mémoire de ses grandes-tantes mortes dans les camps10. Ce n’est certainement pas pour rien qu’on met des enseignants en chair et en os devant les élèves.
Et, en même temps : Tu dois savoir, même si je ne le dis pas, que, quelles que soient tes opinions et tes convictions, je te traiterai avec dignité, bienveillance et respect, même avec l’affection distante mais incontournable qui accompagne tout acte d’enseignement. Et si tu troubles l’ordre scolaire, je te sanctionnerai, avec dignité, bienveillance et respect. Même avec l’affection distante mais incontournable qui accompagne tout acte d’enseignement.
Je crois qu’il faut prendre au sérieux le second Wittgenstein11 : il n’est pas sûr que, lors de votre cours, vous ayez dévoilé les pensées intimes de vos élèves ; il est certain que vous avez suscité des paroles ; et il n’est pas impossible que ces paroles aient suscité des pensées qui, avant, n’existaient pas. (Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire appel à Wittgenstein pour asseoir ces critiques que je vous adresse. Je suis sûr, par contre, que la lecture du paragraphe du Que sais-je ? cité en note de bas de page me ramène à l’esprit des lectures qui le permettraient mais dont les références m’échappent maintenant. Je me demande s’il ne s’agit pas de Dennett12).
Je crois aussi qu’il faut être attentif à ce que vous nous dites au sujet de la doctrine du danger sérieux et imminent : il n’est justifié de restreindre la liberté d’expression que s’il y a un danger sérieux et imminent à ne pas le faire :
Le juge Louis D. Brandeis dans l’affaire Whitney (1927) clarifia encore la doctrine du danger manifeste et imminent : « Même un danger imminent ne peut justifier le recours à l’interdiction de ces fonctions essentielles à la démocratie réelle, à moins que le mal redouté soit relativement sérieux (…) Il doit y avoir une probabilité d’une atteinte sérieuse à l’État ». Non seulement il faut s’assurer que la probabilité du danger soit élevée, mais en outre il faut que ce danger soit déterminant pour la stabilité des institutions publiques. En outre, selon cette doctrine, le caractère dangereux de l’acte ne réside pas dans le contenu, dans les idées véhiculées, mais uniquement en vertu des circonstances qui empêchent le débat démocratique d’invalider des idées, ou de les rendre moins attractives, et qui accroissent alors la probabilité de l’instabilité. Un même discours peut donc être autorisé ou interdit en fonction des circonstances de son énonciation qui modifient ses effets.
Je pense qu’on pourrait poser un principe plus abstrait, parce que formel ou méthodologique : il ne peut être porté atteinte à une obligation légale que s’il y a un danger imminent et sérieux à ne pas le faire et que la situation est telle que le débat démocratique ne peut opérer spontanément pour que l’objectif visé par l’acte qui porte atteinte à l’obligation légale soit rempli par d’autres voies. Ce principe formel s’appliquerait aux principes substantiels tels que celui de la liberté d’expression. Il suffirait, en effet, de remplacer dans notre énoncé l’expression « obligation légale » par le principe concret qu’il s’agit de préserver13.
Si l’on veut bien accepter la validité de ce principe, on pourrait poser la question suivante sur la séquence de cours que vous racontez : était-il légitime que l’enseignant déclare qu’il suspendait les obligations légales qui étaient les siennes le temps que les élèves expriment l’antisémitisme qu‘il subodorait dans leur chef à la suite de la blague qu‘il avait entendue ?
Vous connaissez déjà la réponse que je vais donner à cette question : non, cela n’était pas légitime, car d’autres moyens s’offraient au professeur pour déciller ses élèves que celui qu’il a finalement choisi.
La question que j’ai abordée, en commentant votre témoignage, n’est pas celle de savoir s’il est légitime d’interdire l’expression d’idées antisémites mais celle de la position que doit adopter un enseignant dans un pays où l’expression d’idées antisémites est interdite. Il reste que l’expérience que vous nous transmettez peut être utile aussi pour réfléchir à la conclusion à laquelle vous arrivez. C’est ce que vous faites, car vous affirmez que la situation qui s’est produite pendant votre cours est un argument fort contre l’interdiction des propos incitant à la haine.
Dans un premier temps, du moins, vos élèves ont refusé, à juste titre, d’emprunter -comme vous les y incitiez- le cheminement qui les aurait conduits à tenir publiquement les propos antisémites que vous avez surpris. Puis, vous avez vous-même exposé les arguments des antisémites, ce que vous pouviez faire, pour ensuite les contester. En fait, l’interdiction de tenir des propos antisémites n’empêche pas leur analyse ou le débat sur eux, vous l’avez montré avec vos élèves. Ce que la République interdit, c’est de faire siens ces propos, qu’ils soient « logés » dans la personne qui les énonce, pas qu’ils soient commentés, étudiés ou analysés14. Ce que l’on prohibe, c’est un dispositif d’énonciation particulier de ces énoncés. Si l’on veut démontrer la nocivité de l’interdiction des propos incitant à la haine raciale, il faut le faire en tenant compte de ce fait. Car tout se passe comme si l’on avait voulu, pour parler comme Austin, dépouiller le propos de sa valeur performative, laquelle naît lorsque la profération engage le locuteur. Si celui-ci se déporte et ne fait que commenter un énoncé, la valeur performative de ce dernier s’atténue fortement, voire s’annule : « la séance est ouverte » n’est pas la même chose que « le président affirme que la séance est ouverte » ou que : « quelqu’un qui dit être le président prétend que la séance est ouverte ».
Peut-on intervenir sur un propos pour détacher au scalpel juridique valeur référentielle et valeur performative ? Peut-on interdire certains propos et affirmer que cette interdiction ne constitue pas une atteinte sérieuse à la liberté d’expression parce que les mêmes idées peuvent être énoncées d’une façon détournée qui annule ou diminue la puissance performative que comporte leur énonciation en tant qu’idées endossées par le locuteur ? Ou, au contraire, restreindre la liberté du locuteur de recourir à un dispositif d’énonciation donné revient-il déjà à porter atteinte sérieusement à la liberté d’expression ? Est-il légitime de moduler les restrictions à la liberté d’expression en fonction des espaces ou des circonstances ?
Je n’ai pas de réponse à ces questions en ce qui concerne la société dans son ensemble. Mais je crois que poser ainsi le problème doit nous conduire à relativiser le passage au général, trop rapide, me semble-t-il, que vous faites à la fin de votre article :
Now I cannot say that I succeeded in changing their mind altogether, but I surely avoided a situation of great concern: let the racist think that he is right but that the Establishment (biased in favour of Jews, immigrants, black people, etc.) prevents him from speaking the truth. That is why I deeply believe that we should not restrain freedom of expression except in the case of clear and present danger. I grant you that what I achieved “between the walls,” in a classroom, is certainly more difficult to achieve in the wider public sphere (“Between the walls”, Entre les murs, refers to a – not very good but famous – novel by François Bégaudeau about a teacher of literature in high school). But I believe this experience makes a strong case against legal bans on hate speech. Persecuting the heretic results in making him a hypocrite but it does not change his faith. This lesson from the 16th century remains true.
Et nous devons nous demander aussi s’il est vraiment possible ou souhaitable de prendre une position générale sur une question qui paraît demander à être traitée in concreto. Nous avons besoin de juges qui apprécient au cas par cas, pas d’une injonction générale qui aurait vocation à régler tous les problèmes par déduction intraitable d’un principe général, qui serait celui d’une restriction de la liberté d’expression réduite au strict minimum.
Mais revenons à l’école, si vous le voulez bien. On peut penser qu’il est légitime d’y créer un biais en faveur de l’argumentation dépersonnalisée et distancée (qui ne se justifierait pas dans un espace public libre où le débat peut réduire à néant, comme le veut Mill, par le truchement de la discussion, des idéologies telles que l’antisémitisme). On peut estimer nécessaire de tenir compte de l’obligation d’assiduité des élèves pour restreindre la liberté d’expression dans l’école au-delà de ce qui est fait dans la société où le citoyen peut, s’il le souhaite, se soustraire à une parole qui le heurte. Il ne se déduit pas de la nécessité que la société soit libre, celle que l’école le soit au même degré. Ces considérations ont pour but de renforcer la critique, essentiellement juridique, que je faisais dans un premier temps de votre positionnement pédagogique. Mais aussi de baliser ce que j’appellerais la transférabilité de données sociologiques ou morales entre la vie à l’école et la vie en dehors de celle-ci : il ne se déduit pas -à tout le moins pas de façon immédiate- d’un succès ou d’un échec à l’école a strong case, pour reprendre vos mots, en faveur de tel ou tel positionnement moral au sein de la société. Je ne déduis pas d’une séquence pédagogique que je désapprouve qu’il soit heureux d’interdire dans l’ensemble de l’espace public les propos que vous avez tolérés ou suscités dans votre classe. L’idée que l’école est une société en miniature ne saurait être assumée comme une évidence. Il reste, je vous l’accorde, que, étant donné que j’arrive à la conclusion qu’il est légitime de restreindre la liberté d’expression davantage au sein de l’école que dans la société, si vous parvenez à démontrer le bien-fondé d’une liberté d’expression absolue au sein de l’école, je devrai admettre qu’il s’agit, en effet, d’un strong case, en faveur d’une telle position au sein de la société. En l’occurrence, ce qui m’empêche de vous suivre, ce n’est pas tant le fait que vous transfériez de façon peu prudente vos conclusions de l’espace scolaire à l’espace publique que mon désaccord avec l’analyse que vous faites de votre séquence pédagogique.
Je voudrais noter aussi qu’il y a quelque chose de circulaire dans votre façon de procéder : Une nuit d’insomnie, gage de la sincérité et de l’intensité de votre engagement, et une position philosophique contraire aux limitations de la liberté d’expression justifient, légitiment ou autorisent le fait de vous écarter de vos obligations de fonctionnaire. Vous conduisez alors une expérience dont les résultats soi-disant positifs légitiment, dans une éthique téléologique, que vous vous soyez écarté d’une éthique du devoir. Ces mêmes résultats ont pour effet de légitimer les principes qui étaient les vôtres et sur la base desquels vous avez mis en œuvre votre expérience. Ces principes accèdent désormais, par l’expérience que vous avez conduite, à un stade supérieur puisque leur bien-fondé se vérifie dans le monde réel : non seulement ils sont bons en eux-mêmes, mais, en plus, ils conduisent à une « vie bonne », puisqu’ils éloignent les élèves de l’idée qu’ils sont victimes d’une conspiration des bien-pensants. Ce dispositif circulaire ne fonctionne qu’au prix d’en exclure le réel, ne serait-ce que dans la mesure où vous avez testé la liberté d’expression dans un cadre légal où elle est interdite et non dans une situation où l’on laisserait toute liberté aux élèves, à l’échelle du pays, pour exprimer leur antisémitisme réel ou supposé. Vos élèves croyaient devoir être reconnaissants à un prof différent qui les avait autorisés à parler. Confusément, ils n’ignoraient pas que le prof n’avait pas le pouvoir de suspendre la loi. Il n’est pas sûr que vous auriez réussi aussi facilement dans un cadre où ces mécanismes que je subodore n’auraient pas existé. Il y a quelque chose de circulaire aussi ou plutôt de contradictoire dans la façon dont vous vous félicitez d’avoir évité une situation de great concern: let the racist think that he is right but that the Establishment (biased in favour of Jews, immigrants, black people, etc.) prevents him from speaking the truth. En fait, votre affirmation n’est vraie que si les élèves voient en vous le représentant de l’establishment, ce que vous êtes, puisque vous êtes devant eux en tant que fonctionnaire, mais ce que vous avez cessé d’être dès lors que vous avez suspendu la loi. Vous apparaissez désormais comme un fonctionnaire rebelle, si vos élèves ont pu parler, ce n’est pas parce que l’establishment est tolérant, mais grâce à monsieur Dilhac, qui, en leur donnant implicitement raison, a suspendu la loi commune. Cela était indispensable pour que les élèves puissent jouir de ce droit que l’establishment leur refuse. Je pense, par conséquent, que la séquence que vous décrivez renforce plutôt que n’affaiblit la croyance que vous pensez avoir anéantie. Vous n’avez pas démontré que l’establishment ne fait pas taire les critiques, mais uniquement qu’un esprit indépendant, monsieur Dilhac, ne le fait pas. Et comme il n’a pu faire prévaloir cette liberté de parole qu’au prix exorbitant de suspendre ses obligations et, aussi, d’affirmer que les propos tenus ne sortiraient pas de la classe, il a dessiné en creux l’intolérance de l’establishment. Votre révolte donne aussi un visage honorable à la position honteuse que vous prêtez à vos élèves, puisque désormais ils pourront dire que la pression de l’establishment est tellement forte et totalitaire que les fonctionnaires et les profs sont acculés à la désobéissance. Il n’y a pas d’autre voie pour ceux-ci s’ils veulent être fidèles à ce que leur dicte leur conscience professionnelle, voire leur conscience tout court.
Je pense que vous serez d’accord avec la plupart des considérations d’ordre général que je viens d’effectuer (même si je ne m’attends pas à ce que vous soyez d’accord avec les conclusions auxquelles ces considérations me conduisent lorsque je les applique à votre cours). Je ne crois pas, en tout cas, que ce que je viens de dire soit en contradiction avec votre livre La tolérance, un risque pour la démocratie? Est-ce parce que vous n’écriviez pas dans un cadre universitaire que vous vous êtes partiellement affranchi de certaines des exigences qui s’y imposent ? Est-ce légitime ? La question se pose aux chercheurs qui interviennent dans le débat public et aux enseignants qui ont devant eux un public non encore formé. Elle se pose à nous, enseignants du secondaire, avec une acuité particulière. Je suis arrivé sur votre texte à partir d’un lien que vous avez mis dans votre page de l’université de Montréal (http://www.lecre.umontreal.ca/chercheur/marc-antoine-dilhac/), où vous exercez. Vous endossez ce texte en tant que chercheur et enseignant, vous le recouvrez de votre autorité d’universitaire. Je crois que vous ne pouviez pas le faire. Mais imaginons que vous n’ayez pas mis ce lien. Vous auriez fait alors une défense quelque peu déloyale d’une cause qui vous paraît noble.
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Monsieur Dilhac, je m’apprête à vous parler de la façon dont j’ai abordé la question des camps nazis avec mes élèves de STMG. Cela va être long, vous vous en doutez. J’avais juste l’intention d’invoquer votre travail pour justifier en quelques lignes le fait de vous envoyer les lettres ouvertes que je venais d’écrire. Puis, je suis tombé sur votre témoignage et j’ai eu envie de vous parler de ma propre expérience. Mais, il m’a semblé que je ne pouvais le faire sans la relier à votre texte, ce qui appelait quelques commentaires préalables. Ces commentaires, ce sont les dix pages que vous venez de lire. M’avez-vous lu jusqu’ici, monsieur Dilhac ? Allez-vous continuer votre lecture ? Je comprendrais bien que vous ne le fassiez pas, j’imagine que vous êtes un homme occupé et forme des vœux pour que tous vos lecteurs ne vous écrivent pas aussi longuement que je le fais. Mais je vais continuer. Il m’arrive parfois d’écrire des lettres ouvertes. En général, on ne me répond pas. Je ne vous écris pas seulement en tant que personne, puisqu’en réalité, ce que je fais c’est écrire dans l’espace social que créent vos travaux, et ce, pour tous ceux qui voudront bien me lire. Cela ne m’affectera donc pas trop que vous omettiez de me répondre si vous êtes trop occupé pour le faire. Dans un sens, ce que je fais en vous écrivant, ce que je fais lorsque j’écris à tous ces gens qui ne m’écrivent pas, c’est un peu l’inverse de l’opération que je décrivais plus haut lorsque je disais que la République dépouillait de leur valeur performative certains propos. Ce que je cherche, je crois, c’est, symétriquement, mais dans un sens opposé, à doter d’une valeur performative des propos qui, sans elle, resteraient purement abstraits, non endossés, non incarnés. Si j’écris des lettres plutôt que des articles, c’est sans doute parce que je voudrais que dire soit faire.
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En début d’année, j’ai étudié avec mes élèves un texte de l’écrivain argentin Borges, Tema del traidor y del héroe. Dans ce texte, un homme, Kilpatrick, incarne la révolte irlandaise contre l’oppression britannique. Ses camarades découvrent qu’il est en fait un traître. Il doit être exécuté, mais, pour ne pas décourager le peuple irlandais, Nolan, le plus ancien camarade de Kilpatrick, conçoit le plan d’imputer l’exécution de Kilpatrick à la police anglaise. Le traître accepte de participer à la mise en scène. Le plan est un succès : le peuple irlandais, indigné par l’assassinat de son leader, se révolte et l’Irlande conquiert son indépendance en 1824. À l’occasion du centenaire de la mort du héros, Ryan, son arrière-petit-fils, entreprend d’écrire la biographie de Kilpatrick et découvre la vérité, qu’il occultera pour écrire un livre à la gloire de son arrière-grand-père.
Lorsque j’interrogeais mes élèves sur le jugement moral qu’ils portaient sur le mensonge de Ryan, majoritairement, ils approuvaient son comportement, car il avait protégé l’honneur de son arrière-grand-père. À la suite de ce travail, nous avons étudié un article15 de El País dans lequel des historiens accusaient d’autres historiens de falsifier l’histoire pour servir une cause, celle de l’indépendance de la Catalogne. Nous avons observé que ce dont les historiens étaient accusées était aussi, en partie, ce que Ryan faisait dans le récit, car on peut penser que ce dernier n’agissait pas seulement pour protéger le souvenir de son arrière-grand-père, mais aussi pour protéger le mythe fondateur de l’Irlande. Mes élèves ont été nombreux à penser que Ryan et les historiens accusés de falsifier l’histoire avaient bien fait : ils protégeaient leur pays, leur patrie, auraient-ils pu dire, même s’ils ne l’ont pas fait. Le critère discriminant entre une conduite moralement répréhensible et une autre qui ne le serait pas semblait résider pour beaucoup de mes élèves, je l’ai compris après, dans le fait d’agir ou non en son bénéfice personnel : Ryan et les historiens étaient des gens honorables parce qu’ils ne recherchaient pas de bénéfice personnel, mais celui de leur nation. L’idée que l’on pourrait avoir des obligations de principe, par exemple à l’égard de la vérité, ne semblait guère présente dans leurs esprits. Pas d’éthique déontologique, comme vous dites dans votre livre. En tout cas, ces principes ne faisaient pas le poids lorsqu’on les confrontait aux devoirs que l’on pouvait avoir à l’égard de sa communauté.
Il m’a semblé intéressant d’aborder, dans la séquence qui a suivi le travail sur Borges et sur la question d’une éventuelle falsification de l’histoire catalane, le cas d’Enric Marco, un octogénaire barcelonais qui était devenu président de l’amicale des déportés (espagnols) à Mauthausen et dont on avait fini par apprendre, grâce au travail d’un historien, qu’il s’agissait d’un imposteur. Nous avons aussi étudié le cas d’Antonio Pastor, un andalou dont la déportation imaginaire en Allemagne avait eu les honneurs d’un documentaire diffusé par la télévision andalouse et honoré du prix 28 février du meilleur documentaire de l’année. Notre travail, dans la continuité de ce qui avait été fait précédemment, a surtout consisté à réfléchir sur la question de savoir s’il était légitime de mentir pour défendre une cause noble. Nous avons notamment remarqué que l’historien qui avait démasqué Marco s’était retrouvé dans une situation proche de celle de Ryan dans le récit de Borges, puisqu’en dévoilant la vérité, il portait atteinte au mythe qu’était devenu Marco, dont l’activisme incessant avait permis de mieux faire « connaître » le drame réel et souvent occulté des déportés espagnols dans les camps nazis. La défense de Marco, du reste, consistait à mettre en avant les effets soi-disant positifs de son action. Elle rejoignait donc l’argumentaire de certains de mes élèves. Il me semblait que le fait de voir leur argumentation mobilisée par un personnage aussi douteux et de voir aussi que des élèves comme eux (Marco se prodiguait dans les écoles) avaient été abusés par l’imposteur devrait les conduire à approfondir leur réflexion sur la question. Lors des entretiens individuels de préparation à l’épreuve d’expression orale du baccalauréat (bac blanc), je demandais à mes élèves d’imaginer que Ryan était professeur d’histoire : devait-il mentir à ses élèves pour préserver le mythe de Kilpatrick ? Devais-je, moi, leur prof, leur mentir pour préserver un mythe national français ?
Mais, rassurez-vous, je ne vais pas vous faire le récit de mon année scolaire. Je vous ai raconté tout ceci pour en venir à la question du nazisme, de la Shoah et de la façon dont nous pouvons l’aborder avec nos élèves. Ou, plutôt, je voudrais vous parler de la question du témoin. Ou, plus précisément encore, de la légitimité du recours à l’émotion dans l’école qui est, me semble-t-il, l’une des questions que pose le dispositif de cours que vous avez décrit dans votre article.
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J’ai entamé le travail sur ces impostures dont je viens de vous parler en présentant oralement à mes élèves le cas d’Enric Marco. Ce jour-là, deux de mes élèves, sont arrivés en cours avec 20 minutes de retard. Surpris, je leur ai demandé la raison de leur arrivée tardive. Ils venaient d’entendre le témoignage d’un rescapé des camps nazis et la rencontre s’était prolongée au-delà du temps prévu. Cette coïncidence était problématique : j’ai craint que le travail que j’entamais ne contamine le témoignage vrai du déporté. J’ai insisté sur le fait que l’un des reproches qu’on pouvait adresser à l’imposteur était justement de semer le doute auprès du public au sujet des témoignages des victimes véritables qui avaient le courage d’évoquer leurs souffrances.
Après le cours, je me suis dépêché de soulever la question avec mes collègues d’histoire. Nous sommes convenus d’être particulièrement attentifs au risque que je viens d’évoquer. Pour autant que je sache, mes craintes se sont avérées injustifiées. Mais cet épisode m’a conduit à réfléchir à la question du témoin et, plus généralement, au recours à l’émotion comme moyen pédagogique ou comme moyen d’éveiller les consciences. C’est de cette question que je voudrais vous parler, avant de revenir à votre texte pour l’interroger depuis cette perspective, puisque, me semble-t-il, votre dispositif analytique fait appel aux émotions que vous avez ressenties et que les échanges que vous avez eus avec vos élèves ne se situent pas sur un plan exclusivement rationnel.
Je vous livre la conclusion de cette méditation (que je ne suis pas en mesure d’étayer solidement pour le moment) : nous devons être plus précautionneux que nous ne le sommes lorsque nous faisons appel aux émotions pour transmettre un message à un jeune public. Nous devrions aussi distinguer transmission de valeurs et de savoirs, la morale et la science. Nous perdrons peut-être en impact immédiat, mais la distinction entre croyance et savoir, qui est au coeur de la démarche laïque, nous exige de procéder ainsi. Le code de l’éducation nous impose de faire partager les valeurs de la République. Les valeurs peuvent être connues, dans une démarche de savoir ; les faire partager, cependant, n’est pas une démarche de savoir, mais d’endoctrinement moral. L’école n’est pas l’université, elle reçoit cette mission d’endoctrinement de la nation et elle doit s’en acquitter. Mais l’école est aussi laïque et ne saurait mélanger morale et science. La seule façon, me semble-t-il, de concilier ces deux exigences est de clarifier les choses, de s’interdire de faire de la morale dans un cours d’histoire, mais de laisser toute sa place à un travail d’endoctrinement pendant le temps scolaire. En réalité, l’enseignant d’histoire sobre et scientifique dispense par l’exemple une morale laïque de rigueur intélectuelle. Mais, cette morale n’est pas une atteinte à un enseignement laïque en ceci que sans elle il ne saurait y avoir d’enseignement laïque. Cette morale est impossible à détacher de l’acte même d’enseigner, elle en est constitutive. Elle serait, dans une théorie générale de l’école ce que la thin theory of goodness est dans la théorie de la justice de Rawls16. L’endoctrinement concernant les autres valeurs ne doit pas être le but d’un cours, mais doit trouver sa place ailleurs. Il reste que, fonctionnaires dépositaires de l’autorité publique, nous faisons en sorte que la loi soit respectée pendant nos cours et dans nos établissements scolaires. Nous ne tolérons pas les discriminations de quelque type que ce soit ou… les propos antisémites. Dans l’exercice de notre autorité, nous motivons nos décisions et les fondons sur les textes qui déterminent nos missions et, plus généralement, sur les valeurs de la République, que nous pouvons alors être amenés à expliquer. Dans le monde réel, je l’accorde, il est en général impossible de dresser des frontières étanches entre ces différents ordres. Mais une chose, c’est de dire : tels sont les principes qui guident notre action et nous nous efforçons de les appliquer de la façon la plus parfaite et achevée et une autre chose bien différente est de s’affranchir de ces principes et d’en organiser d’emblée la violation.
Je crois que l’on peut aussi faire valoir un argument pragmatique : notre légitimité est renforcée par une conduite exemplaire qui ne cache pas les lignes de tension ; elle est affaiblie par les contradictions niées. Je suis aussi convaincu qu’une conduite exemplaire crée chez celui qui en bénéficie l’obligation morale de s’en montrer digne. La vertu républicaine et laïque stricte que l’on s’impose à soi et que l’on fait régner dans ses cours est plus efficace que les vitupérations, les injonctions et les limitations de la liberté d’expression. Au contraire, le mélange des genres et la saturation morale de l’enseignement ne peuvent qu’exaspérer et nuire à l’acceptation de ces valeurs que nous avons mission de faire partager. Faire de l’élève quelqu’un qui n’a pas compris nos bonnes valeurs plutôt que quelqu’un dont les valeurs peuvent différer des nôtres est déloyal intellectuellement et de surcroît, contre-productif. Que dans notre grande magnanimité, nous daignions faire des efforts pour élever à nous ces gens qui ne partagent pas nos valeurs ne suffit pas à effacer le problème. Je crois qu’il faudrait que nous ayons l’honnêteté de dire que nous voulons inculquer des valeurs et que nous cessions de nous abriter derrière la notion de compréhension, qui s’applique aux connaissances et pas au fait d’adhérer à des valeurs : on peut comprendre une valeur et ne pas y adhérer17.
Mais, pour aller plus loin, il faudrait savoir si les valeurs sont ou non des croyances, il faudrait savoir aussi quelles sont les valeurs de la République, si celles-ci sont universelles ou non18, il faudrait savoir comment l’inculcation des valeurs au petit d’homme se fait. J’ai devant moi un vaste chantier. Mais je crains surtout que la République aussi ait devant elle un vaste chantier si elle veut savoir ce qu’elle veut dire lorsqu’elle parle sans cesse de ces valeurs qui sont les siennes (selon un sondage récent, la population est un peu lasse d’entendre parler sans cesse des valeurs de la République). Ou alors, il faudra comprendre pourquoi et comment ces valeurs de la République pas très définies sont parvenues à occuper une place aussi importante dans la vie publique française en général et dans l’école en particulier. De quoi toutes ces valeurs sont-elles le nom ?19
Sans paradoxe, ce qui est à l’origine de ces conclusions est une émotion20, que je vais essayer de décrire rapidement. Je comprendrais que vous éprouviez une certaine frustration : vous vouliez plutôt une démonstration de ces conclusions et je ne suis en mesure de vous proposer qu’une émotion. Comme je vous le disais plus haut, ces conclusions intuitives auxquelles je suis parvenu exigent, pour les étayer, un travail que je ne suis pas en mesure d’accomplir maintenant et pour lequel j’ignore si je suis qualifié. Je crois que je dois rester modeste : si ce courrier a un intérêt, il réside dans l’effort d’articuler une pensée d’emprunt (celle que je vous emprunte à vous et à d’autres auteurs) et une expérience vécue (celle du prof que je suis). Il est donc grand temps de revenir au concret.
Après le cours, je me suis donc demandé ce que je pouvais faire pour empêcher que le travail que je mettais en place ne donne des arguments, fût-ce par des chemins tortueux, aux négationnistes. Ma première réaction, qui me produit une gêne dont j’essaye de m’exonérer en me disant que l’impossibilité morale de la suivre se présenta à moi sans délai, ce fut de soumettre le problème au monsieur qui était venu parler aux élèves. Je me suis vu soumettre la question de l’imposture à ce vieux monsieur. J’ai imaginé son incompréhension. Le courage qu’il avait à affronter devant nous son passé d’enfant des camps et le sort de sa famille décimée me paraissait immense et, sans doute, fragile aussi. Pouvoir revisiter ce passé et le faire revivre requiert du courage mais sans doute aussi de mettre en place un équilibre délicat entre la nécessité de contenir la douleur et celle de la faire vivre en soi, fût-ce de manière oblique, pour pouvoir en parler. Germaine Tillon a travaillé sur la question de l’imposture, mais elle l’a fait quand elle l’a voulu et suivant les modalités qu’elle a choisies21. De quel droit imposerais-je une telle réflexion à un monsieur qui ne souhaitait peut-être pas l’aborder ?
Je ne me rappelle pas la chronologie exacte de cet après-midi. Je crains que l’évidence que je ne pouvais pas évoquer la question de l’imposture avec ce monsieur ne se soit pas présentée à mon esprit de façon aussi immédiate que je le pensais. Une conversation que j’ai eue avec la collègue d’histoire qui avait organisé la rencontre et que je n’arrive pas à situer chronologiquement nourrit cette appréhension. C’était, de cela je suis certain22, le jour même du cours. Alors que je lui racontais ce qui s’était passé pendant mon cours, elle m’a dit qu’ils ne demandaient pas au témoin de prouver sa condition de déporté. Ceux qui venaient étaient présentés par une association que l’une de nos collègues connaissait. « On ne lui demande pas sa carte d’identité ! », me dit-elle. Nous étions, ma collègue et moi, assis dans la salle des professeurs. Je me rappelle très bien la scène. Je crois que je me suis dit que la conversation devenait incongrue. Ma volonté de bien faire, d’être rigoureux, scientifique et irréprochable nous plaçait, ma collègue et moi, dans une situation quelque peu absurde.
Il n’empêche, j’ai continué à réfléchir, car il me semblait que nous avions là un véritable problème : nous devons bien, tout de même, apprendre à nos élèves à être rigoureux, scientifiques et irréprochables ; la formation du jugement critique est mentionnée à de nombreuses reprises dans le code de l’éducation. Et en même temps, nous faisons venir devant nos élèves des rescapés des camps devant lesquels l’émotion est telle, ou censée être telle, que nous sommes conduits à suspendre le jugement critique, ne serait-ce que par respect pour leurs souffrances. Je ne dis pas qu’il ne faut pas avoir recours aux témoins, je n’ai pas sur la question un avis tranché. Je dis juste que cela ne peut être fait sans une réflexion poussée qui éclaire un certain nombre de problématiques. Dans la mesure où la question du témoin peut se subsumer à celle, plus abstraite, du recours à l’émotion23, je pense que nous pourrions lui appliquer le questionnement sur l’émotion qui m’a occupé pendant l’année scolaire écoulée et que j’ai évoqué avec quelques collègues d’histoire. Je dis ceci car il me semble comprendre que vous cherchiez à frapper les esprits de vos élèves en montrant le chambres à gaz comme une usine pour ensuite dévoiler de quoi il s’agissait. Vous cherchiez à produire une sorte de choc émotionnel qui mettrait en évidence que la destruction des juifs d’Europe avait été traitée comme une question technique24. Le problème philosophique et moral qui se pose donc à moi en tant qu’enseignant est de savoir dans quelle mesure il est légitime, en classe, d’avoir recours à l’émotion. Je n’ai que des réponses imparfaites à cette question, mais je vais me permettre d’évoquer l’impression qui me reste après les discussions que j’ai eues avec des collègues : on considère comme allant de soi qu’il est toujours bon de faire venir des témoins devant les élèves. Je parle du problème concret des témoins, pour rester au plus près des conversations que j’ai eues, mais il faut avoir présent à l’esprit que l’on peut à chaque fois monter en abstraction pour passer du recours au témoin au recours à l’émotion25.
Le premier sujet de réflexion que j’évoquerai, je l’ai mentionné plus haut, est la tension entre notre obligation de développer le jugement critique et l’impossibilité de permettre qu’il se déploie pleinement devant un rescapé des camps. Une première réponse à cette difficulté peut être de se dire qu’il y a un temps pour tout : on écoute respectueusement le témoin, on se pose ensuite, avec son enseignant, toutes les questions méthodologiques pertinentes. Il ne faut pas cependant négliger la difficulté à assurer l’étanchéité des deux états psychologiques. Je note que même des historiens aguerris se laissent prendre par l’empathie que suscitent les victimes, au point de ne pas voir l’imposture, alors même qu’elle se présente à eux de façon évidente26. Il reste que l’intérêt pédagogique du témoignage est à démontrer per se et qu’on ne saurait se contenter d’en atténuer les inconvénients ou d’en maîtriser les dérives possibles
Mes lectures en neurobiologie et en sciences cognitives m’ont convaincu qu’il n’y a pas d’apprentissage durable sans un certain engagement émotionnel de l’apprenant. Nous sommes, je crois, ainsi faits qu’un apprentissage associé à une émotion est plus facile à retrouver que celui acquis dans un contexte neutre. Changeux27 explique que plus nombreux sont les cheminements neuronaux qui conduisent à un objet mental, plus facile il est de le retrouver et de le connecter à d’autres objets mentaux. Mais on aurait tort, me semble-t-il, de confondre le processus complexe de l’apprentissage et l’un de ses ingrédients ou déclencheurs. Nous ne pouvons pas mettre en place des apprentissages robustes si nous sommes les jouets d’émotions non maîtrisées et non structurées par la raison. De plus, si ce que nous recherchons, c’est la formation d’un citoyen doté d’esprit critique, ce qu’il faut, c’est des cheminements émotionnels personnels, nuancés et délicats, qui seront en résonance avec une pensée propre et autonome. Nous ne recherchons pas, dans cette optique, l’émotion collective dictée et rythmée par des dispositifs qui capturent totalement l’attention et les affects de l’individu dans un élan commun, primaire -j’emploie le terme sans mépris aucun, pour désigner un comportement qui n’est pas uniquement dicté par la raison- et irrésistible28. Je ne dis pas qu’il faille se passer de ce type d’émotion, je dis juste qu’il y a une tension entre la finalité du cours d’histoire et la mise en place de ces moments partagés d’émotion. Je crois que le problème réside en quelque sorte dans le fait que, ayant rejeté des cérémonies ou les rites fédérateurs, ceux-ci se glissent là où ils peuvent : minutes de silence ou témoignages impressionnants des camps. Je me demande s’il ne vaut pas mieux un bon vieux lever de drapeau, acte patriotique et gentiment creux qui ne s’en cache pas, que l’immixtion de l’émotion dans un espace qui doit être celui de la démarche scientifique, le cours d’histoire. Car le problème, et c’en est bien un, est que notre recours à l’émotion est à géométrie variable : nous ne faisons pas venir devant nos élèves des hommes ou des femmes que les militaires français ont torturés pendant la guerre d’Algérie29, nous ne faisons pas non plus venir des Argentins torturés par des militaires de mon pays qui appliquaient les techniques développées par l’armée française en Algérie30. Si le recours au témoin était, en termes pédagogiques, toujours bon et pertinent, on y ferait appel de façon systématique, ce qui est loin d’être le cas.
Sommes-nous tenus par une obligation absolue de cohérence méthodologique ? Je ne sais pas. On peut défendre l’idée d’adopter des méthodologies différentes en fonction des événements ou de leur charge émotionnelle. Je pense à un article31 de Michel Troper qui reconnaissait un défaut de cohérence dans le fait de réprimer spécifiquement la négation du génocide nazi et non celui des Arméniens de Turquie, mais qui, aussi, affirmait que le législateur n’est pas tenu par une obligation de cohérence juridique, même s’il existe une obligation morale de cohérence dans son chef. On pourrait, de façon analogue, défendre l’idée que faire venir dans les écoles les rescapés des camps nazis comporte des avantages singuliers que l’on ne pourrait pas escompter de témoignages portant sur d’autres drames. Mais ce qui me semble clair, c’est que l’on ne peut considérer la chose comme allant de soi. Je crains, pour tout vous dire, que cette singularité de traitement ne soit perçue, avec quelque fondement, moins comme une volonté de faire connaître l’histoire que comme la volonté de se doter d’une symbolique nationale de substitution. Il se pourrait que l’antisémitisme de certains de nos élèves soit favorisé par la volonté de rejeter, dans un geste propre à l’adolescence, tout symbole commun et ce, avec d’autant plus de force que ce symbole est perçu comme imposé dans un environnement rhétorique sans nuances qui fait volontiers de tout acte de défi la preuve d’une altérité irréductible, d’une essence barbare et haineuse qui se fait jour là mais qui préexiste. Il reste que verser dans l’antisémitisme pour assouvir sa soif de révolte adolescente est grave et que cela appelle de notre part une réaction appropriée. Mais nous devons nous-mêmes analyser la situation avec sang froid et recul, ne serait-ce que pour être efficaces dans la réponse. Personnellement, je penche pour le maintien de la tradition de ces témoignages, mais à condition que leur légitimité soit fondée sur des critères de proximité politique, géographique, sociale ou temporelle ; sur le droit aussi et surtout d’une société de traiter de façon particulière certains épisodes de son histoire. À condition également que l’on reconnaisse que ce choix ne relève pas de la science historique mais du droit politique de toute société ou nation de se donner librement certains repères symboliques forts qui dessinent ce qu’elle veut être. Ce positionnement entraîne avec lui la légitimité de questionner dans le débat des choix qui sont, je le disais, politiques et d’en promouvoir d’autres32. Surtout, ce positionnement interdit de frapper d’infamie celui qui réclame un autre équilibre symbolique honorable ; il interdit, en particulier, de présumer l’antisémitisme chez quelqu’un qui questionne sans méchanceté une forme de primauté ou d’exclusivité données aux témoignages des rescapés des camps de la mort nazis.
Comme je vous le disais plus haut, pendant quelques semaines, j’ai embêté mes collègues d’histoire sur la question du témoignage. L’une d’elles a justifié le fait d’y avoir recours en mettant en avant l’anomie de ses classes d’ados (elle enseigne en collège) et leur incapacité à donner du sens à quelque chose d’abstrait. Elle me disait qu’au moins, avec l’émotion, on arrivait à les sortir de leur torpeur, à faire en sorte qu’ils réagissent, que cela bouge un peu. Je lui ai demandé si, justement, ce n’était pas avec un public comme celui qu’elle décrivait qu’il fallait être particulièrement précautionneux. Je crois qu’il serait facile de susciter la stupeur d’un jeune esprit en montrant les cadavres des camps (je ne dis pas que c’est ce que l’on fait, je prends un exemple extrême pour fixer les idées). Mais il me semble d’autant plus dangereux de faire appel à l’émotion que celui chez qui on la suscite est dépourvu des outils intellectuels qui permettent de la problématiser, de la sublimer pour ainsi dire. La violence du fait concentrationnaire et génocidaire ne doit pas être traitée, me semble-t-il, dans un cadre qui enferme l’élève dans une position acritique et passive de récepteur silencieux des images de crimes33. Le risque, c’est que l’élève dresse les barrières du négationnisme et de l’antisémitisme face à une violence qui lui serait délivrée sans les moyens de la penser et la maîtriser.
Je me demande si à force de sommer chacun d’éprouver l’horreur des camps et à le stigmatiser s’il ne réagit pas comme on l’entend, on ne dresse pas un écran entre l’élève et la compréhension de ce que fut le nazisme, puis entre l’élève et la République dès lors que cette dernière fait de cette émotion une sorte de rite initiatique qui, avec d’autres, signerait l’accession de nos jeunes au statut de citoyen accompli.
J’en viens, sans fierté particulière, car le « succès » dont je vais vous parler fut le fruit du hasard, à une scène que j’ai en tête depuis que j’ai commencé à vous écrire et qui me conduit à penser que les élèves peuvent accéder à l’égard des juifs et en dépit des crispations et de l’antisémitisme qui rôde, à cette compassion simplement humaine que l’on éprouve devant la souffrance.
Lorsque l’affaire Marco éclata, un certain nombre de personnalités fêtèrent l’imposteur hors du commun. Mario Vargas Llosa, par exemple, saluait, dans un article publié dans El País, la prouesse de l’histrion génial auquel il souhaitait la bienvenue en littérature, car tous les écrivains sont des menteurs34. Cette posture facile et frivole m’a choqué. J’ai évoqué la question avec mes élèves et leur ai parlé du commentaire que fait l’écrivain Javier Cercas dans le livre qu’il consacre à l’affaire : Marco, dans sa volonté de créer un personnage et une histoire à succès fait une présentation kitsch (c’est le terme de l’écrivain) de la vie dans les camps où il a le beau rôle : il bat aux échecs, rien que pour la beauté du geste, un gardien allemand, alors qu’il sait que cela peut lui coûter la vie, il regarde droit dans les yeux un Allemand qui cherche quelqu’un à fusiller et sa détermination et courage font que l’Allemand l’épargne, etc. Cette bienveillance, celle de Vargas Llosa ou d’autres, devait aussi être confrontée au fait que, la vérité dévoilée, le cas Marco risquait de jeter le discrédit sur d’autres témoignages. Mais surtout, il y avait cette idée que l’on n’a pas le droit de voler la souffrance des autres. J’avais parlé de la souffrance des vrais déportés espagnols et de celle des juifs condamnés à l’extermination. Marco pouvait-il s’approprier tout cela ?
Ce fut alors que B, jeune fille dont les caractéristiques ethniques pouvaient la désigner, dans des représentations trop souvent acceptées, comme susceptible d’endosser cet antisémitisme stupide et, disons-le, nauséabond, qui s’empare parfois de nos jeunes, s’exprima avec passion « Ben non, monsieur, c’est dégueulasse ! Regardez les autres, les juifs, comme ils ont souffert et lui, lui…». Je crois que l’élève a simplement laissé apparaître sa compassion à l’égard des victimes et son indignation à l’égard de celui qui vole leur mémoire. Son avis était celui de la classe35, constituée en bonne partie d’élèves d’origine maghrébine.
Peut-être que la réaction de mes élèves aurait été la même face au dispositif que vous avez mis en place. Mais imaginons que non. Imaginons un instant que les élèves qui font leur la souffrance des juifs, qui considèrent inconcevable qu’on dépouille ces derniers de leur douleur pour s’en revêtir soient les mêmes que ceux qui faisaient des plaisanteries de mauvais goût dans votre classe. Bien entendu, cette façon de poser les choses m’est grossièrement favorable, mais je vous demande de suspendre un instant vos protestations légitimes et d’oublier que je m’institue en juge, alors que je suis partie, pour que nous puissions tirer le meilleur profit de cette expérience mentale que je vous propose. Afin de rendre plus crédible la situation que j’imagine, je vous livre un « échec » qui se rapproche un peu de la situation que vous avez vécue : alors que je montrais une vidéo de la télévision espagnole sur les vagues d’immigrants africains qui essayent d’accéder au territoire espagnol, un élève -appelons-le Saïd, pour ne pas donner son vrai prénom tout en donnant un indice sur ses origines ethniques- a éclaté de rire en voyant un migrant chuter lourdement du réverbère sur lequel il était monté pour échapper aux forces de police. Si Saïd, issu de l’immigration, rit lorsqu’un immigrant tombe, on peut penser qu’il aurait rit aussi, de ce même rire stupide, cruel et immature, devant une allusion aux camps. Mais peu importe, puisque je n’ai pas vraiment besoin de rendre crédible la situation, je me contente de poser que les élèves dont on parle auraient pu réagir comme les vôtres le firent. La question serait, bien entendu, pourquoi ils ont eu accès à leur sentiments de compassion dans un cas et pas dans l’autre. Mon hypothèse est que l’injonction d’être ému est en contradiction avec l’émotion. Dans mon cours, mes élèves n’étaient pas sommés d’être émus. Ils en arrivaient aux souffrances des juifs par un hasard en quelque sorte. Je n’avais pas mis en place un dispositif destiné à leur « faire dire » quelque chose36. Il se pourrait que vos élèves aient reconnu dans votre dispositif les traits caractéristiques d’une démarche qui leur est familière et qui est destinée à susciter leur émotion. Ce qui est terrible, c’est que la réaction des élèves peut se déclencher alors même qu’un cours est irréprochable, c’était peut-être le cas de votre cours, dans une sorte de réflexe pavlovien dont ils sont victimes : dès que j’entends le mot Shoah, je sors mon pistolet parce que je « sais »37 qu’on va encore me sortir la propagande. Qu’un tel comportement soit détestable est une évidence. Mais la question, pour nous, enseignants, est de choisir les moyens les plus efficaces d’y faire face. Dans cette optique, il peut être utile de considérer que nos élèves sont jeunes et soumis à des influences qu’ils ne savent pas maîtriser. Je crois que si l’on veut sauver le malade, il est fondamental de ne pas confondre la maladie qui s’empare de la personne et celle-ci. Je crois que vous avez su éviter cette confusion. Je critiquais plus haut une partie de votre dispositif, celle qui consistait à supprimer l’efficacité de la loi générale, pas votre démarche de discuter avec vos élèves sans les stigmatiser, que j’applaudis.
Je réagis aussi à la tendance à doter d’un événement singulier d’une valeur générale et à celle de produire des relations causales qui n’ont pas pour but de décrire le réel mais de justifier une position donnée. Il existe un genre littéraire particulier que j’appellerais le témoignage de prof. Les règles qui le régissent et qui assurent sa production, pour être connues, n’en sont pas moins d’une redoutable efficacité. Le prof est souvent jeune et plein d’illusions. Il débarque en terrain hostile, dans une contrée « estrange et alliène »38. Souffrance, sentiment de subir des violences (on peut être poignardé symboliquement, comme c’est le cas dans votre témoignage), insomnie. Révélation. Besoin de témoigner des dérives du système dévoilés au prof par son expérience personnelle. Je ne conteste pas la sincérité de ces témoignages, voire leur utilité. C’est leur caractère convenu et réducteur qui m’inquiète, leur manque aussi de réflexion et de scientificité. Mais leur principal défaut est, me semble-t-il, l’usage que l’on en fait : ces témoignages finissent par se substituer au réel dans la représentation que les gens se font de ce qu’est l’école :
The evidence has been there for anyone who cared to look for it, in books like those of Kepel and the growing literature of memoirs written by former teachers in the quartiers who gave up because they could not control their classes or enforce the principle of laicity. In 2004, for example, the Chirac government received a report it had commissioned on the presence of religious “signs and belonging” in the schools, which was promptly buried because its results were so disturbing. This Obin Report was based on on-site visits government inspectors made to over sixty middle and high schools across France, concentrating on disfavored quartiers.
The extent to which life in many of them had been, to employ Kepel’s term, “halalized” shocked them. The report recounts stories of girls being under constant surveillance by self-appointed older brothers who mete out corporal punishment with fists and belts if they deem modesty to have been violated. Wearing skirts or dresses is impossible in many places, also for female teachers. There is an obsession with purity, as students and their parents demand separate swimming hours or refuse to let their children go on school trips where the sexes might mix. If they do go, some refuse to enter cathedrals or churches.
There are fathers who won’t shake hands with female teachers, or let their wives speak alone to male teachers. There are cases of children refusing to sing, or dance, or learn an instrument, or draw a face, or use a mathematical symbol that resembles a cross. The question of dress and social mixing has led to the abandonment of gym classes in many places. Children also feel emboldened to refuse to read authors or books that they find religiously unacceptable: Rousseau, Molière, Madame Bovary. Certain subjects are taboo: evolution, sex ed, the Shoah. As one father told a teacher, “I forbid you to mention Jesus to my son.”
In general the report conveys a sense of enormous religious pressure in certain places. During Ramadan, the more “pious” students harass less observant Muslims, and scared kids have been found eating food on the sly in the bathrooms. One child attempted suicide due to the harassment.39
J’ai l’impression qu’une forme de témoignage personnel, modulé -à l’insu ou non de ceux qui les écrivent- par les attentes d’un certain public, se substitue à l’étude sérieuse des problèmes. Il faut rapprocher de cette production celle d’un certain nombre de rapports officiels dont l’écriture semble dictée par le besoin de justifier des décisions déjà prises, ou par celui de se doter d’outils de propagande politique ou idéologique40. Une littérature grise faite de témoignages, de rapports et d’ouvrages d’experts douteux comme Kepel fournit, incontestable et évidente pour ceux qui s’en réclament, la base de beaucoup de réflexions sur l’école. On extrapole à l’infini à partir de cas, qui, pour être avérés, n’en sont pas moins extrêmement minoritaires et dont la complexité est écartée au bénéfice d’une lecture aussi simpliste qu’orientée. Un réel massif qui n’a rien à voir avec ces récits est occulté par le grossissement conversationnel ou médiatique de ces situations et, pire, on impute ce type de comportement à toute une population. La boucle se referme lorsque ces imputations viennent « confirmer » les représentations préalables pour renforcer un mécanisme essentiellement tautologique. Il ne s’agit pas de nier la réalité des faits qui sont relatés dans ces témoignages, mais de suggérer qu’ils font l’objet de biais cognitifs considérables d’une amplification et d’une prolifération vertigineuses. À défaut de toute procédure scientifique pour en vérifier l’exactitude, le volontarisme acharné qui veut faire de ces témoignages une description fiable, voire irréfutable, du réel doit être cerné et pensé. Je crois que de nombreux collègues de bonne volonté se retrouvent emprisonnés dans cette forme d’argumentation circulaire.
J‘aurais aimé étayer ce que je viens de dire avec des exemples précis, mais je ne suis pas en mesure de le faire maintenant. Si j’ai le courage de me plonger dans cette littérature dont je vous parle, j’écrirai quelque chose sur la question. J’ai aussi le projet de m’intéresser au sous-genre constitué par la la plainte, ou la complainte, du professeur de français qui produit des analyses sur la décadence de notre langue avec des vérités d’évidence, des sentiments et des intuitions en s’affranchissant de toute méthodologie sérieuse et, souvent, hélas, de toute connaissance en linguistique. Les conclusions auxquelles j’arrive ne reposent donc pas sur des lectures importantes mais, essentiellement sur des propos oraux de collègues41. Elles sont par conséquent provisoires.
Votre texte échappe à l’embrigadement que je décris, à cette impression que l’on ressent lorsqu’on lit un scribe dont le témoignage ne se départit jamais de ce qu’il est de bon ton de dire au sujet de l’école en France. Mais, pardonnez-moi, je crois cependant que ce que vous nous dites est aussi quelque peu dicté par des considérations extérieures qui donnent l’impression de biaiser votre analyse. En l’occurrence, il s’agit de la volonté de prendre position en faveur d’une plus grande tolérance (dans le sens que vous donnez à ce terme dans votre livre) des propos qui nous choquent, notamment des propos antisémites.
J’espère que vous voudrez bien considérer que je vous écris comme je le fais non par méchanceté ou pour, vindicativement, vous accabler, mais parce que partir de votre témoignage se présente à moi comme la meilleur manière d’entamer la réflexion et, peut-être, la discussion. Je vais en rester là, cher monsieur. J’espère que j’aurai bientôt le plaisir de vous lire, soit que vous répondiez à cette lettre, soit que vous publiez quelque chose, livre ou article, au sujet de vos recherches, qui m’intéressent tant.
Cordialement,
Sebastián Nowenstein.
Annexe A :
Lettre à madame la ministre transmise par la voie hiérarchique le 17 juin 2015.
Madame la Ministre,
Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo et pendant les jours qui ont suivi, le slogan « Je suis Charlie » a été repris par de nombreux collègues et par l’institution scolaire elle-même. J’ai la conviction que l’émotion qui a submergé le pays à la suite de ces attentats aurait rendu vaine toute tentative de l’État d’empêcher que ce slogan soit affiché dans les enceintes scolaires. Il n’en reste pas moins que l’identification de l’École au journal Charlie Hebdo constitue très vraisemblablement une atteinte à la laïcité42. Je m’attacherai, dans la première partie de ma lettre à prouver cette affirmation pour m’interroger, dans la deuxième partie, sur les moyens susceptibles de faire cesser cette atteinte.
En vous écrivant comme je le fais, madame la ministre, je crois m’inscrire dans la légalité républicaine contre des actes qui, bien qu’endossés par l’État, la violent. J’ai donc la conviction d’agir en conformité avec mes obligations de fonctionnaire.
1. Une atteinte à la laïcité.
1.1. Que signifie « Je suis Charlie » ?
Il est certain que si l’affirmation en question signifie « Je suis pour la liberté d’expression », « Je défends la liberté de presse », « On n’a pas le droit de tuer des gens dont on pense qu’ils nous ont offensés » ou tout autre énoncé de ce genre, l’École peut l’endosser sans violer son devoir de neutralité, puisque ces affirmations s’intègrent sans difficulté dans les valeurs de la République qu’elle a mission de faire partager43. Il ne saurait y avoir atteinte à la laïcité que si ces significations n’épuisent pas le sens qu’il faut ou que l’on peut légitimement donner à l’énoncé qui nous occupe. Si c’est le cas, si notre énoncé déborde ces interprétations et qu’il signifie véritablement ce qu’il dit, c’est-à-dire une identification entre celui qui l’arbore et le journal Charlie Hebdo, il faudra s’interroger sur la conformité ou non à la laïcité du fait que l’École l’ait endossé (il faudra aussi naturellement se demander si l’École l’a bel et bien endossé).
1.1.1. Une première façon de s’interroger sur le sens qu’il faut donner à l’énoncé « Je suis Charlie » consisterait à le tester auprès d’une population représentative suivant des critères statistiques rigoureux. Malheureusement, je suis dans l’impossibilité de mener une telle enquête et ne sache qu’elle ait été conduite.
1.1.2. Une autre façon de procéder, plus accessible pour moi, consiste à rechercher des déclarations de personnes44 qui ne font pas de cet énoncé l’interprétation restrictive indiquée plus haut et qui seule permet de le ranger parmi les énoncés conformes à l’obligation de neutralité. On doit naturellement écarter les déclarations de ceux qui se déclareraient « pas Charlie » pour des motifs non conformes aux valeurs de la République45. Une recherche rapide sur Internet fournit un nombre considérable de déclarations nécessaires à notre démonstration et conformes à nos exigences, c’est-à-dire, ne contenant pas de motivations non recevables en République. L’impossibilité dans laquelle je me trouve d’estimer leur représentativité statistique n’est pas un obstacle à ma démonstration, puisque ce dont il s’agit, c’est d’établir la légitimité d’une interprétation qui verrait dans l’énoncé « Je suis Charlie« non seulement une volonté de défendre nos libertés mais aussi une identification avec le journal en question ou avec des valeurs contraires à celles de la République. Il suffit donc de disposer d’un nombre raisonnable d’occurrences46 de ces énoncés pour pouvoir extrapoler et supposer que la perception dont elles témoignent peut être aussi celle de nos élèves47.
1.1.3. On peut aussi argumenter en raison. Personne n’ignore que, stricto sensu, l’énoncé dont on parle est faux. Il s’agit d’une fiction. En droit aussi, on fait appel aux fictions : il s’agit de poser comme réelle une situation qui ne l’est pas pour lui faire produire les effets juridiques qui découleraient d’elle si elle était réelle. Le problème, en l’occurrence, c’est que, à moins de l’indiquer explicitement, on ne peut limiter les effets de la fiction à ceux que l’on souhaite au gré des circonstances ou des interlocuteurs. L’énoncé en question étant dépourvu de tout appareil explicatif permettant d’en restreindre le sens, on ne voit pas sur quelle base on pourrait le rendre compatible avec la neutralité républicaine en concluant qu’il ne signifie pas ce qu’il signifie prima facie, une identification entre celui qui l’énonce et le journal. Nous avons raisonné par analogie avec certains mécanismes du droit. On pourrait objecter que le contexte social fournissait l’appareil explicatif qui permettait à toute personne de bonne foi d’écarter les significations non désirées. Malheureusement, les exemples mentionnés plus haut écartent cette objection pour autant que l’on donne un sens raisonnable et non biaisé ou instrumentalisé à la notion de bonne foi, qui doit être présumée et dont l’absence éventuelle serait à démontrer. Si la restriction nécessaire pour rendre conforme à la laïcité le slogan « Je suis Charlie » n’est pas fournie, l’énoncé « tu n’as pas compris ce que « Je suis Charlie » signifie » qu’un enseignant adresserait à un élève « pas Charlie »48 relève de l’imposture, car il revient à amputer ce slogan de sa signification prima facie sans justification. Il y a imposture aussi en ceci que l’on s’arroge le monopole de l’interprétation de cet énoncé alors que l’on n’a pas été habilité pour le faire et alors que l’on ne possède pas de compétence scientifique pour le faire49. On peut du reste penser que si « Je suis Charlie » a connu le succès qu’il a connu, c’est bien parce qu’on lui a fait dire ce qu’il dit : son efficacité repose sur l’identification qu’il proclame ; elle le situe dans la lignée d’autres identifications mémorables et le met en résonance avec elles : celle du président Kennedy à Berlin50, par exemple, ou celle de Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, après les attentats du 11 septembre 200151.
1.1.4. Voir l’énoncé « Je suis Charlie » comme une fiction permet aussi de raisonner comme on le fait souvent depuis Coleridge52, qui pose que le fiction requiert une suspension momentanée de l’incrédulité : on ne peut lire Harry Potter si l’on se rappelle en permanence que les balais qui volent n’existent pas. On ne peut faire fonctionner la formule « Je suis Charlie » si, pendant un temps, on n’y croit pas ; comme pour une fiction littéraire, pour qu’elle fonctionne, nous devons suspendre l’incrédulité que suscite sa proclamation. Uniques dans l’histoire de France, les manifestations qui ont suivi les attentats témoignent bien d’un temps intense d’émotion pendant lequel de nombreux Français se sont bel et bien sentis « Charlie ».
1.1.5. Ce qui nous conduit à une nouvelle façon de tester l’idée que l’énoncé « Je suis Charlie » ne renvoie pas à une identification avec la publication. Si la volonté de critiquer que des vies soient ôtées en dehors de toute légalité autorise un enseignant à s’identifier aux victimes en faisant abstraction de toute autre considération que la façon dont l’exécution s’est déroulée, il devrait être possible d’appliquer le procédé à d’autres situations. Chacun pourra conduire l’expérience mentale de son choix suivant la schéma suivant : un individu X, dont nous pensons qu’il nous offense gravement, est tué de façon barbare. Nous en appelons à des principes humains élémentaires et blâmons, naturellement, l’assassinat, mais proclamerons-nous pour autant notre identification avec la victime ? J’ai fait moi-même l’expérience : je n’aurais jamais pu m’identifier par un « je suis… » à un négationniste, à un défenseur des dictateurs argentins ou à un thuriféraire du général Franco, eussent-ils été tués en dehors de toute procédure légale53. Mais je crois que je ne me serais pas davantage identifié à un journaliste serbe tué lors de l’attaque par missile du siège de la télévision de ce pays54. Je n’éprouve donc pas de difficulté particulière à concevoir qu’un catholique ou un musulman se trouvent dans l’impossibilité émotionnelle de s’identifier au journal Charlie Hebdo. Faire fonctionner un slogan tel que « Je suis Charlie » implique de suspendre l’incrédulité au sens de Coleridge et nous place dans une situation émotionnelle que nous refusons si le deuxième terme de l’équation nous répugne au point que nous vivons l’identification comme une violence insupportable55.
1.1.6. Ainsi que l’a observé Austin56, il y a des circonstances où « dire, c’est faire ». Pour le croyant, dire « Je suis Charlie » peut être « faire », c’est-à-dire, renier ses croyances ou blasphémer57. Si, hormis l’exception de l’Alsace-Moselle, le blasphème n’est pas un délit en droit français58, on voit mal, toutefois, comment l’École pourrait s’identifier à une publication qui le revendique sans méconnaître son obligation de neutralité59 60.
1.1.7. Bien entendu, le blasphème ne saurait être une faute per se dans le chef de l’État. Du fait que certains jugent blasphématoire l’énoncé « l’homme et le singe ont un ancêtre commun », il ne se déduit pas que l’enseignant qui le profère méconnaît l’obligation de neutralité à laquelle il est astreint. Il faudrait pour cela que l’énoncé en question ne soit pas une vérité scientifique, qu’il ne se déduise pas des valeurs de la République et qu’il soit irrespectueux à l’égard d’une croyance61. Il nous semble, du reste, qu’en cas de conflit entre les critères, le dernier serait d’un rang inférieur aux deux premiers : qu’une religion considère blasphématoire d’énoncer l’égalité en droit des femmes et des hommes ne saurait en aucun cas signifier que l’enseignant qui cherche à faire partager cette valeur porte atteinte à son obligation de neutralité. Le problème de l’affirmation « Je suis Charlie » naît du fait que 1. il n’est pas une vérité scientifique, 2. le journal en lui-même ou ses valeurs ne peuvent s’identifier aux valeurs de la République ou se déduire d’elles et 3. il est irrespectueux à l’égard des religions.
1.1.7. En somme, l’acclimatation du slogan « Je suis Charlie » à l’école requiert l’aliénation de la capacité à interpréter un énoncé de façon libre et raisonnable. Cette aliénation se double de la volonté d’enfermer les « pas Charlie » dans le périmètre fort étroit du soutien du terrorisme ou de la remise en cause des valeurs de la République. Le dispositif est redoutable : quand le prof dit « Je suis Charlie », seule son interprétation est admise, quand l’élève dit « Je ne suis pas Charlie », seule l’interprétation de l’institution est admise.
1.1.8. La théorie du handicap suggère que l’étrangeté de certaines affirmations religieuses peut s’expliquer par le fait qu’en les endossant, alors qu’elle sont contraires au bon sens, on marque sa volonté d’appartenir à une communauté de croyants, volonté qui se mesure à l’aune du sacrifice consenti62. Nombreux ont été ceux qui ont demandé des gages d’appartenance à la Nation aux musulmans français63. Dire « Je suis Charlie » pouvait être l’un de ses gages. On aurait ainsi une forme séculière de ce que la théorie du handicap nous dit pour les religions : on demanderait aux musulmans de s’identifier à Charlie pour prouver leur volonté d’intégration. Dire « Je suis Charlie » peut donc aussi être lu comme un acte performatif qui signerait le sacrifice de sa liberté de conscience que le musulman doit consentir pour être accueilli en République64 65. Dans cette hypothèse, nous aurions, d’une part, une atteinte à la laïcité, en ceci que la liberté de conscience ne serait pas respectée, mais aussi au principe d’égalité, puisque l’on aurait crée un régime d’exception comportant des exigences particulières pour les musulmans ou les croyants en général. Il se crée ainsi l’apparence que la laïcité a évolué en une sorte de religion civile66 67 68.
1.2. L’École pouvait-elle imposer la formule « Je suis Charlie » à ses élèves ? Dans la négative, quelles responsabilités ?
1.2.1. Il faut d’abord, pour répondre à cette question, se demander si l’École a bien imposé ladite formule à ses élèves. Je crois que la réponse doit être oui si, par exemple, les écrans normalement destinés à la transmission d’informations sont intégralement occupés par la mention « Je suis Charlie » sur fond noir ou si les enseignants reprennent cette formule en classe par les brassards qu’ils portent ou par les affiches qu’ils placardent dans les salles ou sur les portes de celles-ci. A l’évidence, tel a été le cas dans nombre d’établissements : l’École a bien endossé cette formule et l’a imposée aux élèves, lesquels n’avaient pas la possibilité de s’y soustraire69 70.
1.2.2. Mais il faut voir aussi que lorsque l’École dit « Je suis Charlie », elle parle au nom de la communauté scolaire en son ensemble, qu’elle suscite ainsi un acte performatif sous contrainte dans le chef de ses élèves et que cet acte peut, à tout le moins, avoir l’apparence d’un blasphème71.
1.2.3. Austin parle d’échec de l’énoncé performatif lorsque celui-ci est produit sous la contrainte. En droit, on parlera de vices du consentement. Fort heureusement, il semble que nos élèves croyants aient eu, dans leur immense majorité, la sagesse de comprendre que cet énoncé performatif imposé ne les engageaient pas. Ils semblent s’être dit : « L’École n’est pas ça ! ». Ils ont très largement récusé l’amalgame et refusé de réduire l’École à un moment d’émotion mal maîtrisée. Si l’on peut se féliciter de leur maturité et de leur soumission à une École qui s’égarait en s’identifiant au journal Charlie Hebdo, on ne peut que s’inquiéter de l’inversion des rôles dont témoigne cette situation : c’est à l’École de se donner en exemple de retenue72, c’est à elle d’enseigner le refus de l’emballement. La dignité du maître, sa gravité et son prestige me semblent s’accommoder mal d’une identification avec Charlie Hebdo73. De même, du reste que l’esprit impertinent et scatologique de Charlie Hebdo a peu de points communs avec celui de l’École. Si je puis me permettre, madame la ministre, chacun son boulot et les vaches seront bien gardées.
1.2.2. La question qui se pose ensuite est celle de la légitimité de cette imposition et de la responsabilité qui naît dans notre chef si l’analyse nous montre que cette imposition n’était pas légitime.
1.2.2.1. Pouvait-on faire autrement ? Pouvait-on exprimer autrement l’émotion et la répulsion qu’ont suscitées les attentats ? Si l’on fait abstraction de la diffusion extraordinaire de la formule dans la société, la réponse est clairement oui : les actes commis pouvaient être condamnés par un nombre inquantifiable de formules. On pouvait aussi ne pas restreindre l’expression du désarroi, de la peine et de la colère au périmètre des journalistes de Charlie Hebdo pour l’étendre aux policiers74 tués et aux autres victimes, juives notamment.
1.2.2.2. Charlie Hebdo est-il un journal neutre ? Il me semble que si l’on donne au mot neutralité son sens usuel, il est difficile d’affirmer que Charlie Hebdo est un journal neutre. On conçoit que ses dessins blessent la sensibilité des élèves ou les offensent, notamment ceux qui sont catholiques ou musulmans75. Il semble assez clair qu’en temps normal, l’identification de l’École au journal Charlie Hebdo et l’affichage de l’énoncé qui proclame cette identification auraient été perçus comme une atteinte à la liberté de conscience au sens de la loi de 190576. Rappelons que si la société est libre, l’État est neutre et que, par conséquent, ce dernier est soumis à des contraintes qui ne pèsent pas sur la première.
1.2.2.3. On admet, parmi les causes subjectives d’irresponsabilité ou de non-imputabilité en droit pénal l’existence de contraintes telles que le discernement de la personne est aboli. On peut penser que la force du slogan « Je suis Charlie », porté par des millions de personnes dans un climat d’émotion extrême consécutive aux attentats, était irrésistible. On peut dès lors considérer, par analogie, que, même s’il y a eu atteinte à la laïcité et par conséquent, faute, ladite atteinte ne saurait être imputée à l’École ou aux personnels qui l’auraient commise. Mais, comme l’exonération fondée sur des motifs émotionnels de notre responsabilité ne saurait être sans limites dans le temps77, il y a atteinte à la laïcité aujourd’hui si nous ne revenons pas sur les faits qui se sont produits dans nos établissements pour les qualifier comme ce qu’ils sont : des atteintes à la laïcité non imputables (au sens juridique) à l’École car intervenues sous une force irrésistible qui abolissait le discernement de ses personnels et de l’institution. Qu’aujourd’hui, six mois après les attentats, le slogan « Je suis Charlie » soit encore affiché ci ou là ne fait qu’aggraver l’atteinte à la laïcité qui découle de la non reconnaissance de la faute commise.
Il me faut conclure, madame la ministre, que si chacun de nous était libre d’être ou de n’être pas Charlie en dehors de l’exercice de ses fonctions, l’École ne pouvait être Charlie sans méconnaître gravement son obligation de neutralité.
2. Que faire ?
Je me permets, madame la ministre, de vous demander respectueusement de faire cesser par les moyens que vous estimerez opportuns l’atteinte à la laïcité née de l’endossement par l’École de la formule « Je suis Charlie ». À titre tout à fait personnel, j’estimerais utile
2.1. que vous donniez des instructions pour qu’il ne soit plus placardé dans nos établissements la formule « Je suis Charlie » et
2.2. que vous diffusiez un communiqué portant reconnaissance que l’endossement par l’École de la formule « Je suis Charlie » par l’École a constitué une atteinte à la laïcité.
Je vous prie d’agréer, madame la ministre, l’expression de mes salutations respectueuses.
Sebastián Nowenstein,
professeur agrégé.
PS : Je transmets cette lettre à madame Laborde78, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession. J’aborde dans ce courrier la question, à peine effleurée ici, de la légalité du fait d’avoir imposé la tenue d’une minute de silence pour honorer les victimes des attentats.
PS bis : Je joins à cette lettre (ANNEXE II) celle que j’adresse à un ancien élève qui a cru un temps être lié par un lien de fraternité islamique aux membres de Daech.
ANNEXE I
Lettre à madame Laborde.
Madame la Présidente,
J’ai suivi avec intérêt les travaux de la commission que vous présidez. Au cours de ceux-ci, les personnes auditionnées furent interrogées avec insistance sur la question du non-respect de la minute de silence dans les établissements scolaires ; les sénateurs cherchaient à savoir si les chiffres communiqués par le ministère étaient fiables. Le soupçon qu’ils auraient été sous-évalués apparaît du reste explicitement dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution tendant à la création de votre commission d’enquête.
Je me permets de vous écrire car je constate, alors que vos travaux approchent de leur terme, que vous n’avez pas cherché à savoir si l’École pouvait, en droit, imposer79 cette minute de silence. J’avoue ne pas voir sur quelle base légale cela a été fait. Sans base légale, il n’y aurait pas eu violation d’une règle, mais simple exercice de la liberté de conscience, laquelle se range, comme chacun le sait, parmi les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR), lesquels font partie du bloc de constitutionnalité. Ce qui aurait pour conséquence qu’en l’absence d’autre faute, la sanction qui aurait frappé un élève pour n’avoir pas voulu s’associer à la minute de silence serait une peine injuste et une atteinte à la liberté de conscience.
Si mes craintes concernant la solidité juridique des sanctions prononcées sont fondées, il se pourrait que les incidents aient été sur-évalués et non sous-évalués. Il serait en effet nécessaire de retirer du décompte les élèves qui, sans troubler l’ordre scolaire, ne se sont pas associés à la minute de silence. Il est même douteux, en outre, que la faute soit constituée dans les cas où des élèves ont contesté par des chahuts une minute de silence obligatoire puisque le comportement fautif dériverait par un lien de causalité plausible d’une faute préalable, celle commise par l’École qui, sans en avoir le pouvoir et en violation de la liberté de conscience des élèves, aurait imposé ladite minute de silence.
Je forme des vœux, madame la Présidente, pour que mon analyse soit erronée80. Au vu de l’importance qu’a eue dans les travaux de votre commission la question du non-respect de la minute de silence, on est en droit de se demander si l’ensemble de votre rapport ne risque pas d’être affaibli par l’insuffisance que je crois percevoir81. Ne serait-il opportun, madame la Présidente, que vous auditionniez un juriste reconnu qui vous donnerait à vous, mais aussi aux citoyens qui liront votre rapport, les apaisements nécessaires sur la question ?
Je vous prie d’agréer, madame la Présidente, l’expression de mes salutations républicaines.
Sebastián Nowenstein,
professeur agrégé.
Annexe II
Lettre ouverte à un ancien élève.
J’ai écrit cette lettre il y a six ou sept mois.
Bonjour M,
Voici la lettre que je t’avais annoncée. J’avais commencé à t’écrire après notre première discussion. Dès le début, il s’est agi, dans mon esprit, d’une lettre ouverte. Pour préserver ton anonymat, je t’ai nommé, au début de cette lettre, M. Après, nous nous sommes encore croisés, tu m’as dit que tu avais changé d’avis et je t’ai dit que j’avais commencé à t’écrire. Dans la suite de ma lettre, je t’ai donné ton vrai prénom, mais si tu souhaites qu’il en disparaisse, ou même que notre lycée ne puisse pas être identifié, pas de problème. Si tu souhaites répondre à ma lettre et que je publie ta réponse (avec ton identité réelle ou avec un pseudonyme), cela me convient. Si tu veux proposer à d’autres de prendre part à notre échange, cela me va aussi.
Je ne sais plus quand tu devais avoir tes résultats. Les as-tu déjà eus ? Cela a-t-il été ?
Tu trouveras en annexe (ANNEXE I) à cette lettre un article du Monde qui, me suis-je dit, pouvait t’intéresser. L’ANNEXE II est une lettre que j’adresse à la ministre Vallaud-Belkacem dans laquelle je défends l’idée que l’École ne pouvait pas être Charlie. L’ANNEXE III est un courrier adressé au dessinateur Riss. L’ANNEXE IV, une lettre à l’intention de la sénatrice Laborde, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession ; je m’y demande si l’École pouvait, en droit, imposer la minute de silence en mémoire des victimes des attentats de janvier.
Bonne continuation à toi,
M. Nowenstein.
*****
Cher M,
J’ai du retard dans ma correspondance. J’avais pensé t’écrire après notre discussion, mais j’ai été pris par d’autres choses. Après, il y a eu les attentats. J’ai éprouvé comme une urgence à tenter de comprendre ce qui nous arrivait. Je dis « nous », alors que je suis hispano-argentin et que je vis en Belgique… Je dis « nous » parce que je te parle en tant qu’enseignant et que quand j’exerce mon métier, je me sens pleinement « Français », au sens où, quand j’enseigne, je ne crois pas penser à mes origines plus que n’importe quel autre collègue. Quand je parle de la société française, je le fais en tant qu’enseignant et fonctionnaire « français » et quand j’envoie des courriers en Espagne pour le travail, je n’évoque pas ma nationalité, me contentant de mentionner ma fonction. Je crois que ces attentats et les débats qui leur ont succédé ont produit une sorte de suspension dans nos vies. Je crois que, sans eux, je t’aurais écrit plus tôt.
Comme cette lettre est une lettre ouverte, je vais, si tu le veux bien, rappeler les circonstances de notre discussion, ainsi que son contenu. Je crois que c’est quelque chose qui peut être utile pour toi et moi aussi, si jamais il devait y avoir une réponse de ta part, voire un échange ultérieur. Tu pourras, si cela est nécessaire, faire les remarques que tu estimeras opportunes sur la façon dont je rends compte -de mémoire- de nos propos.
Alors que je sortais du lycée pour aller me chercher quelque chose à manger82, je suis tombé sur toi, que j’ai eu comme élève. On s’est salué et je t’ai demandé de tes nouvelles. Tu m’as parlé des examens et concours que tu passais. Au bout d’un temps, j’ai fait allusion à ta tenue, une djellaba. Je crois me rappeler mes propos : «Mais, dis-moi, tu as changé de look, tu n’avais pas cette tenue au lycée ». Tu as souri : « C’est parce qu’on est vendredi, monsieur ». « Tu veux bien m’expliquer ce qu’elle signifie ? Je n’y connais rien… » . Tu m’as répondu que c’était à la fois un habit traditionnel et religieux. Tu as ajouté : « c’est comme pour les femmes, qui doivent cacher leurs cheveux… ». « Mais, je crois t’avoir coupé, encore une fois, je n’y connais rien, mais je crois qu’il y a différents courants en Islam, différentes écoles. Elles n’exigent pas toutes que les femmes cachent leurs cheveux… ». « Ah, non, monsieur, il n’y a pas de courants en Islam ! ». « Mais, il y a bien, je ne sais pas, les chiites, les sunnites, les alaouïtes… ». Je ne me rappelle pas exactement ta réponse, mais je vais te dire le sentiment qu’elle m’a laissé : tu ne voulais pas dire que les chiites n’étaient pas des musulmans, mais c’est malgré tout ce que tu pensais. Tu avais dit, cela, je m’en souviens bien, pour qualifier les flagellations que les fidèles chiites s’infligent lors de certains rites, « est-ce que c’est une religion, ça, monsieur ?, est-ce qu’une religion qui conduit les gens à se faire du mal peut vraiment être une religion ? ». Je t’avais répondu qu’à tout prendre, je préférais une religion qui prescrit de se faire du mal à soi-même plutôt qu’une religion qui prescrit de tuer, piller et violer, comme le fait Daech en Syrie et en Irak… Je t’avais alors invité, au nom de ta foi et des interrogations qui étaient les tiennes concernant le chiisme, à refuser la qualité de musulmans à ceux qui se réclament de ta religion pour justifier leurs crimes. Je raisonnais en disant que si l’Islam est une religion qui prône le respect de la personne, la charité… tu devais considérer comme étrangers à ta foi les fanatiques de Daech. Je me rappelle que tu m’avais aidé à parfaire mon argument : « c’est la paix, monsieur, qu’il faut citer, il faut dire que l’Islam est une religion de paix ». Je t’ai remercié et t’ai dit que c’était vraiment ça, oui. Tu m’as alors parlé de cet apologue qui raconte que le petit fils du prophète, tenant un ennemi à la merci de sa lame, avait refusé de l’épargner en dépit du fait que ce dernier avait proclamé qu’il n’y avait de Dieu qu’Allah et que Mohamed était son prophète. De retour au campement, le petit fils du Prophète s’était vu reprocher son acte : qui était-il pour juger de la sincérité de la conversion de son adversaire ? Seul Dieu peut savoir ce qu’il y a dans les cœurs… Et toi d’actualiser l’enseignement de l’apologue « Qui suis-je pour exclure les membres de Daech de la communauté des musulmans ? ». Tu m’as dit que ceux qui proclament qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et que Mohamed est son prophète doivent être considérés comme des frères (ou des sœurs) en religion. Je t’ai répondu que le terme frère, appliqué aux membres de Daech me choquait, mais que ce qui me choquait davantage, était le fait qu’eux soient tes frères et pas nous83, pas les autres, ceux qui ne sont pas musulmans. Je t’ai parlé de cet article lu dans Le Monde, qui citait le cas d’un taré (ce furent mes termes, je crois) australien, converti à l’Islam en prison, qui était parti faire le djihad en Syrie et y avait acheté quelques femmes -il disait les avoir épousées-. Tu m’as expliqué qu’une telle conduite n’était pas conforme aux préceptes islamiques, puisqu’il fallait, pour pouvoir épouser une femme l’accord de son père ou de son tuteur84. Cet Australien était ton frère et pas moi ? Tu m’as expliqué que tu avais plus de devoirs à l’égard de cet Australien qu’à mon égard. Je ne me souviens plus de comment tu avais formulé la chose, mais il y avait deux formes de fraternité et tes devoirs à l’égard de l’Australien étaient supérieurs à ceux que tu avais à mon égard.
Je t’ai rappelé que pendant l’année où tu avais été mon élève, je t’avais traité comme tous tes autres camarades, sans faire de distinguo. « Et alors, quoi, si tu me vois me battre contre l’Australien, c’est lui que tu choisiras !? », t’avais-je lancé. Mais, tu étais gêné, je m’en souviens bien. À la fin de notre discussion, en riant, tu donnais une interprétation de la fraternité islamique te liant à l’Australien parti en Syrie qui me rassurait un peu, mais pas totalement : tes obligations supérieures à son égard impliquaient que si tu tombais sur lui, tu le cognerais encore plus fort pour le faire changer d’avis. Un camarade à toi, qui assistait à la conversation t’a dit : « Il a raison, le prof, on doit dire que c’est pas des Musulmans ! Il faut qu’on en parle à l’imam ». Et toi, pas encore convaincu, de rétorquer : « Moi, ce qu’il me faut, c’est des textes, pas ce que l’un ou l’autre disent ! ». Je me suis dit alors : « C’est bien, M, je te reconnais là, tu veux des preuves, c’est bien, tu ne suivras pas n’importe qui ». Mais en même temps, pensant au récit de Borges dont j’allais te parler après, je craignais ton face-à-face solitaire avec le texte. J’avais confiance en toi, mais je dois te dire que c’était une confiance en le M que j’avais connu, une confiance intime, personnelle, pas objective. Je savais que je pouvais me tromper et je sais que parfois les faits font de nous ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas être. Ce que je voulais, c’était une confiance argumentée, que je pourrais opposer à quelqu’un qui ne te connaîtrait pas, pas cette « confiance » qui consiste à dire qu’il est gentil, M, que je le connais, que je l’ai eu comme élève.
Je dois te dire que, par après, quand je pensais à notre discussion, c’est surtout l’absence de réciprocité, je crois, qui m’attristait. Je me sentais trahi. Je considérais que j’avais été loyal à ton égard et j’en voulais à une conception de la religion qui rendait impossible la fraternité humaine, cette valeur essentielle de l’École et de la République.
Est-ce que tu te souviens, Mouloud, du long discours que je t’avais tenu, dans le bureau de A, où il était question de la République ? Je dois t’avouer que je ne me souviens pas trop de ce que je t’avais dit. Je me rappelle seulement, mais ce n’était pas là l’essentiel, que j’avais voulu te faire prendre conscience qu’en te parlant comme nous le faisions, ce n’était pas seulement des personnes qui s’adressaient à toi, mais que celles-ci avaient pour mission d’incarner la République. C’était solennel et grandiloquent, j’en suis certain, et en même temps sincère. Je ne comprends pas très bien moi-même cette nécessité qui m’habite parfois, moi, l’étranger, de défendre les valeurs de la République. Il y a quelque temps un ami, plus jeune que moi, plus cool, plus hédoniste, m’a reproché mon côté messianique. Je lui ai répondu, que oui, c’était vrai, j’avais un petit côté messianique, mais qu’il était sincère, que j’avais conscience de ce défaut et que j’essayais de vivre avec, sans pour autant avoir la volonté de changer. Quelque temps après notre discussion dans le bureau de A, je tombe sur toi, à l’extérieur du lycée (tout ceci se passe pendant que tu es en Terminale, avant donc notre discussion qui a donné lieu à mon idée de t’écrire). Tu ne venais presque plus en cours, tu préparais sans doute le bac et tu avais décidé qu’il te serait plus profitable de travailler de ton côté plutôt que de venir au lycée ; ou alors, plus probablement, tu n’allais qu’aux cours des matières à fort coefficient. Je montais deux par deux les marches de l’esplanade de devant le lycée, en direction du métro. « Un vrai sportif, ai-je entendu- ça se voit ! ». Il y avait un peu -permets-moi cette vanité de croire que c’était juste un peu- de sarcasme dans la voix qui s’adressait à moi. J’ai levé le regard et me suis aperçu que tu discutais avec le jeune homme qui m’avait ainsi apostrophé et qui ne s’était sans doute pas rendu compte qu’il avait, en me parlant, attiré vers toi mon regard, alors que, sans son interpellation, je ne t’aurais pas aperçu dans la masse d’élèves qui stationnait devant le lycée. « Tiens, Mouloud ! » Ce fut alors mon tour de me montrer ironique : « Alors, Mouloud, ça t’a plu ce que je t’ai dit chez A ? ». Petit sourire, regard fixe sur l’horizon. « Cela t’a tellement impressionné que tu n’oses même plus venir en cours ? » Et, en me tournant vers ton camarade : « Je l’ai grondé un peu trop fort, tu vois, il n’ose plus affronter mon regard, c’est ça, Mouloud ? » Le petit sourire n’a pas quitté tes lèvres. Les yeux, toujours fixés dans le lointain, tu me dis : « Oui, monsieur, c’est ça ».
Est-ce que tu te rappelles, toi, mieux que moi notre conversation chez A ? Si c’est le cas, cela me rendrait service que tu me rafraîchisses un peu la mémoire. En fait, comme je te l’ai dit à l’instant, je travaille en ce moment sur cette fameuse commission d’enquête sénatoriale et ce serait bien si je pouvais, grâce à toi, me rappeler un peu mieux cette scène dont je te parle. Je crois que cela m’aiderait à mieux savoir comment la question des valeurs républicaines se présentait à moi à l’époque, avant les attentats et avant d’avoir lu tout ce que j’ai lu sur la question depuis qu’ils ont eu lieu. Je fais beaucoup de choses et j’oublie beaucoup.
Voilà, j’ai fini d’écrire ce que j’avais en tête avant d’aller, encore, me chercher à manger85 et… avant de te croiser une nouvelle fois. Il est facile de situer le moment où je m’étais arrêté d’écrire et le moment où j’ai repris, après t’avoir encore croisé : c’est le moment où j’ai cessé d’écrire M pour te donner ton vrai prénom86. Je t’ai croisé donc tout à l’heure.
« Ah, je suis content de vous revoir, monsieur ; je me demandais quand j’allais vous croiser! Je voulais vous dire, j’étais dans l’erreur ». Je te demande de me préciser de quoi tu parles exactement. « Pour Daech, quand je disais que c’était des frères, monsieur, j’y ai pensé, le soir même, après notre discussion, j’ai commencé à regarder. Personne ne les défend à part ceux qui sont fous, comme eux ». Je t’ai dit à quel point j’étais content de t’entendre dire cela. Je t’ai dit aussi que, justement, j’étais en train de t’écrire et que, si tu voulais, je t’enverrais cette lettre. Alors que je notais ton adresse mail, est arrivé Saïd87, ton ancien camarade, qui m’a salué fort cordialement, tout en disant à un ami à lui : « Eh, dis bonjour à monsieur, c’est mon prof d’espagnol ! ». Il me plaît de mentionner ici le comportement de Saïd. Il me permet de montrer à tous ceux qui, de plus en plus nombreux, m’expliquent que les Arabes ont la volonté de nous imposer la charia, qu’ils n’acceptent pas nos lois, etc, etc, à tous ceux qui font de « vous » un corps unique auquel ils prêtent les pires intentions et l’impossibilité absolue de « s’adapter/s’intégrer/s’assimiler » à notre société, de leur montrer donc que « vous » êtes divers, que mon quotidien est fait « d’Arabes » aussi différents les uns des autres que ceux qui ne sont pas « Arabes ». La cordialité de Saïd, renouvelée à chaque fois que je le croise, son « merci, monsieur », d’il y a quelques mois, quand je l’ai revu pour la première fois après son année de Terminale chez nous, alors qu’il n’y avait vraiment pas de quoi me remercier, puisque j’avais juste essayé de faire mon travail, tout cela me conduit à dire que le réel de mon quotidien et le flux d’évidences immédiates auquel il me soumet m’empêche de prendre au sérieux ces fantasmes qui voient en « vous » une cinquième colonne qui chercherait à nous soumettre et à nous imposer l’Islam. Je me soumets au réel et à sa complexité, je ne me soumets pas à l’injonction de lui substituer une image fantasmée ou follement réductrice. J’ai écrit, après avoir parlé de Saïd, tout cela. C’est que cette cordialité dont vous faites preuve à mon égard quand je vous croise dans le quartier, n’est pas simplement le fait de Saïd, elle est aussi celle de tes camarades F, T ou S… (initiales arbitraires). Je parle de cordialité, parce que je parle d’une impression subjective, mais je devrais dire « civilité », puisque c’est finalement de cela qu’il s’agit. Cette civilité est multiple, du reste, elle ne se limite pas à un bonjour, elle intègre beaucoup d’autres choses qui nourrissent des échanges « civils », comme ceux qui se mettent en place lorsque l’on parle de Borges ou de Cervantès, comme ceux qui permettent de régler de façon raisonnable les différents qui peuvent surgir dans la vie d’un établissement scolaire. Je prends « votre » comportement comme une manifestation de respect adressée à ma fonction et non comme un témoignage d’attachement à ma personne. Il n’y a jamais rien eu d’extraordinaire dans mes cours ou dans mon attitude à votre égard. J’ai juste essayé de faire de mon mieux un boulot impossible. (Quand je pense à quitter le métier, -quel prof n’y songe pas, au moins une fois de temps en temps ?-, c’est parce que je trouve cela fatigant de toujours se battre pour faire les choses à peu près correctement tout en sachant que ce ne sera jamais bon).
Mais, au fond, est-ce que votre civilité prouve quelque chose ? J’ai discuté avec une juge il y a quelque temps. J’opposais mon quotidien à sa conviction d’un refus absolu d’intégration dans votre chef. Elle m’a dit : « Ça, c’est ce qu’ils te montrent… ». Et pendant que j’écrivais ces lignes, j’ai pensé à une variante de cet argument : « Kouachi aussi était poli ». En plus général, on peut avoir : « Tu ne sais pas tout » ou, avec un petit sourire condescendant et assignation immédiate à la catégorie de l’idiot utile : « Tu fais de l’angélisme, mon pauvre ». Ne pas se laisser abuser par les apparences, prêter des intentions cachées et sournoises à autrui, cela peut être prudent. Le problème apparaît lorsque l’on exerce cette « prudence » à l’égard d’une partie de la population, toujours la même ; lorsque l’on fait de cette méfiance non un sentiment intime qui conduit à la vigilance, mais, par une inversion du raisonnement, un argument qui renforce cette méfiance et qu’on brandit en public, haut et fort. Puis, on « vous » demande de prouver que vous n’êtes pas ce que l’on a pensé ou décidé que vous étiez. « Vous » êtes sommés de dire « Not in my name », tout le temps, ou presque.
Mais Mouloud, toi aussi, tu es un peu coupable. Tu étais un peu coupable, puis-je écrire, je crois, désormais. Je veux parler de ce que j’appellerais une application à géométrie variable du scepticisme. Lorsque tu me disais que tu n’étais personne pour juger de la sincérité d’une profession de foi, tu faisais un usage partiel et partisan des outils de la pensée. Il est vrai qu’on ne peut jamais savoir ce que les gens pensent en leur for intérieur. Mais si tu considères prudent de douter de tout, de ne jamais déduire des comportements les pensées intimes, alors, il faut le faire partout et toujours et ne pas réserver cette bienveillance extrême à une seule catégorie de la population. Le biologiste anglais Dawkins se moquait des relativistes radicaux qui affirment que la science est une production sociale en disant : « Montrez-moi un relativiste à 30.000 pieds et je vous montrerai un hypocrite ! »88. Pardonne-moi, Mouloud, mais je pense qu’il y a une forme de déloyauté intellectuelle à douter de l’islamité des chiites parce qu’ils se flagellent et à ne pas le faire au sujet des sunnites de Daech en dépit du fait qu’ils tuent, violent et pillent… Plus généralement, il y a une forme de déloyauté à réserver à l’énoncé de la profession de foi musulmane une sorte de privilège exorbitant du droit commun89, comme si cet énoncé seul devait échapper au scepticisme90. On pourrait douter de la sincérité de toutes les paroles qui sortent de la bouche d’un homme (ou d’une femme) sauf de celles-là ?
Mais je voudrais aller un peu plus loin dans ma démonstration. Je voudrais te prouver que tu n’es pas obligé de renoncer à ta foi pour dire que les membres de Daech ne sont pas tes frères. Mon but ici, en parlant avec toi, n’est pas de te faire perdre la foi, mais de te convaincre que tu peux la garder tout en rompant le lien de fraternité islamique dont tu croyais qu’il te liait aux membres de Daech.
Je crois que l’interprétation que tu as faite de l’apologue du petit fils du Prophète est une façon facile d’éviter de prendre tes responsabilités. L’apparente modestie qui consiste à se faire tout petit en disant « qui suis-je pour les juger ? » m’apparaît surtout comme une façon de ne pas assumer ta responsabilité de citoyen, celle qui consiste à réprouver des comportements barbares ou à tout le moins à rejeter toute fraternité avec ceux qui les ont. Pour pouvoir récuser l’attitude que tu avais adoptée sans pour autant exiger de toi l’abandon de ta religion, je dois 1. trouver à cet apologue une interprétation différente de celle que tu lui as donnée et 2. cette interprétation doit être conforme aux enseignements de l’Islam. Ce qui m’importe, encore une fois, n’est pas de te faire abandonner ta religion, mais de t’amener à adopter une position plus conforme à l’idée que je me fais de la fraternité. Je sais que tu as changé de position. Mais je voudrais quand-même aller jusqu’au bout de mon raisonnement pour savoir s’il te paraît acceptable. Je voudrais aussi que tu me dises pour quelles raisons tu as changé d’avis. J’ai retenu ta volonté de ne pas t’en remettre aux interprétations diverses que l’on peut entendre, mais, au contraire, d’asseoir sur les textes et, j’imagine, sur des raisonnements rigoureux, ta position. Je voudrais donc savoir, concrètement, quels arguments t’ont fait changer d’avis et, aussi, ce que tu penses du raisonnement que je vais exposer. Le fait que ce que je vais te dire provienne de quelqu’un dont on supposera qu’il n’est pas musulman ajoute une question à notre débat : une interprétation d’un texte religieux doit-elle être issue d’un croyant pour qu’elle puisse être reçue par un croyant91 ? Rappelons, pour ceux qui nous lisent, que l’échange concernant mes croyances personnelles. Tu as dit, en préambule d’une affirmation, je ne sais plus laquelle : « Vous, qui n’êtes pas musulman,… ». Je t’ai coupé : « Ah, ça, tu n’en sais rien ! ». Tu as ri et, beau joueur, tu en as convenu. Mais, tu as répliqué : « Au moins, je sais que vous n’êtes pas chiite ». Ce fut à moi, alors, de t’accorder le point, car, en effet, pour indiquer mon ignorance des subtilités du chiisme, j’avais dit au début de notre conversation : « je ne suis pas chiite, mais… ». Permets-moi, avec un peu de mauvaise foi, d’essayer de me rattraper : mon énoncé découlait de la position rhétorique que j’avais adoptée dans le cadre de notre controverse. Bon, je sais, c’est faible et j’aurais mieux fait de m’exprimer autrement. Mais revenons à nos moutons. Laissons de côté la question de savoir si l’interprétation de quelqu’un qui pourrait ne pas être musulman peut être reçue par un musulman. Je suis sûr que ce que je vais te dire peut être soutenu par un musulman. Il suffirait donc qu’on dise : « Imaginons, Mouloud, qu’un musulman te dise… » Ou, alors, imaginons que je fasse la profession de foi des musulmans, est-ce que du coup ce que je dis deviendra recevable (dans l’hypothèse dont on parlait où 1. je ne suis pas musulman maintenant et 2. un musulman ne peut accepter une interprétation provenant d’un non-musulman) ? Si je ne suis pas musulman, il pourrait m’indifférer de prononcer ces paroles et, en le faisant, je te mettrais dans l’embarras, coincé, comme tu le serais, entre l’obligation de ne pas juger ce qu’il y a au fond de mon cœur et ce que te dit la raison, à savoir qu’il semble extrêmement improbable que monsieur Nowenstein soit musulman… Figure-toi que quand tu me parlais des devoirs particuliers que tu avais à l’égard de ceux que tu appelais des frères et de ceux que tu avais à mon égard, je me suis demandé in petto : « mais tiens, qu’est qu’il se passerait si tout d’un coup je prononçais cette profession de foi ? Mouloud serait-il désormais contraint de voir en moi un frère ? » Je ne l’ai pas fait, je n’ai pas prononcé ces mots qui sont pour toi si chargés de sens, par respect pour ce qu’ils représentent pour toi (je suis toujours dans l’hypothèse assez vraisemblable où je ne suis pas musulman non chiite), mais je trouve qu’il s’agit d’une question intéressante : qu’est-ce qui se passe quand quelqu’un prononce ta profession de foi, par, disons, dérision ?
Mais, bon, Mouloud, je reviens à mon interprétation de ton apologue. En fait, à la réflexion, je ne sais pas si j’ai une interprétation à te proposer. En réalité, je peux me contenter de bien moins. Je peux me contenter de bien moins, puisque ce que je veux, c’est récuser l’aspect de ton interprétation qui t’empêche de dire que les gens de Daech ne sont pas musulmans. Il suffirait, me semble-t-il, de dire que l’apologue te commande de ne pas tuer quelqu’un de Daech, mais qu’il ne te commande pas de ne pas juger ses actes comme contraires à l’idée que tu te fais de l’Islam. Tu pourrais me dire (me l’as tu dit?) : « Mais, exclure quelqu’un de l’oumma est pire que de le tuer ! ». Peut-être. Mais tu dois être modeste : ton jugement, ton anathème, ne suffit pas à exclure quelqu’un de la communauté des musulmans. Si tu te trompes, pas de souci, Allah, qui sait tout, agira comme de justice. Ton jugement, il n’a d’effet qu’ici-bas, n’est-ce pas ? Ou faut-il imaginer qu’il soit susceptible de véritablement envoyer quelqu’un en enfer ? Si tu admets que ce n’est pas le cas, la seule conséquence de tes paroles pour le combattant de Daech, c’est que cela peut l’attrister qu’un musulman l’exclue de l’oumma. Il est vrai que cela m’a, moi, un peu chagriné de sentir que tu m’excluais, pour ainsi dire, de la fraternité. Mais, je dois t’avouer que ce sentiment est resté limité et ne m’a pas déstabilisé au-delà de faire naître le désir de t’écrire cette lettre. Et puis, je tiens les combattants de Daech pour un peu moins sensibles que moi. Franchement, tes scrupules me paraissent un peu excessifs. Mais revenons à notre apologue : qu’il ne faille pas tuer quelqu’un à la merci de sa lame et qui ne peut plus rien contre soi, c’est quelque chose avec quoi je ne peux qu’être d’accord. Mais comment passe-t-on de cet énoncé élémentaire et sans doute commun à la plupart des cultures humaines à celui qui permet de ne pas prendre parti au point de faire d’un criminel son frère ?
Il y a, me semble-t-il, une autre façon de récuser ta conclusion. La proclamation de foi musulmane devait arrêter la lame du petit fils du Prophète. Or, l’oreille humaine est imparfaite ; elle peut ne pas entendre une proclamation de foi exprimée à une voix trop basse ou cachée par la fureur du combat. On ne peut donc savoir si quelqu’un qu’on s’apprête à tuer n’a pas fait cette proclamation. Par conséquent, il ne faut jamais tuer autrui, tout homme est ton frère en puissance et peut-être en acte. L’apologue ne protège pas seulement les musulmans connus de celui qui brandit une arme, mais aussi tous ceux dont la foi pourrait être inconnue de celui qui s’apprête à mettre fin à leur vie. Une autre formulation de cet argument consiste à penser qu’un musulman pourrait refuser d’instrumentaliser sa foi pour protéger sa vie. Étant donné que tout être humain est un musulman possible, ton apologue protège tous les êtres humains.
Je crois que cet apologue invite à ne pas commettre l’irréversible et l’irréparable. Ton jugement sur un membre de Daech, y compris celui qui l’exclurait de l’oumma telle que tu la conçois, n’est pas irréversible, puisque tu peux en changer et il est, ce qui est plus important, indifférent aux yeux d’Allah, seul juge véritable, à moins que tu ne tombes dans l’hubris de croire qu’Allah, avant de prendre ses décisions, se demande ce que Mouloud en pense. En fait, à bien y réfléchir, ton apologue renforce ma position plutôt que la tienne (celle que tu avais, je veux dire ; pardonne-moi, mais je te livre les pensées qui me sont venues à l’esprit après notre discussion, avant donc de savoir que tu avais changé d’opinion). Si l’apologue veut dire qu’un bon musulman ne doit pas ôter la vie d’un autre musulman, alors même qu’il peut avoir des doutes fondés sur la sincérité d’une conversion qui semble dictée par le désir d’échapper à la mort, il faut bien conclure que les gens de Daech ne sont pas de bons musulmans… Mais il est vrai que je te demande davantage : je t’invite à considérer qu’ils ne sont pas musulmans, ce qui est, il est vrai, aller plus loin. En fait, je te demande encore plus : je t’invite à me dire qu’ils ne sont pas musulmans. Mais le verbe inviter est important ici. Je n’exige pas de toi que tu dises qu’ils ne sont pas musulmans. Je t’invite à le considérer parce que je pense que c’est là une opération légitime et qu’elle peut te permettre d’adopter une position plus en accord avec ce que je crois être tes sentiments et tes convictions. Je pense que c’est une opération légitime dans le sens où chacun a le droit de se donner l’identité qu’il veut en prenant, pour la définir, les éléments de son choix dans le monde extérieur. L’identité sera ensuite plus ou moins acceptable, l’opération plus ou moins crédible. Que quelqu’un dise je suis nazi et je retiens de Hitler sa politique de relance de l’économie allemande me donnerait des haut-le-cœur et me paraîtrait d’une hypocrisie absolue. En revanche, que quelqu’un se dise croyant (musulman, juif, chrétien…) tout en ayant une définition de sa foi qui en fait un instrument de paix ne me choque pas car, d’une part, il y a dans les corpus doctrinaux de ces religions de quoi asseoir une attitude de tolérance et, d’autre part, la réalité m’offre des exemples nombreux de personnes se réclamant de ces religions qui se montrent humaines, bienveillantes et tolérantes. Il ne s’agit certainement pas d’oublier les horreurs qui ont été faites au nom de ces religions, il ne s’agit pas non plus d’ignorer les appels au meurtre qu’elles contiennent, mais de laisser la liberté à chacun de définir l’héritage qu’il veut recevoir en soi, en tant que foi ou en tant qu’identité. Je me rappelle une interview de Philippe Séguin qui, dans mon souvenir, disait retenir dans l’histoire de France ce fil rouge qui allait de Jeanne d’Arc jusqu’à, je ne sais plus, disons, Jean Moulin et qui était, pardonne-moi encore, j’ai aussi oublié, celui, disons, de la liberté. Bien évidemment, il ne s’agit pas de dire que la France a toujours été vertueuse ou toujours le phare de la liberté. Le propos de Séguin ne reflète pas une vérité historique, mais une volonté de se définir et de définir son pays. En l’occurrence, c’était une façon de rejeter hors de la tradition française Le Pen et le Front National. J’avais lu cela non comme un mensonge sur le passé mais comme un appel à être des gens bien, humains et tolérants. Pour moi, il ne s’agissait pas de dire ce que la France avait été, mais ce que Séguin aurait voulu qu’elle fût et, par cette évocation d’un passé mythique et perçu comme tel, de dire ce qu’il voudrait que la France soit. Lorsque, après les attentats, tant de gens disaient qu’on ne pouvait pas dire que l’islam n’était pas « ça », on mélangeait deux énoncés différents : celui qui consiste à expulser et exclure ces comportements de ce que l’on définit comme Islam, à l’instar de l’imam de Drancy qui qualifiait de Satans92 les terroristes, et celui qui nierait toute relation factuelle entre les attentats et la religion des terroristes. Refuser la possibilité aux musulmans de définir leur foi intime et leur doctrine religieuse en les termes qu’il veulent pour ensuite établir un lien indissoluble, éternel et impardonnable, entre eux et les terroristes est aussi juste que de ramener la France, toute la France, aux crimes commis en Algérie, tous les juifs à ceux commis en Palestine ou tous les États-uniens à ceux commis en Irak, le communisme à Staline, etc, etc.
Mais je me permets d’insister sur un point. Il ne s’agit pas de nier l’évidence : les gens de Daech sont musulmans, au sens où il se réclament de cette religion. Il ne s’agit certainement pas de nier cela. La question, pour moi, c’est comment tu peux être musulman tout en rejetant toute fraternité avec eux. Et je crois, vois-tu, que la difficulté provient de l’une de tes premières affirmations : en Islam, il n’y a pas de courants. En fait, si tu voulais bien admettre qu’il y a plusieurs façons d’être musulman, tu ne serais pas confronté au choix difficile de devoir décréter que tel ou tel n’est pas musulman. Tu pourrais dire : ma façon de voir l’Islam est celle-ci, mais il y en a d’autres. Certaines de ces façons de se réclamer de l’islam sont même criminelles, mais, comme ces manières-là de vivre l’islam ne sont pas les miennes, je n’ai pas à me justifier. Je crois qu’en refusant l’idée d’une multiplicité de traditions islamiques, tu t’enfermes dans un choix impossible entre devoir traiter tout sunnite en frère et la répulsion que t’inspirent les actes de Daech.
Permets-moi de me répéter : ce que j’ai envie de faire ici, c’est de chercher avec toi une solution minimaliste aux contradictions dans lesquelles tu m’as semblé te trouver. J’agis comme ça parce que mon but n’est pas, comme je te l’ai déjà dit, de te faire perdre ta foi, mais de te permettre de surmonter certaines contradictions entre ta façon de l’interpréter et des exigences morales qui s’imposent à toi en tant qu’être humain. Il y a aussi une autre raison : je trouve qu’il s’agit d’une question intellectuellement intéressante que de chercher à savoir dans quelles conditions une religion est compatible avec la fraternité et dans quelles conditions elle cesse de l’être. Déclarer qu’une religion est incompatible93 avec les valeurs de la République ou avec la démocratie, comme le fit Estrosi, et aller puiser ses arguments dans une interprétation tout à fait particulière de celle-ci, est déloyal. En outre, il me paraît intellectuellement peu élégant de sortir le bazooka pour tirer sur une religion et sur toutes ses interprétations possibles, alors qu’on peut résoudre le problème de façon plus sobre. Enfin, il y a une motivation pratique ou plutôt directement professionnelle : j’ai pour mission, aux termes de l’article L111-1 du code de l’éducation, de faire partager les valeurs de la République ; la fraternité est, me semble-t-il, l’une d’elles. En même temps, j’ai une obligation de neutralité. Je trouve, par conséquent, que si je peux œuvrer à transmettre la valeur républicaine de fraternité en m’abstenant de critiquer l’islam ou telle ou telle conception de l’islam, c’est mieux que de le faire en le critiquant. Étant donné que la discussion que j’ai eue avec toi, qui n’es plus mon élève, je pourrais l’avoir, en des termes assez proches, avec un élève, je trouve qu’il est de mon devoir de réfléchir à ces questions. Ce que je veux dire, Mouloud, c’est que c’est quand-même compliqué si je ne peux pas faire partager les valeurs républicaines sans attaquer une religion, puisque la République garantit la liberté de conscience et de culte et que, si je peux attaquer les religions lorsque je n’exerce pas mes fonctions, je dois être beaucoup plus prudent lorsque j’enseigne, notamment parce que, du fait de leur obligation d’assiduité, mes élèves n’ont pas la possibilité de se soustraire à mes paroles, comme ils peuvent le faire en dehors de l’école.
Mais, pour tout te dire, la solution « l’islam n’est pas ça », même si elle est légitime quand elle sert à exprimer une approche subjective, ne me paraît pas la meilleure. D’une part parce qu’elle doit s’accompagner d’un énoncé qui la complète, mais aussi, la contredit. Ce complément, c’est celui du fait que l’on ne peut nier que, pour beaucoup de croyants et dans un certain nombre de pays, l’islam est, prima facie, comme on dit, bien ça, une attitude violente, antidémocratique et d’oppression, notamment à l’égard des femmes. La position que je t’ai suggérée jusqu’à maintenant revient à dire : l’islam n’est pas ça, ceux qui se réclament de l’islam pour commettre des actes barbares ne sont pas musulmans. Le problème, bien sûr, c’est qu’on ne peut pas faire fi de ceux qui disent que le vrai islam, c’est le leur et que tu es un mécréant qu’il serait légitime de tuer. Un collègue musulman me disait : « ce que les gens qui font un seul et unique bloc de l’islam ne comprennent pas, c’est que ces fanatiques, ils nous tueraient s’ils le pouvaient, ma femme, moi, ma famille, au nom de l’islam… ». Je crois que le fait de définir subjectivement le périmètre du vrai islam et de décréter que ceux qui se situent au dehors ne sont pas musulmans comporte de véritables difficultés. J’ai adopté cette démarche parce que tu avais affirmé qu’il n’y avait pas d’écoles en islam et pour voir jusqu’où elle pouvait nous conduire94. Mais je pense que la meilleure solution réside dans une autre observation de ce collègue dont je te parlais : « les gens ne voient pas notre diversité ». Je crois que la solution réside dans cette diversité. Si tu en prends acte, tu ne seras plus obligé de prononcer des oukases et des exclusions.
Du reste, ces exclusions sont, me semble-t-il, relativement faciles lorsqu’on parle des gens de Daech, mais on voit vite les limites de la démarche lorsque l’on a affaire à des différences inoffensives d’interprétation et non à des sujets qui commettent des crimes barbares. L’avantage de dire : « les interprétations de l’islam sont multiples » provient aussi du fait que tu ne t’enfermes pas dans une alternative biunivoque du tout ou rien, du « frère » auquel te lie une solidarité islamique indissoluble quelle que soit l’horreur que t’inspirent ses actes et l’Autre, le non-musulman ou le mauvais musulman.
Je t’ai parlé plus haut du sentiment de tristesse que j’ai éprouvé après notre discussion et qui provenait surtout, à mon sens, du fait que je l’avais vécue comme une défaite de la fraternité. Je trouve qu’enseigner est souvent difficile et parfois je m’interroge sur la suite de mon activité professionnelle, comme je te le disais plus haut. Mais je crois que la motivation la plus élevée qui me retient -il y en a d’autres : la sécurité de l’emploi, les vacances, la possibilité d’organiser mon travail comme je l’entends ; mais je parle ici de sentiments élevés- est celui de la fraternité. Je crois que si je n’étais plus prof, ce qui me manquerait le plus, ce serait ce sentiment de fraternité. Je suis reconnaissant à l’institution scolaire de me fournir un cadre dans lequel j’éprouve tous les jours la fraternité humaine. Si tu jettes un coup d’œil à mon blog, tu pourras voir que je me montre souvent virulent. J’attaque des gens. Certes, je ne m’en prends pas à eux en tant que personnes, mais je suis conscient d’avoir blessé des gens. Je suis donc content que, à côté des combats que je mène, il puisse y avoir dans ma vie un espace comme celui de l’École que je vis comme celui de la fraternité. Ce sentiment de fraternité provient du fait que, dans l’exercice de mes fonctions, je n’attaquerai jamais un élève95, que tout ce que je fais est orienté vers la transmission de connaissances et la volonté de faire partager des valeurs républicaines. En cours, parce que les élèves, comme je te le disais plus haut, ne peuvent pas échapper à ma parole, je me dois d’être parfaitement respectueux. En cours, je ne dois pas choquer, même si le monde est choquant. Ce sentiment de fraternité qui découle de la façon dont je conçois ma mission s’étend aux familles. Lorsque je reçois des parents, je ne pense pas à leurs options politiques. Tout ce qui m’intéresse, c’est que nous œuvrions à ce que l’élève comprenne et apprenne. Je vois l’École comme une sorte de trêve olympique pendant laquelle tout le monde se parle. Même si j’apprenais que tel ou tel parent tient des propos désobligeants à mon égard, pendant l’entretien, je ne penserais qu’au parcours scolaire de mon élève. Je n’essaye pas de te convaincre que je suis exemplaire, j’essaye de te dire ce que je cherche à être et aussi à te dire pourquoi cela ne me pèse pas de recevoir un parent dont je détesterais les positions politiques96. En t’écrivant, je pense à ce que disait un gynécologue : « la plus ravissante des créatures, une fois dans mon cabinet, ne sera jamais qu’une patiente à soigner ». Je trouve ça fondamental, qu’il y ait des endroits où, à l’instar de ce gynécologue dont les pulsions sexuelles disparaissent, les gens laissent de côté l’affrontement pour œuvrer à quelque chose de bien. L’école n’est pas ça ? L’école n’est pas que ça ? Elle est aussi lieu de violence voir d’humiliation des élèves, pour reprendre le titre du livre de Pierre Merle97 ? Bien entendu. Je suis, du reste, maintenant, moi, dans la position de celui qui dit « X -l’école, l’islam, le communisme, le capitalisme, l’art, ou tout ce qu’on veut- n’est pas ça ». Mais je trouve que je suis cohérent, puisque je te dis ce que l’École, « mon » école, est pour moi et ce, dans l’optique de t’expliquer en quoi elle a partie liée, pour moi, avec la fraternité et en quoi la conversation que nous avons eue m’avait attristé, puisqu’elle affaiblissait ce sentiment de fraternité qui est si important pour moi. J’ajoute que mon attachement à l’école ne m’empêche pas de la critiquer avec virulence, notamment lorsque je trouve qu’elle faillit à ses obligations les plus hautes, lorsque, par exemple, elle se fait complice de la ségrégation sociale et économique, en violant ses propres valeurs fondamentales98.
Mais, Mouloud, notre conversation n’a pas eu pour effet uniquement de m’attrister. Elle me fit plaisir aussi. Je vais essayer de te dire pourquoi.
Je crois que la première raison de ce sentiment de satisfaction provenait simplement du fait que notre conversation avait eu lieu. Il me semblait que notre volonté partagée de nous expliquer nos points de vue était déjà une sorte de démenti à ce sentiment de rupture de la fraternité. Que deux personnes qui n’en sont pas obligées se parlent requiert et implique la fraternité. Que nous ayons été capables, et toi et moi, malgré nos différences, de nous séparer en de bons termes, préoccupés peut-être, mais toujours « frères humains », me paraît fondamental et précieux. Je crois qu’on peut -presque- tout se dire dès lors que l’on a cette assurance que, quels que soient les différents, on ne perdra jamais de vue l’humanité de l’autre et que cet autre agira de même avec soi. Tes propos mettaient en cause quelque chose de très important pour moi, je te l’ai déjà dit. Et, en même temps, ta cordialité et ta gêne faisaient que je ne tirerais pas toutes les conséquences logiques de ce que tu me disais. Je crois que c’est là quelque chose d’important : chaque énoncé que nous émettons recèle de nombreuses possibilités d’interprétation et je crois qu’il est important de ne pas choisir sans motif celle qui fait de son adversaire un ennemi et de l’ennemi un monstre99. C’est d’ailleurs ce que je reproche à certains exégètes inspirés et -volontairement ?- myopes de l’islam, qui vont te sortir la petite phrase qui tue et qui prouve définitivement tout ce qu’on veut ; mais qui appliqueront, ces exégètes, ce mode particulier d’argumentation de façon discrétionnaire, comme cela les arrange et, surtout, dans les domaines qui les arrangent.
Je crois que l’autre chose qui m’a fait plaisir, c’est que nous ayons pu parler en nous référant au récit de Borges «El evangelio según Marcos »100, que nous avons étudié en classe. Je vois la littérature, entre autres choses, comme un espace de rencontre entre les gens. Lire un récit, puis en parler, permet souvent d’enrichir sa pensée et, plus important, pour ce qui nous occupe ici, de se parler. La littérature, une certaine littérature, du moins, peut fournir un lieu neutre où l’on peut se parler de façon contrôlée, en ne dévoilant de soi que ce que l’on veut bien dévoiler, ce qui peut permettre, justement, d’aller plus loin que lorsque l’on est contraint de dévoiler ses véritables croyances ou positions. Il me semble que le fait que nous puissions parler en nous référant à Borges est aussi une façon de mettre en œuvre la fraternité. D’ailleurs, cette année-ci, ceux qui t’ont succédé dans mes classes ont étudié deux textes, l’un de Borges, l’autre de Vargas Llosa, où les écrivains citent le même livre, le roman Moby Dick, pour défendre et illustrer l’idée d’une universalité de l’art.
Mais je dois dire, puisque cette lettre n’est pas que pour toi, pourquoi nous avons parlé, toi et moi, du récit de Borges.
Dans cette nouvelle, tu t’en souvenais bien, le protagoniste, Baltasar Espinosa se retrouve coupé du monde, en raison d’une inondation, dans une ferme perdue dans la pampa. Il est en compagnie des Gutres, une famille dont l’isolement dure depuis des générations. Pour passer le temps, Baltasar Espinosa lit aux Gutres des passages de la Bible, l’un des rares livres qu’il y a dans la ferme. Les Gutres font une interprétation à eux de ce qu’ils entendent. Ils en viennent à voir en Baltasar Espinosa le Christ. Ils le crucifient. L’isolement des Gutres les avait coupés de toute interprétation raisonnable des textes religieux101.
J’avais fait le rapprochement avec nos terroristes qui, coupés de leurs semblables et isolés dans des îles virtuelles reliées à d’autres îles par leurs ordinateurs, noyaient leur raison dans des interprétations aussi délirantes102 du Coran que celles que les Gutres faisaient de la Bible. Le souci, avec les Gutres, c’était qu’ils ne comprenaient pas qu’il fallait lire la Bible comme une fiction et non comme le mode d’emploi d’un mécanisme permettant de faire baisser le niveau des eaux. Sevrés, depuis des générations, de littérature ou de fiction, tout leur paraissait aussi vrai que les bêtes qu’il fallait sauver de l’inondation, les oiseaux du ciel ou l’incertaine géographie d’une plaine sans limites. La fréquentation de la fiction, ai-je suggéré, permet de détecter comme fiction ce qui en relève et de le traiter comme tel. Je donne au mot fiction ici non pas le sens de ce qui est faux, mais celui d’un ensemble d’énoncés dont la signification se dévoile dans l’acte de la lecture, laquelle ne peut donc qu’être multiple, et qui évoque des faits dont on ne vérifie pas l’exactitude. En ce sens la religion en relève103. Le corollaire de voir ainsi cette vaste catégorie d’énoncés, que je range sous le vocable de fiction, comme fondamentalement porteurs d’une pluralité de sens, c’est qu’ils ne sauraient déterminer nos vies de façon absolue. Appliquée aux religions, cette façon de faire nous conduit à confronter leurs enseignements au réel et à des principes d’humanité dont ils ne peuvent qu’être porteurs, car toutes les grandes religions comportent des principes de paix et d’humanité (mais aussi de graines de haine qui les contredisent). Concrètement, cela signifie que quand bien même un texte sacré appellerait au meurtre, cette injonction ne saurait déterminer seule la conduite des croyants car 1. il se peut que cet appel au meurtre soit une image susceptible d’autres interprétations, 2. il se peut que cet appel au meurtre soit en contradiction avec d’autres principes portés par le texte sacré et 3. il se peut que la personne visée par l’appel au meurtre ne soit pas celle que l’exégète croit. Dans l’embarras, ou dans le doute, la solution la plus charitable et la moins irréversible doit prévaloir, celle qui conduit à épargner son ennemi (c’est, d’ailleurs, le sens que je donne à ton apologue : dans le doute, épargne ton ennemi). La question, dont nous parlerons sans doute plus tard104, est aussi de savoir si ta religion contient ou non des règles d’interprétation. L’interprétation que tu faisais de l’apologue dont on a parlé, était-elle celle de Mouloud ou était-elle la seule possible du fait de l’existence d’une règle d’interprétation inscrite dans le Coran qui proscrirait toute autre interprétation que celle que tu en as donné ? Tu le devines, je préfère la première option. La deuxième laisse peu de place à la fraternité. Comment celle-ci pourrait-elle exister entre croyants et non croyants s’il y avait, comme prérequis nécessaire à toute discussion, l’adoption de règles d’argumentation contraignant le raisonnement à tel point que la multiplicité de sens possibles se réduirait à un seul ? Mais parlons de cela plus tard. Juste une chose, avant de revenir à Borges. Je me dis, pendant que je t’écris, que cette nécessité que je pose de voir tout texte comme susceptible d’interprétations différentes doit, en retour, appeler les critiques de l’islam ou de toute autre religion à ne pas l’enfermer dans la lecture qu’eux font de tel ou tel passage : il ne se déduit pas du verset 2.193 du Coran que tous les musulmans veulent nous imposer la charia. Quand je t’écris, je pense à quelqu’un, une amie, qui brandissait justement le fameux verset 2.193 (« Combattez-les sans répit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de subversion et que le culte soit rendu uniquement à Allah. ») comme un argument définitif devant démontrer la volonté de tout musulman de nous imposer la charia. Si « vous » nous dites le contraire, semble-t-on vous dire, c’est que soit vous feignez, soit vous êtes de mauvais musulmans, puisque vous n’appliquez pas l’interprétation de mon amie105 , qu’elle juge seule possible. Je crois qu’islamistes et islamophobes partagent la même approche faussement littéraliste du Coran. Ils dégagent un sens, celui qu’ils veulent, et réduisent le monde et les musulmans à leur précipité d’aveuglement et d’ignorance106.
Mais revenons à Borges et aux considérations que nous avons faites lorsque nous l’avons lu par le prisme de la notion de mythe. Il n’est pas absurde de penser que toute société fait appel à des mythes, fondateurs ou structurants. Un mythe serait une croyance sur laquelle on ne s’interroge pas, quelque chose à quoi on décide de croire. Ils produisent, un peu comme je le disais plus haut pour la littérature, un espace commun, voire un opérateur qui facilite ou même rend possible la fraternité. Mais il arrive que les mythes nous échappent, qu’ils deviennent autonomes et que l’ordre des choses s’inverse. Les mythes cessent alors de nous servir de ciment social et nous devenons, à notre tour, leurs servants. Devenus buts en soi, minotaures qui exigent leur tribut de sang, ils nous manipulent pour faire de nos vies leur nourriture.
Si l’on considère que dans l’histoire de l’humanité le mythe a été indissociable de la condition humaine107, il peut être judicieux de l’apprivoiser, plutôt que de vainement vouloir l’éradiquer… Je vous ai alors proposé cette idée que la fréquentation assidue de la littérature pouvait nous apprendre le bon usage du mythe, à entrer en lui et à en sortir. À reconnaître aussi les traits du mythe dans les récits qui nous parviennent. En somme, pour suivre Coleridge, à suspendre l’incrédulité, mais momentanément, en gardant donc la capacité de sortir de la fiction parce qu’on a gardé le souvenir que l’on y est entré, que l’on a ouvert le livre et que ce qui se déroule devant nos yeux n’est pas le réel, mais un réel ou un irréel que nos cerveaux configurent et que nous acceptons, un temps, d’endosser. Est-ce que tu te souviens que je vous avais parlé de Coleridge et de sa phrase célèbre selon laquelle la littérature requérait la suspension momentanée de l’incrédulité108 ? Je vous avais demandé si le mythe ne requérait pas la suspension indéfinie de l’incrédulité109. On pourrait remplacer mythe par religion110 .
Mais il fallait relativiser, bien entendu, nuancer. Nous l’avons fait pendant le cours, mais je ne me rappelle pas exactement ce qui fut alors dit. Laisse-moi te parler d’une autre lecture avant d’introduire cette nuance dans ce qui serait un si beau tableau, celui de la littérature sauvant le monde ou, à tout le moins, celui de la littérature comme vaccin contre le fanatisme.
Quand, il y a trois ans, les programmes de lv2 ont intégré la notion de progrès, je me suis dit qu’il était temps de lire l’ouvrage de Pinker « The better angels of our nature111 », qui tente d’expliquer la baisse de la violence sur le long terme dans le monde. Je vais résumer en deux mots l’une des thèses d’un livre de plus de 500 pages : la fiction permet de se mettre à la place de l’autre, se mettre à la place de l’autre rend plus difficile de le tuer, ergo : la diffusion de la fiction a contribué à la baisse de la violence dans le monde. (On peut, d’ailleurs, retrouver un peu cette idée dans les positions de Borges et de Vargas Llosa dont je t’ai parlé plus haut). Cette thèse, je la trouve intéressante mais problématique. Elle est problématique parce que les exemples ne manquent pas de fictions qui sont des appels à la haine ou qui donnent un quitus moral à ceux qui l’exercent. Je pense, par exemple, à cet écrivain français, Lartéguy, qui glorifie, dans « Les Centurions » les parachutistes français qui ont sévi en Algérie. Vendu à plus d’un million d’exemplaires, ce livre allait devenir, explique Muriel Robin dans « Escadrons de la mort, l’école française »112, le livre de chevet des militaires argentins qui ont appliqué dans mon pays les techniques développées par l’armée française en Algérie. « Les Centurions » a, aussi, inspiré le général états-unien David Petraus dans la stratégie qu’il a mise en place en Irak113. Il est donc aisé de trouver des exemples qui montrent que cette belle théorie, celle qui voit dans la pratique de la fréquentation de la fiction un mécanisme qui permet de se mettre à la place de l’autre et qui rend par conséquent plus difficile de le tuer, est loin de répondre à toutes les formes que prend la littérature. Lorsque j’ai lu Pinker, je lui ai fait, mentalement, cette objection dont je viens de te parler. Je lui ai aussi opposé le récit de Borges114. Je me suis dit alors que, pour que la théorie de Pinker que je viens rapidement de t’exposer soit moins fausse, il fallait en restreindre la portée. Je voyais deux démarches, qui ne s’excluent pas : substituer au mot « fiction », les mots « fiction qui n’incite pas à la haine » ; remplacer par « lecture ouverte, raisonnée et argumentée » le mot « lecture ». Pinker observe -je crois que c’est chez lui que j’ai lu ce que je vais te dire, mais je n’en suis pas sûr- que les histoires pour enfants ont perdu de leur violence, se sont adoucies. Il se pourrait qu’on ait ainsi un cercle vertueux : la violence baisse, les récits s’adoucissent, l’empathie s’accroît, etc, etc, sans qu’il soit nécessaire d’identifier une cause première. En tout cas, il me semble que la première opération, celle qui consiste à exclure de la littérature (ou de la littérature qui contribue à la diminution de la violence et par conséquent au progrès) la littérature de haine est assez claire et n’appelle pas d’explication supplémentaire. Il me semble, en revanche, que l’expression « lecture ouverte, raisonnée et argumentée » demande à être précisée.
Prenons le cas des Gutres qui crucifient le malheureux Baltasar Espinosa. Ils ne savent pas lire, au sens où ils sont incapables de déchiffrer l’écriture, mais ils ne savent pas lire aussi dans le sens où ils ne savent pas ce qu’il faut faire d’une fiction et dans le sens également qu’ils ne sont pas capables à strictement parler d’identifier une fiction. Bien entendu, les Gutres sont une invention littéraire et ils représentent un cas extrême et pur, mais ils nous aident à raisonner et nous permettront, après, et avec prudence, de transposer nos conclusions dans le monde réel. L’idée, pour revenir à la thèse de Pinker et à la restriction de son étendue que j’envisage, c’est de dire qu’il ne suffit pas de lire dans son coin, mais qu’il faut aussi confronter les lectures (c’est-à-dire, les interprétations) pour pouvoir exclure celles qui sont absurdes ou criminelles. Il ne suffit pas de lire, il faut aussi interpréter et confronter son interprétation à celle de ses frères humains et aux principes moraux et généraux que nous adoptons et qui règlent -ou dont nous voudrions qu’ils règlent- notre conduite. Des deux opérations que je t’ai suggérées, restreindre le sens du mot « littérature » ou celui du mot « lecture », c’est cette dernière que je préfère. L’avantage de restreindre la théorie de Pinker du côté de la lecture plutôt que du côté de ce qui mérite d’être désigné sous le nom de littérature est, me semble-t-il, double. D’une part, on évite de restreindre l’ensemble de la création par des critères moraux et non esthétiques : si on est certain que l’on va savoir lire, on peut tout lire. D’autre part, on se prémunit contre les interprétations délirantes qui peuvent toujours survenir, le plus innocent des récits étant toujours susceptible de donner naissance à d’étranges interprétations. Pour moi, l’école -mon école, comme tu peux dire, si tu le souhaites, mon islam– doit être un lieu où l’on apprend justement à lire, c’est-à-dire, où l’on apprend à élaguer dans les interprétations infinies que notre cerveau nous propose d’un texte pour ne retenir que celles qui sont acceptables ou, à tout le moins, pour étiqueter comme telles celles qui ne le sont pas. Du coup, cela me déplaît, lorsque l’on donne L’INTERPRÉTATION d’un texte, la seule, l’unique, en oubliant qu’un texte n’est pas un sens, mais un déclencheur d’une pluralité de sens115. Car, pour pouvoir faire ce travail d’élagage, encore faut-il avoir laissé émerger les sens qu’il faudra après soumettre à la raison116 (bon, je simplifie, c’est évidemment moins chronologique, car c’est la raison aussi qui fait naître les lectures, mais je ne vais pas en faire toute une note).
Je crois que les Gutres sont comme les Kouachi et les Coulibaly, des êtres qui n’ont jamais appris à lire, des êtres qui ne savent pas que la seule façon humaine de lire le Coran ou n’importe quel texte religieux est de le faire avec les mêmes outils que l’on déploie devant une fiction117. Cette affirmation n’équivaut pas à nier l’origine divine du Coran, question sur laquelle je ne me prononce pas, mais à affirmer que le sens littéral du Coran n’est pas accessible à un esprit humain118 et que ceux qui se réclament d’une lecture littérale du Coran ne font, eux aussi, que l’interpréter. La seule singularité de leur lecture est qu’elle se prétend littérale et qu’elle exclut toutes les autres. Je crois comprendre, du reste, que ce qui caractérise certains djihadistes est davantage leur isolement119 que leur connaissance des textes sacrés de l’islam. Mais en écrivant tout ceci, j’ai un doute : notre discussion s’est-elle produite avant ou après les attentats ? J’ai maintenant l’impression que c’était après, car je me rappelle que j’avais comparé le comportement des terroristes ignorants qui ne savent pas lire le Coran et celui des Gutres dont l’interprétation délirante les conduit à crucifier Baltasar Espinosa.
En fait, je ne sais pas si la littérature contribue ou pas à faire baisser la violence, mais je suis convaincu que la démonstration que personne n’a le monopole de l’interprétation d’un texte et que toute interprétation doit être confrontée à des principes élémentaires d’humanité me paraît, elle, de nature à contrer le fanatisme120. Je me permets de te faire remarquer que la validité de mon énoncé ne requiert pas de mettre sur un pied d’égalité livre sacré et texte ou principes profanes, mais de mettre sur un pied d’égalité interprétation -forcément humaine et faillible- d’un livre sacré et principes d’humanité qui, d’ailleurs, sont recueillis dans le livre sacré lui-même121.
Avant de te laisser, Mouloud, je voudrais te rappeler cet autre texte sur lequel nous avons travaillé en classe, un texte de Borges aussi, qui s’appelle « Los dos reyes y los dos laberintos »122. Dans cette courte récréation des contes des mille et une nuit, un roi arrogant, celui de Babylone, est puni d’avoir voulu humilier le roi d’Arabie -qui ne l’avait nullement offensé- en le faisant errer dans un labyrinthe grandiose qu’il avait fait construire. La vengeance du roi d’Arabie, tu t’en souviens sans doute, est terrible : il abandonne son adversaire dans le désert et lui déclare « Ceci est mon labyrinthe ». Avant de mourir de faim et de soif, le roi de Babylone comprend, avions-nous interprété, qu’aucun labyrinthe humain ne peut égaler celui de la Création. Mais, ce qui est plus important pour nous, il comprend l’étendue incommensurable de l’intelligence divine123, l’impossibilité de s’en jouer, voire de la percer ou la comprendre. L’avantage du roi d’Arabie est moral : il agit avec droiture, ce dont il est récompensé par Allah, qui punira l’arrogance de celui qui a voulu se faire Son égal. Je te rappelle ce court texte parce qu’il me semble qu’il peut faire l’objet d’une interprétation dans le cadre de ta foi : ériger une interprétation au-dessus des autres est un acte d’orgueil qui exige que l’on ait reçu un don particulier ; vouloir l’imposer à autrui est un défi à Dieu car cela revient à substituer à Sa Parole la sienne, celle de l’exégète qui croit détenir l’interprétation véritable. Celui qui agit ainsi, agit comme le roi de Babylone, qui avait eu l’outrecuidance de substituer au labyrinthe de la Création, le sien propre124.
Allez, bonne continuation, Mouloud.
Bien à toi,
M. Nowenstein.
PS : Je me suis rappelé ce que je t’avais dit chez A. Celui-ci te parlait des conséquences que tes actes risquaient d’avoir dans ta vie. Moi, j’avais préféré te parler de tes obligations à l’égard d’autrui et de la société. Je t’avais dit qu’il fallait être quelqu’un de bien, c’est tout, et que tel était le message que la République, incarnée par nous, te délivrait125.
PS bis : Je n’arrive pas à lâcher cette lettre sans ajouter deux choses : d’abord quelques mots sur un autre récit de Borges que nous avons lu, El indigno, tu t’en souviens ? Ensuite, une réflexion sur la différence entre vérité judiciaire et vérité scientifique qui conclut à la nécessité de restreindre l’emprise de la première aux seuls domaines qui nécessitent des jugements tranchés par oui ou par non. Je rangerai ces deux addenda sous les titres PS bis 1 et PS bis 2.
PS bis 1.
Un garçon dénonce à la police argentine un homme qu’il admire et qui s’apprête à commettre un vol. Au lieu d’arrêter le délinquant, la police le tue et règle ainsi de vieux comptes qu’elle avait avec lui. Nous avions évoqué plusieurs problèmes de philosophie morale. Je les rappelle ici, tout en avouant que je ne me souviens pas de manière exacte de la façon dont le cours s’était déroulé ; je reconstitue à partir du présent. Mais je ne crois pas que ce soit très grave. D’une part, parce que l’on peut remplacer les « nous avons dit » par des « nous aurions pu dire » et, d’autre part, parce que, quoi qu’il en soit, à un moment ou à un autre, je vais traiter dans mes cours les questions ci-après. Le fait que nous ayons dit ou pas ce que ma mémoire me dit que nous avons dit est de peu d’intérêt. Ce qui compte, c’est de voir si on peut utilement poser un certain nombre de problématiques à partir des textes que nous avons étudiés.
Premier problème moral : Le garçon est-il responsable du crime ? Je crois me souvenir que la réponse que nous avions donnée à cette question était que, s’il savait que la police n’était qu’un groupe de criminels dont le comportement n’avait de légal et de légitime que l’apparence, la responsabilité du garçon était engagée. Cependant, si l’on raisonne à partir du texte et sans céder à la facilité de travailler avec des cas purs, il faut bien admettre que cette responsabilité s’atténue si, comme il est possible de le penser, le garçon pouvait penser que les manquements de la police à la légalité n’iraient pas jusqu’au crime. Nous aurions dû aussi nous demander, -je poserai la question la prochaine fois que je travaillerai sur ce texte- s’il n’aurait pas été plus légitime de faire avorter le projet de vol plutôt que de laisser se dérouler le délit pour coincer les délinquants.
Deuxième problème moral : Faut-il dénoncer un ami ? Pour simplifier le problème, nous avions écarté la situation où la police est elle-même criminelle, déjà traité dans le problème précédent, dont celui-ci n’est qu’un cas particulier. Nous n’avons pas donné une seule solution à ce problème, puisque nous avons conclu qu’il fallait dénoncer un ami qui commettait un crime et qu’il ne fallait pas dénoncer un ami qui n’avait pas validé son ticket de métro.
Troisième problème moral : la police peut-elle avoir recours à des méthodes illégales pour faire régner l’ordre ou, au contraire, ce faisant, elle détruit l’ordre légitime pour ne laisser subsister qu’un ordre criminel.
Quatrième problème moral : faut-il être fidèle à l’État, aux amis, à une communauté, à une religion ? Selon Borges, l’État est pour l’Argentin, une insupportable abstraction. Entre l’État et l’ami, voire entre l’État et l’individu courageux, l’Argentin choisit l’ami, voire l’individu (toujours selon Borges), comme le fait Cruz dans ces vers du Martín Fierro que nous avons aussi étudiés126.
Je crois que nous pourrions adapter notre texte à la France d’aujourd’hui. Un jeune homme est fasciné par quelqu’un de plus âgé. Une amitié sincère se développe entre eux. Le jeune Français découvre que son ami prépare un vol pour financer la cause de Daech. Le dénonce-t-il ? Choisit-il la fidélité à la République ou la fidélité à l’ami, fût-il délinquant ? Il y a deux grosses différences, bien entendu : 1. un vol dans une usine, comme dans le récit, est quelque chose de moins grave que de collaborer avec Daech et 2. la police française a la gâchette moins facile que la police argentine. Mais Mouloud, il y a, bien sûr, une plus grosse différence encore… C’est que tu n’as jamais parlé de sympathies pour Daech et que moi-même, je n’ai jamais pensé que tu puisses en avoir. Dans ce sens, je comprendrais sans mal que tu me reproches d’imaginer, dans le contexte de cette lettre, cette adaptation du texte de Borges au cadre français. Mais je crois qu’au travers d’une fiction qui ne te concerne pas, on peut analyser une problématique qui se pose à toi parce qu’elle se pose à nous tous, celle de la tension qui peut exister entre la loyauté aux siens et la loyauté à une entité abstraite telle que la Loi ou l’État. Car, Mouloud, il peut être légitime de défier la Loi. Il y a des situations où il faut désobéir, des situations où il faut en appeler à des principes fondamentaux contre la machine implacable que peut devenir l’État127. Parfois, il faut défendre la République contre l’État ou l’État contre lui-même en allant chercher dans des fraternités autres que celle de la Loi, la force de résister à des actes injustes que la loi veut nous imposer. Je ne m’oppose pas à la fraternité islamique que tu éprouves, comme je ne m’oppose pas à celle qui t’unit à tes anciens camarades, dont tu te plaisais à me donner des nouvelles l’autre jour. Je crois même que sans ces fraternités spontanées, humaines et immédiates, comme celle aussi de l’amitié, il ne se conçoit pas de fraternité républicaine, laquelle me semble naître, par généralisation et abstraction, de l’ensemble de ces fraternités évidentes, que nous éprouvons depuis notre naissance. Ce à quoi je m’oppose, c’est aux fraternités totalitaires, celles qui veulent faire le vide autour d’elles. Je m’oppose à une fraternité islamique qui nierait la fraternité républicaine. Mais je crois aussi que cette dernière ne saurait avoir la prétention de s’étendre à tous les domaines de la vie pour vouloir imposer in fine un face-à-face solitaire entre le citoyen et la Loi.
Par une note du 3 août 1955, le ministre de la justice Schuman128 organise l’invisibilité judiciaire des atteintes aux droits de l’homme commises en Algérie par les forces françaises129. Il s’est ainsi crée une situation où l’État organisait la violation de son propre droit130. Certains militaires ont puisé dans leur foi catholique la force de s’opposer aux tortures, alors que la République sombrait dans l’indignité et se reniait. Ces militaires ont défendu la République contre elle-même ; ils ont défendu ses valeurs contre la façon indigne dont on les incarnait. Eux et d’autres pouvaient proclamer : la République n’est pas ça ! Il arrive donc que l’amour de son prochain que l’on trouve dans les religions, la tienne ou, dans mon exemple, la catholique, puisse être un frein lorsque l’État se trahit. J’aime l’État. Mais l’État est incarné par des hommes qui peuvent le trahir. La coexistence de plusieurs fraternités non exclusives -ceci est fondamental- me paraît être une nécessité131.
Et puisqu’on est en Algérie, je te propose une autre adaptation du texte de Borges : un soldat apprend qu’un lieutenant qui lui a sauvé la vie dans un engagement torture les prisonniers. Doit-il dénoncer son frère d’armes ? (Je fais exprès, mais tu l’avais compris, d’utiliser le mot « frère »). Plus près de nous : un général de gendarmerie couvre ses hommes en présentant de façon biaisée une série d’événements. Il fait ainsi passer la loyauté envers ses hommes devant celle qu’il doit à la République132. Plus loin dans le temps, et dans la fiction: Javert doit-il laisser filer Jean Valjean le fugitif, qui vient de lui sauver la vie133 ?
Les variations autour du thème du conflit des loyautés sont infinies. Je t’ai fait la morale à toi, mais je pourrais la faire à toute une série de gens y compris à moi-même. Ce que j’essaye de dire par là, c’est que le conflit dont nous avons parlé et dont je te parle dans cette lettre, n’a rien de singulier. Ce qui serait, par contre, tout à fait significatif, ce serait que l’on ne voie qu’une atteinte à la fraternité et seulement une. Je reproche à certains de mes collègues de tout analyser avec le prisme de la laïcité. Ramener les valeurs de la République, dont la fraternité, à la laïcité a pour effet de ramener tous les problèmes à la question de la religion et, de fait, à une religion en particulier. Lors d’une réunion récente je me suis ainsi opposé à ce qu’on range la question de la condition de la femme sous la thématique de la laïcité. Des collègues de Saint-Denis ont récemment refusé de témoigner devant cette commission sénatoriale, dont je t’ai parlé, qui enquête sur la perte de repères républicains (qu’elle ramène sans cesse à la laïcité, elle aussi, et sans le dire ou, plus souvent, en le disant, à la question de l’islam) dans le service public d’éducation. Ces collègues de Saint-Denis ont considéré que les problèmes qu’ils rencontraient n’avaient pas grand-chose à voir avec les valeurs républicaines et beaucoup avec la ségrégation scolaire, les discriminations et le chômage de masse.
PS bis 2.
Je me suis souvent dit que le métier de juge était inhumain. Devoir répondre par oui ou par non à la question de la culpabilité d’un accusé est, souvent, une tâche impossible que le juge doit pourtant exercer sous peine, de commettre un déni de justice134 s’il s’y refuse. L’accusé est acquitté ou coupable, il ne peut pas être quelque chose entre les deux, même si on peut accorder à un coupable des circonstances atténuantes. Il est normal qu’il en soit ainsi, car la société demande à la justice de prendre des décisions et, par conséquent, cette dernière ne saurait se contenter de décrire. Je crois que l’un des risques du dogmatisme, y compris religieux, c’est d’étendre une forme de pensée judiciaire à l’ensemble du réel ou, à tout le moins, à l’ensemble des comportements humains. Tout est bien ou mal, conforme au dogme ou pas. As-tu entendu parler de l’affaire Simpson, un joueur de football américain qui, accusé d’avoir tué son ex-épouse et la mère de ses enfants, retrouva la garde de ceux-ci ? Je trouve que les situations où l’on doit trancher, alors que l’on n’est pas sûr de la justesse de ce que l’on va faire sont suffisamment nombreuses dans la vie pour qu’on n’en rajoute pas sans besoin. Est-on vraiment obligé de savoir si les chiites sont de bons musulmans ou pas ? Je veux dire, on peut penser, en son for intérieur, qu’ils le sont ou pas, on peut définir l’islam, pour soi, de telle ou telle manière, mais, est-ce qu’il n’est pas préférable de restreindre autant que possible ces situations où on doit répondre par oui ou par non ? Ne vaut-il pas mieux, à chaque fois qu’on peut, regarder le monde avec curiosité et chercher à le décrire plutôt que de se demander s’il est conforme ou non à une règle, juridique ou religieuse ? Mais tu te demandes sans doute pourquoi je te dis ceci et quel lien ces considérations peuvent avoir avec notre conversation. Tu pourrais me dire aussi que ta position initiale était que tu ne pouvais pas dire que les gens de Daech n’étaient pas musulmans et que moi, au contraire, t’invitais à prononcer ce jugement.
Ben, je crois que ma réponse à cette objection que je te prête est double. Je dirais, d’une part, qu’en l’occurrence, il faut juger. D’autre part, je pense que la question de Daech, gagne à être traitée avec des instruments non théologiques. Il faut blâmer ce qu’ils font parce que cela est mal. La condamnation morale dont nous les accablons est plus forte et universelle si elle a des assises sur des valeurs communes à toute l’humanité que sur des prescrits religieux. Ils sont détestables parce qu’ils tuent, violent et pillent et non parce qu’ils ne respectent pas tel ou tel précepte religieux. Accessoirement, ils sont de mauvais musulmans, je suis d’accord, mais pourquoi faire intervenir ici le fait qu’ils ne respectent pas la religion135 ? Je crois qu’ici apparaît à nouveau la question de la fraternité : si, pour qualifier une conduite morale, chacun utilise les critères de sa religion, il est plus difficile de se mettre d’accord sur ce qui est bien et ce qui est mal que si l’on se réfère à des valeurs morales communes. Je crois que nous avons tous intérêt à construire des valeurs de ce type, valables autant pour les croyants de toutes obédiences que pour les non-croyants. Sinon, on se retrouve isolé dans sa communauté et on coupe court à toute possibilité de se parler. Je crois qu’il faut s’abstenir de juger quand ce n’est pas nécessaire et que, quand on ne peut pas faire autrement, il faut, autant que possible, juger en prenant appui sur des principes fondamentaux communs à tous plutôt que sur ceux de telle ou telle religion (ce qui n’exclut pas que ces valeurs puissent être les mêmes).
Je te dis ceci parce que j’ai eu l’impression, pendant notre discussion, que ta ferveur religieuse te conduisait à traiter avec les instruments de la religion une question qui n’en relève pas vraiment. Et du coup, je me suis dit que tu devais avoir tendance à un peu trop faire intervenir la religion dans la vie de tous les jours.
Bonne continuation à toi,
M. Nowenstein.
Annexe B
Prise en charge de ma classe de 1ère STMG. Évoquer la laïcité136.
L’enseignant peut-il et doit-il rechercher l’adhésion des élèves à l’article 141-5-1137 du code de l’éducation ?
La première note que je vous envoie prend appui sur le récit de la prise en charge de la classe de première STMG dont je suis professeur principal. Je ne cherche pas à retrouver les mots exacts que j’ai employés, je rédige librement en sachant quels sont mes interlocuteurs. Ce que je voudrais, c’est que vous me disiez si vous pensez ou non que le fond de ces propos est conforme à ce qui doit être une explication de la laïcité délivrée à des élèves dans le cadre de mes fonctions d’enseignant. Je me demande aussi s’il existe d’autres positionnements légitimes pour l’enseignant ou si celui que j’ai adopté est le seul possible dans le cadre légal qui est le nôtre.
Lors de la réunion de pré-rentrée, nous avons reçu l’injonction orale d’évoquer la laïcité avec nos élèves au cours des deux premières heures que nous passerions avec les classes dont nous sommes professeurs principaux. Après avoir réglé quelques formalités avec mes élèves, je leur ai déclaré que nous allions parler de la laïcité car j’avais reçu l’injonction de le faire dans le cadre de la Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République138. J’ai dit que nous pouvions aborder cette question de deux manières : à partir de leurs impressions et réflexions ou sur la base d’un exposé que je ferais. J’ai précisé que, quelle que fût la démarche que nous adopterions, la réflexion et la discussion qui se mettraient en place se feraient, conformément aux exigeances du code de l’éducation, en intégrant la nécessité de favoriser le développement de l’esprit critique de l’élève. J’ai toutefois signalé que les enseignants, aux termes du code de l’éducation en son article L111-1139, avaient mission de faire partager les valeurs de la République. On peut concevoir, ai-je reconnu, qu’il y ait une certaine tension entre ces deux exigences et ai avancé que nous pourrions parler de cette question plus tard.
Ainsi que je m’y attendais, les élèves m’ont demandé de faire un exposé, que je vous épargnerai, pour me concentrer sur quelques points qui émergèrent des échanges qui eurent lieu.
Je m’y attendais aussi, ce qui suscita les réactions des élèves et leur envie de s’exprimer, ce fut la question du foulard140. « Cette loi est nulle », fit une élève. Je lui ai répondu qu’elle avait le droit de le penser, qu’elle avait aussi le droit de le dire, mais que ce qui serait beaucoup plus intéressant, ce serait qu’elle essaye d’argumenter et de dire pourquoi elle pensait cela, ce qui nous permettrait de mettre en place une délibération au lieu de devoir nous contenter d’une série de déclarations rendant compte du ressenti de chacun à l’égard de cette loi. J’ai précisé une chose qui me semblait essentielle : nous allions parler en suivant les exigences d’un débat argumenté qui se déroule au sein de l’école. En m’inspirant de Rawls141 et de Habermas142, j’ai considéré que les règles qui devaient prévaloir au sein de l’école devaient être pour l’essentiel les mêmes que celles qui doivent régner lorsque l’on délibère dans une société juste sont les mêmes qui doivent prévaloir dans les discussions qui se tiennent dans l’école, notamment : utilisation d’arguments rationnels et non-recours à des croyances globalisantes personnelles, religieuses en particulier. Il fallait débattre sur des bases communes et on ne pouvait asseoir son argumentation sur des croyances qui n’étaient pas partagées par tous. J’ai ajouté, ce qui, d’un point de vue philosophique est redondant, mais qui ne me l’a pas semblé dans le cadre qui était le mien, qu’on allait parler de façon sereine et qu’on allait essayer de ne pas faire appel non plus à des émotions personnelles.
De manière générale, les élèves désapprouvaient la loi, mais ils ne parvenaient pas à structurer solidement leur propos. L’un des arguments que j’ai le plus entendu était que le voile ne gênait personne. J’ai expliqué que les libertés de conscience et d’expression sont au coeur de notre ordre juridique et qu’elles sont garanties par les textes fondamentaux qui l’organisent, notamment par la charte européenne des droits de l’homme143 en ses articles 9 et 10. Mais, ai-je précisé, ces libertés ne sont pas absolues ; elles peuvent être limitées si elles ne sont pas compatibles avec celles d’autrui, suivant l’adage « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres », comme le précise le libélé même des articles de la CEDH qui les instituent144.
Les défenseurs de l’interdiction du foulard à l’école, ont recours à deux types d’arguments, ai-je expliqué: le trouble de l’ordre public (1) et l’empêchement qu’il constituerait au développement du jugement critique (2).
Selon la commission Stasi, citée par le rapport du Sénat Projet de loi Laïcité – Port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics145, « à l’école, le port d’un signe religieux ostensible (…) suffit déjà à troubler la quiétude de la vie scolaire ».
Selon ce même rapport, qui cite la commission Stasi, l’accès à l’autonomie de jugement ne peut commencer par l’affichage d’une quelconque allégeance :
Comme le rappelle la commission Stasi, « à l’école de la République sont accueillis non de simples usagers mais des élèves destinés à devenir des citoyens éclairés ».
L’école n’est pas un service public ordinaire. Elle accueille, en effet, des « citoyens en puissance », des jeunes en construction d’identité, en général mineurs, encore fragiles, vulnérables aux pressions et aux influences extérieures : « Le fonctionnement de l’école doit leur permettre d’acquérir les outils intellectuels destinés à assurer à terme leur indépendance critique. Réserver une place à l’expression des convictions spirituelles et religieuses ne va donc pas de soi146. »
L’exercice de la liberté repose sur des contraintes. L’accès à l’autonomie de jugement ne peut commencer par l’affichage d’une quelconque allégeance. »
J’ai résumé les arguments de ceux qui critiquent la loi en disant qu’ils pensent que la limitation des libertés de conscience et d’expression ne se justifie qu’en cas d’un danger imminent, sérieux et certain dont la preuve n’est pas apportée par les défenseurs de la loi. Ils avancent aussi que ces derniers ne démontrent pas que le port du foulard empêche de par lui-même l’accès à l’autonomie de jugement et qu’au surplus, la recherche de celle-ci ne saurait avoir pour effet de porter atteinte aux libertés garanties par la CEDH147.
Le Conseil constitutionnel, n’ayant pas été saisi148, ce débat n’a pas pu avoir lieu en son sein. Quant à la cour européenne des droits de l’homme, elle produit une jurisprudence qui laisse les commentateurs les plus avisés souvent perplexes : elle autorise l’Italie a accrocher des crucifix dans les salles de classe, accepte le licenciement d’une enseignante suisse portant le foulard, et ne condamne ni la France, pour l’exclusion d’un élève portant un turban sikh, ni la Turquie pour l’interdiction du foulard à l’université149. Le Conseil d’État, lui, a dit que les jugements rendus sur les exclusions de lycéens au titre de la loi de 2004 étaient conformes au droit150.
J’ai dit aux élèves que je cherchais à faire en sorte qu’ils adhèrent aux valeurs de la République, mais que, concernant la loi de 2004, je ne cherchais qu’à les éclairer sur l’état du droit et sur les arguments utilisés par les uns et les autres. J’ai expliqué que la République leur demande d’adhérer à ses valeurs, mais, uniquement, d’obéir à ses lois. J’ai observé, du reste, que, concernant la loi de 2004, un certain nombre d’élèves qui s’étaient exprimées se retrouvaient visiblement dans la situation que je décrivais : elles n’aimaient pas cette loi, mais elles s’y soumettaient, ce dont je ne pouvais que les féliciter. À mes yeux, ces jeunes filles donnaient à voir un comportement républicain et civique exemplaire en obéissant à la loi alors qu’elles la trouvaient injuste. Il me semble que l’on retrouve ici la distinction fondamentale entre croyance et connaissance : pour les valeurs, nous devons être dans une démarche d’endoctrinement151, alors que la loi appelle une démarche de connaissance.
Nous avons ensuite abordé la question de la désobéissance à la loi. Après que les élèves se sont exprimés, je leur ai proposé un ensemble de critères qui doivent être remplis pour légitimer la désobéissance à une loi : impossibilité de rechercher son abrogation par des moyens légaux et démocratiques, urgence à faire cesser ses effets si ceux-ci portent atteinte de façon intolérable ou irréversible à des droits fondamentaux, proportionnalité entre les moyens déployés et le but poursuivi.
Les élèves ont alors émis des doutes sur le pouvoir qu’ils avaient de peser sur la vie publique en France. Je leur ai accordé que tous les citoyens n’avaient pas la même influence sur les affaires publiques, mais que conclure à une impossibilité absolue d’action dans leur chef était une erreur ou une facilité. Facilité, parce que cela permettait de ne pas s’engager dans la vie publique sans avoir à se le reprocher152. Erreur, parce qu’en dépit des barrières réelles qui se dressent devant le citoyen qui veut peser sur la vie politique, des moyens existent, notamment ceux de l’action collective, qui permettent parfois de renverser ces barrières. J’ai dit aux élèves que cette loi qu’ils ne semblaient pas approuver, des gens qui la voulaient s’étaient mobilisés pour l’obtenir et y étaient parvenus. Que ces gens aient été plus influents qu’eux, cela était probable. Il restait néanmoins un espace non-négligeable d’expression pour le citoyen décidé à convaincre ses concitoyens de la nécessité de changer ou abroger une loi. Par ce discours, j’ai voulu combattre l’idée émise de différentes manières par mes élèves, que la République n’était pas pour eux. Je crois que cette idée est dangereuse parce qu’elle conduit au repli communautaire, à se détourner d’une République perçue comme hostile et étrangère à soi et non comme un espace qui appartient à chacun -et qui leur appartiendra à eux, élèves, de plein droit quand ils seront majeurs-. Pour faire vivre pleinement ses valeurs, pour être en accord avec elles, la République a besoin des futurs citoyens que vous êtes, ai-je dit. Pas forcément de votre accord avec chacune de ses lois, mais de votre critique loyale dans les espaces de délibération que la Républque se donne et nous donne153.
J’avais loué la maturité et le sens civique des jeunes filles qui, souhaitant porter le voile, acceptaient de se soumettre à une loi qu’elles estimaient injuste, mais qui, votée démocratiquement dans un pays comme la France, s’imposait à elles. J’ai invité les élèves à faire preuve de la même maturité à l’égard de l’ordre scolaire et de ses normes, dont certaines leur apparaîtraient injustes ou injustement mises en œuvre, mais qu’il faudrait critiquer de façon argumentée et civile et non combattre par le chahut.
Nous n’avons pas eu l’occasion, en raison de la richesse des échanges, de revenir sur la tension qu’il peut exister entre l’obligation légale de faire adhérer aux valeurs de la République et celle de favoriser le jugement critique. Je crois que la seule manière de dépasser cette tension est celle que j’ai indiquée plus haut : une démarche d’endoctrinement154 pour les valeurs de la République et une démarche de connaissance pour ses lois. C’est la position que j’ai adoptée devant mes élèves, celle qui a consisté à expliquer la loi du 15 mars 2004 sans chercher à convaincre de sa justesse.
Je voudrais maintenant en venir à ce qui est le sens premier de cette note : vous soumettre les énoncés suivants, que je défends plus bas :
1. L’enseignant est tenu de chercher à faire partager les valeurs de la République, mais n’est pas tenu de faire adhérer aux lois de la République. À l’égard de ces dernières, il se contentera de prôner l’obéissance.
2. Rechercher, à l’école, l’adhésion aux lois de la République, au-delà de leur connaissance et de l’obligation de principe de s’y soumettre, constitue une atteinte au principe de neutraité et affaiblit la vitalité démocratique de la société de demain.
L’absence d’obligation, dans le chef de l’enseignant, de rechercher l’adhésion de l’élève à une loi découle de l’article L111-1 du code de l’éducation qui nous fait obligation de faire partager les valeurs de la République. Si le législateur avait voulu que nous fassions partager l’ensemble de la production législative ou règlementaire de la République, il l’aurait dit et n’aurait pas limité notre obligation aux valeurs de la République155.
On pourrait toutefois objecter, que la loi du 15 mars 2004 a été prise « en application du principe de laïcité », comme l’indique son titre. Cette appellation conférerait à ladite loi un statut à part ; l’invocation liminaire de la laïcité serait une opération qui aurait pour effet d’élever ce simple texte au rang de valeur de la République. La loi et la valeur seraient indissociables. Ne pas défendre la loi du 15 mars 2004 reviendrait à ne pas faire partager les valeurs de la République. Cette argumentation contient, cependant, des failles insurmontables.
Il n’est pas clair, d’abord, que la laïcité soit une valeur de la République, elle serait à ranger, plutôt, du côté des principes156. Rien ne permet d’affirmer, de surcroît, que le fait de nommer de telle ou telle manière une loi permette au législateur de lui faire remonter la pyramide des normes pour la constitutionnaliser ou la conventionnaliser, voire la transmuter en valeur. On doit remarquer aussi que, alors que l’article L 442-5 dispose que Dans les classes faisant l’objet du contrat, l’enseignement est dispensé selon les règles et programmes de l’enseignement public, la loi du 15 mars 2004 ne s’applique pas dans l’enseignement privé sous contrat, ce qui semble avoir pour effet de ravaler cette loi à un rang indéterminé, mais inférieur à celui de simple règle157, sans quoi, elle aurait trouvé à s’appliquer dans le privé aussi. Quoi qu’il en soit, il ne se conçoit pas que cette loi soit en même temps consubstantielle à une valeur de la République et qu’elle ne s’applique pas à l’enseignment privé sous contrat. Affirmer, au contraire, cette consubstantialité et affirmer en même temps que le « caractère propre » empêche l’application de la loi du 15 mars 2004 dans les établissements privés revient à établir une hiérarchie qui donne une préséance au caractère propre sur la laïcité158.
Mais on peut aussi choisir d’embrasser une démarche conceptuelle ou philosophique, comme le fait madame Kintzler159 –autant que possible, nuance-t-elle-, qui établirait par la pensée ou la raison que l’interdiction de signes par lesquels les élèves manifestent leur appartenance religieuse est une application du principe de laïcité. Cette démarche conduirait à une vérité philosophique et non à une vérité politique ou légale. Celui qui l’emprunte choisit d’ignorer le droit pour déduire du principe lui-même la validité de l’énoncé qui ferait obligation à l’enseignant de défendre l’interdiction du foulard160 non parce qu’il s’agit d’une loi, mais parce qu’elle se déduit en raison du principe de laïcité. Pour ce raisonnement, l’existence de l’article 141-5-1 est indifférente, puisque l’interdiction devient une conséquence inéluctable de l’application de la pensée au principe de laïcité. Le raisonnement serait le suivant : la loi dispose que le maître fait partager les valeurs de la République. La laïcité est une valeur de la République. La nécessité d’interdire le foulard découle en raison du principe de laïcité, ergo, l’enseignant doit défendre la nécessité d’interdire le foulard, que la loi le dispose ou pas. J’aurais aimé pouvoir combattre ici l’affirmation selon laquelle l’interdiction du foulard peut être justifiée en raison de façon convaincante161, mais cela prendrait une place excessive. Je dirai seulement que la façon dont le fonctionnaire exerce ses missions est déterminée par le droit et non par des considérations ou des méditations dont les résultats sont, au sens de Popper, infalsifiables. Celles-ci ne peuvent intervenir que dans l’espace laissé vaquant par la loi. Or, il faut le constater, le législateur ayant sans doute considéré que la démonstration en raison n’était pas convaincante au point de se suffire à elle-même, s’est saisi de la question -c’était son droit le plus strict- pour poser une norme. Ce faisant, il nous impose d’aborder la question -lorsque nous exerçons nos fonctions- par le prisme du droit et a exclu que, en l’espèce, nous interprétions à notre guise les principes ou les valeurs de la République162. Pour l’enseignant, substituer à la loi ses interprétations personnelles des principes -ou celles de tel ou tel philosophe- reviendrait à s’ériger en législateur.
Le deuxième énoncé est plus exigeant. Il affirme l’obligation pour l’enseignant de s’abstenir de louer ou critiquer la loi. Plusieurs arguments peuvent être mobilisés pour défendre cet énoncé ; j’en retiendrai deux :
1. Les valeurs ont une vocation permanente ou éternelle, alors que celle de la loi est de toujours être sujette à modification si le peuple souverain le veut. Fondamentales, les valeurs sont soustraites à la délibération démocratique parce que l’on considère que, sans elles, la justice et la vie démocratique sont impossibles. Par opposition, la loi relève du politique ; une fois promulguée, elle est une manière légitime parmi d’autres que la société se donne pour s’organiser sous l’égide des valeurs. Mais ces valeurs ne sauraient empiéter sans motif sérieux sur la vie démocratique ; elles ne sauraient, sans motif sérieux, amputer la souveraineté du peuple, celle que le Souverain exerce par la loi que ses représentants votent. Si l’école va au-delà de l’exigence générale d’obéissance à la loi et de la démarche de connaissance qui l’éclaire, si elle endoctrine et fait aimer une loi particulière, voire toutes les lois, règlements et circulaires, elle ampute la vie démocratique des possibles légitimes, parce que respectueux des valeurs, qui auraient pu advenir si les citoyens de demain avaient pu former leur jugement librement.
2. La Convention Européenne des Droits de l’Homme163 consacre la liberté de conscience (art. 9) et celle des parents de donner une instruction conformément à leurs convictions religieuses (art. 2, protocole aditionnel). Si ces textes n’empêchent nullement que l’on interdise certaines tenues ou certains comportements perçus par les élèves comme indissociables de leur pratiques religieuses, on ne voit pas comment ils pourraient justifier que l’on s’efforce à l’école de faire considérer comme bonnes et justes ces interdictions, sauf si elles peuvent être dérivées de façon directe et inévitable des valeurs qu’il serait fondé de faire partager aux élèves. On peut décrire les arguments des uns et des autres, mais on ne saurait prendre partie. Naturellement, l’État lui-même peut défendre ses positions, mais on ne saurait confondre totalement l’École, qui est une institution, et l’État : en cours, l’enseignant n’est pas au service de l’État, mais au service du savoir164. De surcroît, l’obligation d’assiduité de l’élève crée des obligations plus strictes à l’enseignant qu’à l’État, car si, le citoyen est libre de ne pas lire la propagande du ministère, l’élève, lui, ne peut se soustraire à la parole du maître. L’enseignant républicain interdira donc le port du foulard, fera une description objective de la loi, et de ses motivations, pourra présenter les arguments des uns et des autres en signalant, s’il le faut, que certains de ces arguments ne s’intègrent pas dans le cadre d’une délibération républicaine, mais il ne confondra pas démarche de connaissance et démarche de conviction ou d’endoctrinement165. On peut ici rappeler utilement l’étonnant arrêt Lautsi166 qui autorise la présence de crucifix dans les salles de cours des écoles publiques italiennes. Cherchant à minimiser l’impact dudit objet, la Cour affirme que « le crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif » (§ 72) et, par comparaison au contenu des enseignements, elle estime que ce symbole n’emporte pas « une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des activités religieuses » (§ 72)167. Il faut comprendre que, pour la Cour, un effort d’endoctrinement dans le chef du maître serait plus grave que l’apposition d’un crucifix sur le mur d’une classe.
Chères collègues, madame et monsieur les référents-laïcité académiques, les considérations que je viens d’effectuer m’ont conduit, dans un premier temps, à affirmer que :
1. L’enseignant de la République doit faire partager les valeurs de la République conformément à l’article L111-1 du code de l’éducation.
2. Cet endoctrinement ou cette démarche de conviction ne saurait s’étendre à l’ensemble de la production législative de la République.
3. Par conséquent, l’article L141-5-1 du code de l’éducation doit être présenté dans le cadre d’une démarche de connaissance et non dans le but de convaincre les élèves de son bien-fondé.
4. Toute présentation non neutre de cet article constitue une atteinte au principe de neutralité de l’État.
Ces énoncés sont ceux que je vous annonçais au début de ma lettre. Cependant, au moment de conclure, une autre interrogation surgit de ce qui vient d’être établi: l’obligation de faire partager le principe de laïcité pourrait légitimer un biais dans 3 et 4, en faveur d’une démarche de minimisation de la loi sur le foulard. En effet, nous avons démontré que la combinaision de cette loi et de l’article L442-5 nous laisse le choix de ravaler cette loi à un rang inférieur à la règle ou de reconnaître que le principe constitutionnel de laïcité s’efface devant le « caractère propre » des établissements privés. Il se pourrait qu’une présentation objective des choses fondée sur une démarche de connaissance ait pour effet d’éloigner nos élèves d’un principe de laïcité rendu incohérent par le législateur. L’obligation de faire partager les valeurs de la République doit-elle nous conduire à occulter ce que nous avons établi et à minimiser l’importance de la loi pour préserver l’adhésion au principe de laïcité ? Je reconnais que je n’ai pas répondu à cette objection. Si j’ai montré, en effet, que la loi sur le foulard ne saurait être défendue ou magnifiée sans porter atteinte aux principes de neutralité ou de laïcité, il se pourrait, en revanche, que l’enseignant doive diminuer son importance pour ne pas susciter des interrogations délétères au sujet du principe de laïcité. En somme deux possibilités légitimes subsistent : une présentation objective de la loi au risque de diminuer dans l’esprit des élèves le prestige du principe de laïcité ou une présentation qui minimise la loi afin de diminuer l’atteinte au principe de laïcité qu’engendre son cantonnement dans le secteur public.
La question qui doit être résolue ici est celle du conflit qui peut exister entre l’obligation de faire partager les valeurs de la République et celle de développer le jugement critique, entre croyance et connaissance, entre éducation et enseignement, entre endroctrinement et transmission du savoir. On peut penser qu’un dépassement de ce conflit est possible si l’on pose que le contenu d’un principe (ou d’une valeur) ne se laisse pas définir par telle ou telle loi, que le législateur peut errer et qu’une application erronée d’un principe (ou d’une valeur) peut être corrigée. Il se pourrait qu’il incombe à l’institution républicaine qu’est l’École de faire vivre ces principes ou valeurs de façon rigoureuse et dépassionnée et d’interpeller le législateur lorsque l’analyse rationnelle montre qu’un texte affaiblit ces principes ou valeurs que la Nation lui fait mission de faire partager. Je tâcherai de me pencher sur cette question dans une prochaine note.
Je vous prie d’agréer, chères collègues, chères C et D, monsieur et madame les référents-laïcité, monsieur le Proviseur, l’expression de mes saulutations laïques et républicaines.
Sebastián Nowenstein
Annexe I
Lettre d’accompagnement à la présente note.
Chères collègues référents-laïcité,
Chères D et C,
Monsieur le Proviseur,
Madame et Monsieur les référents-laïcité académiques,
L’École, sous l’impulsion de madame la ministre, est engagée en une grande mobilisation pour les valeurs de la République168. Comme le code de l’éducation, en son article L111-1 nous faisait déjà obligation de faire partager ces valeurs aux élèves et que la loi sur la refondation de l’école169 insiste à plusieurs reprises sur ce point, la démarche de la ministre doit être interprétée comme une injonction à intensifier et à généraliser ce que nous accomplissions déjà. La création d’un réseau de référents-laïcité cooptés par le ministère indique une volonté de donner une importance particulière au principe de laïcité, qui, si je comprends bien, devient, dans le cadre de cette mobilisation, une valeur. Or, valeur ou principe, la laïcité s’apparente à un universel vide hegelien pour Pierre Kahn170 et se présente sous sept visages différents pour Jean Baubérot171. Lors de la réunion de rentrée, notre proviseur, sans nommer personne, a dit que la laïcité était parfois mal comprise des collègues. Je me demande si je fais moi-même partie de ces enseignants qui comprennent mal la laïcité.
Dans ce contexte, j’analyse comme une exigence déontologique le fait de vous soumettre les notes que je rédige en vue de pouvoir m’acquitter de la tâche ardue consistant à présenter de façon réaliste la laïcité à mes élèves. Ces notes ne sont pas des cours, mais leur préparation me paraît un outil indispensable pour pouvoir répondre de mon mieux aux questionnements qui peuvent émerger dans le cadre de mes missions. Je pense aussi que, dans un sujet aussi délicat, il est normal que je soumette ces notes à la critique au-delà du périmètre de la classe. Il me semble, en effet, que, quel que soit l’effort d’objectivité que l’enseignant déploie, il est souhaitable de mettre le citoyen en devenir qu’est l’élève en présence de critiques argumentées de la parole du maître, ce qui requiert la publication de textes la présentant. Je voudrais pouvoir dire à mes élèves : « Voici la question telle que me la présentent mes lectures des textes officiels et ma meilleure analyse rationnelle. Mais d’autres sont en désaccord avec moi et ils ont bien voulu exposer pour vous leurs arguments ici… ». Donner à voir une délibération rationnelle me paraît utile pour favoriser l’émergence du jugement critique de l’élève, objectif que le code de l’éducation met tant de fois en avant.
À mon sens, cette exigence déontologique pèse aussi sur mes cours. Lorsque j’analyse un texte littéraire afin de préparer un cours, je ressens la nécessité de publier mes conclusions afin de me soumettre à la critique et, idéalement, de proposer à mes élèves des critiques écrites de mes conclusions. Lorsque je travaille sur l’imposture d’Antonio Pastor Martínez, un faux déporté, j’écris aux personnes et institutions intéressées -et je publie mes courriers172– pour leur demander de prendre position sur les conclusions auxquelles je parviens. Je dois avouer que je n’arrive qu’imparfaitement à m’acquitter de cette exigence déontologique.
En cours, j’essaye de faire preuve de discernement et mes notes, bien entendu, n’arrivent pas telles quelles aux élèves. Mais il faut toujours approfondir : nous savons tous qu’un cours acceptable requiert une réflexion qui dépasse de très loin ce qui va finalment être mis en œuvre.
Je vous soumettrai ces notes au fur et à mesure que je les rédigerai. Je les publierai aussi sur mon blog pour apporter ma contribution à la réflexion collective sur la meilleure manière de faire vivre dans nos écoles les principes et valeurs de la République.
Je vous prie d’agréer, chères collègues, chères C et D, madame et monsieur les référents-laïcité, monsieur le proviseur, l’expression de mes salutations laïques et républicaines.
Sebastián Nowenstein.
Annexe C
Madame la ministre,
Alors que l’École est engagée dans un effort sans précédent pour les valeurs de la République, nous constatons avec perplexité que la France se singularise par le faible nombre de réfugiés syriens qu’elle est prête à accueillir. Ces réfugiés fuient une guerre où sont niées et bafouées ces mêmes valeurs que nous avons mission de faire partager.
Si les valeurs de la République ne peuvent s’épanouir et prendre tout leur sens que dans un cadre démocratique et pacifique comme celui dont nous jouissons sur notre sol, il ne se conçoit pas qu’elles n’obligent pas la France lorsque la mort et la souffrance s’abattent sur d’autres peuples que le nôtre. Ou devrons-nous expliquer à nos élèves, madame la ministre, que la fraternité s’arrête à nos frontières, qu’elle ne concerne que les Français et qu’elle ne saurait s’étendre qu’à une infime proportion des victimes du sanglant chaos syrien ?
Nos fonctions ne nous appellent pas à peser sur la politique étrangère de la France ou sur sa politique d’asile. Mais nous tenons à vous dire, en tant qu’enseignants, que la Grande Mobilisation de l’École pour les Valeurs de la République que vous mettez en œuvre ne peut qu’être affaiblie si nous ne donnons pas une certaine vocation d’universalité à ces valeurs dont nous sommes si fiers. Que celles-ci deviennent des mots presque sans effet dès lors qu’il s’agit d’accueillir sur notre sol les victimes du fanatisme porte atteinte douloureusement à nos efforts.
Nous vous prions d’agréer, madame la ministre, l’expression de nos salutations républicaines.
Intersyndicale de…
1 http://freespeechdebate.com/en/discuss/talking-about-the-holocaust-between-the-walls/
2 Ce qui devait être un bref commentaire est devenu, de fil en aiguille, une lettre d’une vingtaine de pages. Il ne m’a pas paru indispensable de modifier ce paragraphe pour le mettre en cohérence avec ce qui, désormais, lui fait suite. Cette note devrait y pourvoir.
3 Art. 40 du code de procédure pénale : Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.
4 Vous ne pouviez pas légalement, mais vous pouviez, bien entendu, choisir de vous écarter de vos obligations et prendre l’engagement moral et non juridiquement efficace de ne pas porter à la connaissance du procureur ou du proviseur les propos antisémites que vos élèves tiendraient dans l’hypothèse où ils le feraient.
5 Les élèves français excellent dans l’exercice grâce à un entraînement tôt commencé qui est d’un mélange subtil de pédagogie du soi-disant débat argumenté et de soumission exigée au maître. Que cette exigence de soumission soit souvent une incantation n’annule pas les effets formateurs du cocktail : l’élève sait ce qu’il doit dire lorsqu’il choisit de se plier aux injonctions qui lui sont délivrées. Je ne suis pas en mesure de démontrer cette affirmation polémique ou provocante.
6 Une collègue d’allemand me racontait il y a quelques jours ce que notre collègue d’histoire lui avait, à son tour raconté : étonnée de la méconnaissance d’un fait élémentaire de l’histoire allemande par des élèves germanistes, elle avait demandé à ceux-ci qui était leur prof d’allemand. Les élèves ignoraient tout autant le nom de leur enseignante que le point dont il était question. Ma collègue d’allemand est une enseignante excellente que ses élèves apprécient. Mais pour eux, nous sommes la plupart du temps « le prof de… », une entité susceptible de changer d’apparence, mais essentiellement une. Je cite cette anecdote pour démontrer que le risque est faible de verser dans une dévoilement excessif de nos personnes face à des élèves plus préoccupés par leurs vies que par celles de leurs enseignants.
7 Nous devons cesser de nous voir en super héros et adopter plutôt le positionnement du policier. On est fort ou faible en fonction des circonstances. Quand on est en position de force, on impose la loi. Quand on ne l’est pas, le premier devoir du prof, comme du policier, c’est de se protéger soi-même. Nous avons une obligation de moyens, pas de résultat. Les élèves et leurs familles doivent le savoir : s’ils refusent d’assumer leur part de travail dans le maintien de l’ordre scolaire, nous ne pourrons pas le faire régner seuls. J’ajoute que le prof, comme le policier, doit s’interdire d’avoir recours à des moyens non prévus par la loi, quand bien même ces moyens seraient efficaces pour imposer l’ordre.
8 Il m’est arrivé de dire : « c’est polonais ». J’ai dit que je n’avais pas honte. Mais j’éprouve une gêne : mon grand-père n’était pas Polonais, il était Juif. Ou, en tout cas, il est, dans mon souvenir, plus Juif que Polonais. Lorsque je suis arrivé en Espagne, à l’âge de dix ans, après avoir quitté l’Argentine des militaires, mon père m’avait conseillé d’occulter mes origines juives, car l’Espagne, disait-il, n’était pas très au clair avec la question de l’antisémitisme. Je crois qu’il a eu tort de me donner un tel conseil. Je crois qu’à l’instar de mes élèves, mes camarades espagnols, même victimes d’une forme d’antisémitisme, auraient su maîtriser celui-ci. On a tort de magnifier les menaces et on a tort de présumer l’incapacité de celui qui nous menace à évoluer.
9 Il y a provocation si, alors qu’il est commun d’attribuer à la population maghrébine des sentiments antisémites, j’arrive devant mes élèves et leur lance d’un air de défi : « Nowenstein, c’est juif ». Cela revient à poser comme acquis que tous les maghrébins sont antisémites et que je compte bien mener le combat contre l’antisémitisme qui ne peut qu’avoir trouvé place dans l’esprit de mes élèves, car, cela se voit, ils sont maghrébins. Je trouve qu’il est bien différent de répondre à une question sur l’origine de mon nom de famille.
10 Je viens de dire que je ne dois pas agir déterminé par mes souffrances et celles des miens. Il y a une tension avec ce que je viens d’écrire. Elle peut être résorbée en partie si l’on fait la différence entre ce que je dis et ce que je ressens. L’élève ignore tout de mes grandes-tantes, mais peut-être pas entièrement ce qu’un nom juif polonais implique.
11 Tel du moins que me le donne à voir le petit Que sais-je ? sur la pragmatique : on trouve chez Wittgenstein, chez le « second » Wittgenstein tout d’abord une critique assez définitive de la théorie subjectiviste et mentaliste de la signification. L’idée que la pensée serait quelque chose d’intérieur au sujet, qu’il faudrait la traduire en mots pour l’extérioriser, cette idée si commune et répandue, paraît aberrante à Wittgenstein. p. 23.
12 Dans Consciousness explained, peut-être ?
13 Lors de cette dernière rentrée, j’ai discuté avec mes élèves la question de la désobéissance à la loi et leur ai montré que leur position concernant la loi sur le foulard pouvait s’analyser comme une application concrète du principe que je viens d’énoncer. Ils n’aimaient pas cette loi, mais ils choisissaient d’y obéir quitte à la critiquer ou à la combattre dans le cadre de la société démocratique dans laquelle nous vivons. Je les ai invités à faire preuve de la même maturité dans le cadre de l’ordre scolaire : la révolte et la désobéissance ne seront légitimes face à une décision ou une norme qui nous semble inique que s’il n’y a pas de moyen raisonnable ou civil de la renverser. Il faut aussi, leur disais-je, respecter le principe de proportionnalité et ne pas tout casser pour des motifs futiles.
14 Je crois que cette affirmation est essentiellement vraie. Mais je reconnais qu’elle doit être nuancée et, surtout, étayée. Je ne le ferai pas ici.
16 Je ne sais pas si cette comparaison a beaucoup de sens, je dois approfondir la question. Je me permets de vous transmettre ici, encore une fois, une intuition.
17 J’aborde cette question dans une note adressée aux référents-laïcité académiques et de mon lycée, qui constitue l’annexe B de cette lettre.
18 On peut penser que si, aux yeux du législateur, les valeurs de la République étaient universelles, il n’aurait pas limité comme il le fait dans son texte les valeurs à faire partager. Il aurait dit « les valeurs de l’Humanité » ou quelque chose d’analogue. Il se pourrait toutefois qu’il faille comprendre l’expression en devenir : les valeurs de la République sont celles de toute l’Humanité, laquelle a vocation ou est appelée à le reconnaître. Les valeurs de la République seraient universelles, mais l’Humanité, comme nos élèves, ne le comprendrait pas encore. Les ennemis de la République sont ceux de l’Humanité. La seule façon de nos jours d’entretenir sans rire ce messianisme est de rester extrêmement flou pour ne pas être obligé de reconnaître qu’au niveau de généralité et d’abstraction qu’il requiert, les valeurs de la République n’ont rien de spécifiquement français. Mais, lorsque l’on réduit la focale pour dégager quelque chose de spécifiquement français dans la façon dont ces principes sont mis en oeuvre, on trouve des choses intéressantes ou pittoresques, mais rien de vraiment universel, rien qui ait une vocation universelle autre qu’incantatoire. Et on a alors un souci : sans une certaine vocation universelle, ces principes ou valeurs voient leur force diminuée. Le problème se pose aujourd’hui, puisque le refus de la République d’accueillir un nombre raisonnable de réfugiés syriens affaiblit sa légitimité à se proclamer fraternelle. La fraternité, en effet, se conçoit difficilement sans une certaine vocation universelle. Je me permets de joindre, en annexe (annexe C) à cette lettre, une adresse aux intersyndicales afin d’alerter madame la ministre du fait que le peu de fraternité que la République montre à l’égard des réfugiés syriens risque de troubler les efforts que nous déployons dans le cadre de la Grande Mobilisation de l’École pour les Valeurs de la République.
19 J’ai prévu de travailler sur le déploiement et l’inflation vertigineuse de la référence à la laïcité scolaire depuis les attentats de janvier. La confusion qui a présidé à l’enchaînement attentats, réponse au terrorisme par l’école et explication mono-causale des problèmes de l’école par l’affaiblissement de la référence laïque est d’autant plus frappante qu’elle s’articule avec l’affirmation perçue comme une évidence que tout cela est parfaitement clair.
20 Je trouve que dans les témoignages d’enseignants, il y a comme un passage obligé, celui de l’évocation d’une émotion qui annonce une forme de révélation. Vous parlez de votre nuit d’insomnie, moi de l’émotion que j’ai éprouvée devant le télescopage improbable qui s’est produit et l’impossibilité morale d’interroger le témoin de façon froidement scientifique. Cela ne me dérange pas que nous ayons des émotions ou que nous en parlions. Ce qui peut poser problème, c’est que convoquer l’émotion soit moins une façon d’éclairer un problème qu’un moyen rhétorique de légitimation. Plus problématique encore est l’idée que l’émotion légitime une démarche pédagogique ou de recherche. C’est, me semble-t-il, ce pari épistémologique sur l’émotion, mais aussi sur l’empathie et l’imagination qui explique les extraordinaires égarements des cas Pastor et Marco en Espagne. Voir note 26.
21 Source ?
22 Je viens de me dire, au vu de mon emploi du temps, que cette « certitude » n’est pas aussi certaine que cela. C’est étrange, ce sentiment de lutter ainsi entre la volonté d’être exact en écrivant et une tendance involontaire à construire un récit qui m’épargne. Je ne reviens pas en arrière pour modifier mon texte car je tiens à laisser une trace de ces mouvements de mon esprit : ce qui se joue ici, c’est le dilemme qu’affronte Ryan dans le texte de Borges et peut-être aussi le vôtre lorsque vous écriviez votre témoignage et analysiez les événements que vous racontez. C’est aussi celui sur lequel mes élèves ont eu, en lecteurs, à se prononcer : épargner Kilpatrick, c’est protéger l’honneur de l’aïeul mais aussi protéger le prestige d’être le descendant d’un héros. La question de l’échelle du temps est importante et elle aurait pu être mobilisée par mes élèves pour annuler le dispositif dont je vous parlais plus haut : lorsque j’essayais de les amener à considérer la possibilité que Ryan ait mal agi et qu’il avait l’obligation de dire la vérité, j’avais recours à une expérience mentale dont on a déjà parlé : « Dois-je te mentir pour protéger un mythe national français ? ». Mes élèves auraient pu me dire : «Diriez-vous la vérité s’il s’agissait de votre grand-père ? Et si c’était votre père ? Et si c’était vous ? ». Le droit prend acte de l’absence d’isomorphisme des obligations du citoyen en le dédouanant de l’obligation de s’incriminer (https://revdh.revues.org/1091). L’année prochaine, si les élèves ne pensent pas à cette objection, je me la ferai moi-même en cours. Je n’ai su le faire cette année-ci. Comme je disais plus haut, en cours, on fait de son mieux, mais comme on peut quand-même. Dans le dispositif narratif de Borges, la question de l’universalité de la situation qu’il va traiter est fondamental. Je ne m’attendais pas le voir à l’œuvre en moi, dans cette tension qui se manifeste, pendant que je vous écris, dans la façon dont je reconstitue ces événements passés.
23 Cette affirmation est trop rapide. Une conversation récente et rapide avec une collègue d’histoire me fait envisager une autre possibilité : on ne fait pas venir le témoin pour susciter l’émotion mais pour donner à voir comment se constitue la mémoire des événements passés. Mes considérations ne concernent pas directement ce cas de figure, mais la situation où l’on cherche à susciter l’émotion de l’élève par la confrontation avec un survivant de l’horreur, ce qui, encore une fois, ne me paraît pas forcément illégitime.
24 Pour moi, votre dispositif pédagogique relève de cette technique narrative qui consiste à présenter quelque chose au lecteur, puis, de brusquement révéler que les choses ne sont pas comme on le pensait. Cette démarche pose un problème moral : si, en littérature, il est acquis qu’une telle démarche est licite, il est moins certain qu’elle le soit dans le cadre du cours où l’élève n’a pas donné son consentement à participer à ce type de jeux et alors même qu’il part du principe qu’il ne fera pas l’objet de jeux sans son consentement. Cette note est injuste à votre égard en ceci que j’ignore en quoi a consisté exactement votre cours. Elle est injuste à l’égard d’un certain nombre de pratiques pédagogiques qui s’autorisent certains écarts par rapport à des principes qui ne peuvent être interprétés de façon trop rigide. Il faut noter aussi qu’on peut jouer certains « tours » aux élèves, pour autant que la plaisanterie soit raisonnable et que l’on rétablisse très rapidement une situation normale. Je pense à un cours que j’ai donné il y a des années sur Uqbar, Tlön, orbis tertius, un récit de Borges dans lequel la fiction se substitue au monde réel. L’un des premier signes de ce remplacement et l’apparition de cônes faits d’un métal tellement dense que le fait de les poser sur la paume de sa main laisse sur celle-ci une tache indélébile. Alors que l’on venait de lire le passage, j’ai tendu ma main vers les élèves en leur montrant ma paume sur laquelle j’avais dessiné au crayon gris un rond : « Une tache comme celle-ci », avais-je lancé. J’avais fait ce petit numéro deux ou trois fois. À chaque fois les choses s’étaient dérouléees de façon différente et j’avais dû adopter ma gestuelle et mon comportement pour que surgisse le rire qui levait l’emprise que ma mise en scène avait suscitée. Il faut donc nuancer ce que je disais plus haut : il y a une forme d’accord implicite aux termes duquel, nous pouvons faire des blagues raisonnables, voire induire en erreur pendant un temps très court, faire donc ces jeux dont je parle. Mais je récuse une tendance à faire de tout cours une mise en scène ou une « activité » destinée à faire dire des choses. Excusez-moi encore, monsieur Dilhac, je mets en scène des situations inspirées de quelques éléments de votre cours pour vous parler de toutes ces questions, mais il faut garder à l’esprit que ce sont des expériences mentales que je voudrais heuristiques mais qui ne prétendent pas du tout coïncider avec la réalité de votre enseignement. Je peux donc vous dire que ces jeux doivent être à mon sens limités et raisonnables et qu’il ne me semble pas heureux de traiter la question des camps de la mort par ce biais-là.
25 François Hartog (Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps.) considère que, de nos jours, on privilégie les traces que le passé laisse dans le présent plutôt que l’histoire elle-même. J’ai l’impression que l’engouement pour les témoins et la recherche de l’émotion éprouvée par les élèves se substituent à la connaissance et sont en cohérence avec ce présentisme qui semble être notre actuel régime d’historicité.
26 C’est ce qui s’est passé de façon étrange et éclatante avec le cas d’Antonio Pastor, l’un des faux déportés sur lesquels a porté mon cours. La faillite, en l’occurrence, ce fut celle d’une historienne reconnue mais aussi celle des médias et celle des instances de contrôle parlementaire de la télévision andalouse. J’analyse longuement la question dans un ensemble de courriers destinés aux acteurs de cette affaire et que je peux vous transmettre. Ce document a cependant deux graves défauts : il est long, dans les quarante pages, et il est en espagnol.
27 Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, 1981. Je n’ai pas le texte sous les yeux pour vous donner la ou les pages où je trouve cette affirmation.
28 Lorsque j’étais enfant, en Argentine, et que j’assistais aux matchs de l’équipe de Boca Juniors, je transposais la rhétorique glorieuse de la traversée des Andes par l’armée libératrice du général San Martín à l’épopée de mon équipe. L’efficacité d’une certaine rhétorique sur le cerveau d’un enfant ne garantit pas qu’il en fera bon usage. Lorsque je me suis intéressé aux textes produits par ceux qui défendaient l’action de la dictature argentine au mépris de cortège de disparus, torturés et enfants volés, j’ai retrouvé cette rhétorique familière. Lors des travaux de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession, des sénateurs ont à plusieurs reprises demandé la mise en place d’un récit national et réclamé que le mot « patrie » retrouve ses droits à l’école. S’il est certain et visible que le mot leur parle, si l’on peut même concevoir qu’il les touche et les émeuve, il n’est pas du tout certain qu’il y ait une réflexion très claire sur les effets escomptés -autres qu’électoralistes- de la démarche qu’ils prônent.
29 Henri Alleg a pas mal tourné , m’objecte une collègue. Dont acte. Mais je continue de penser que cela a été plutôt rare. Je peux reformuler mon propos pour évoquer non « les hommes et les femmes que les militaires français ont torturés », mais « les Algériens que les militaires français ont torturés ». La validité de l’exemple n’en sera pas altérée, puisqu’il sert à montrer que le recours au témoin n’est pas systématique et qu’il se peut qu’il ne soit pas toujours fondé sur des critères pédagogiques objectifs.
30 Voir Marie-Monique Robin, auteure du livre Escadrons de la mort, l’école française et du documentaire du même titre qui a reçu le prix du « meilleur documentaire politique de l’année » décerné par l’Assemblée nationale en 2004.
31 « Sans doute le législateur est-il tenu à une obligation de cohérence, mais cette obligation n’est pas juridique, elle est seulement morale. » http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1999_num_54_6_279813
32 On pourrait généraliser en postulant une sorte de principe plus abstrait de contiguïté morale : nous traitons de façon particulière certains événements qui nous sont proches ou contigus moralement, pour les raisons énoncées plus haut ou pour d’autres. Cette position invite à tenir compte d’un critère d’opportunité : nous accordons une importance particulière, disons, au génocide arménien ou à l’esclavage parce qu’il y a beaucoup de descendants d’Arméniens ou de noirs en France. Non qu’il faille étudier l’histoire de chaque communauté, mais qu’il est important que l’école soit un lieu pacifique et civil ou l’on aborde par la raison les interactions mémorielles qui existent aujourd’hui dans la population française. Les citoyens français d’aujourd’hui sont porteurs de mémoires multiples que le fait d’être Français n’efface pas. De même qu’il est légitime de donner une importance particulière aux faits qui se sont déroulés sur le sol français ou européen, il peut être légitime, par le principe de contiguïté morale que je pose, d’accorder un intérêt particulier à des événements mémoriellement significatifs pour les filles et les garçons qui sont les citoyens de demain et auxquels nous ne saurions demander d’oublier qu’ils sont nés de parents arméniens, algériens ou noirs. L’histoire en général et l’histoire à l’école en particulier a partie liée avec le présent, d’où elle s’écrit. Le nier peut être interprété utilement comme une volonté d’universaliser une vision particulière. Le reconnaître n’implique pas de tomber dans le relativisme ou le présentisme, mais invite à penser avec rigueur et sérénité des questions que l’on doit se garder de traiter par l’émotion et les vérités présumées. Je précise aussi qu’il ne s’agit pas de privilégier le proche à l’universel, mais de choisir des portes d’entrée à l’universel qui s’appuient sur des expériences de vie propres ou transmises par les aînés. L’État peut être neutre et l’enseignement aspirer à l’universel sans pour autant poser l’hypothèse irréaliste, qui devient injonction voilée, d’un individu neutre et dépouillé de toute histoire ou mémoire personnelle. L’entrée à l’universel ne saurait donc faire fi de l’individuel. C’est lorsque la République ne sait plus être aveugle aux différences qu’elle entreprend de les détruire. C’est ce qui s’est passé avec la loi sur le voile : la République a imposé la suppression de ce voile qu’elle ne savait plus ne pas voir en raison du fait qu’elle avait perdu la position de neutralité qu’elle aurait dû avoir. Supprimer le voile vise à restaurer la neutralité, mais elle ne le fait qu’en apparence : il vaut aveu de l’échec préalable et est une sommation au réel d’offrir le mirage d’une neutralité qui n’est plus.
33 Je redis encore ce que je disais plus haut. Je suis certain que beaucoup de mes collègues font un excellent travail sur la question du nazisme. Je suis aussi conscient du fait que je n’ai pas les moyens d’avoir une vision globale de la façon dont la question est enseignée en France. Sans doute que j’enfonce des portes ouvertes. Mais je crois aussi, sans pouvoir le démontrer, que le risque que je signale est réel.
34 « Señor Enric Marco, contrabandista de irrealidades, bienvenido a la mentirosa patria de los novelistas. » http://elpais.com/diario/2005/05/15/opinion/1116108006_850215.html
35 Pour autant que je puisse en juger : je me souviens de vous avoir mis en garde contre cette compétence qu’ont tant d’élèves de dire ce que le prof veut entendre.
36 Cette expression, combien de fois ne l’ai-je pas entendue lorsque j’étais stagiaire ? Que voulez-vous faire dire aux élèves ? Je la trouve détestable et fondamentalement en contradiction avec ce qui me semble devoir être un cours. Je cherche à faire réfléchir sur quelque chose, pas à « faire dire » quelque chose. La différence peut paraître oiseuse, mais je crois qu’elle est fondamentale. D’un côté, on met en place un dispositif contraignant que le bon élève doit déchiffrer pour savoir ce que le prof veut qu’il exprime. De l’autre, on donne des documents et on demande aux élèves ce qu’ils leur « font ». Dans le premier cas, on a un dispositif fermé qui produit des élèves hétéronomes occupés à aller à la pêche aux indices que le prof dissémine, de le deuxième, on mise sur l’autonomie et on la valorise. Et je crois qu’il ne faut pas hésiter à intervenir et à dire ce que l’on veut obtenir : j’ai mis en place ce dispositif pour illustrer mon cours qui vise à vous faire réfléchir sur telle ou telle question. Je ne fais pas semblant d’être en retrait pour qu’on fasse semblant que vous découvrez par vous mêmes une « vérité ». Je simplifie outrancièrement : il est bien évidemment légitime que mon collègue de mathématiques veuille faire dire quelque chose à ses élèves si ce quelque chose est, par exemple, une étape dans une démonstration. Il est légitime aussi qu’on veuille faire que l’élève accouche de telle ou telle structure linguistique. Mais il ne me semble pas légitime, voyez-vous, de mettre en place un dispositif (je ne sais pas si cela que vous avez fait) tendant à faire trouver et dire aux élèves que la destruction des juifs a été un processus industriel. Je pense que des choses comme celles-là doivent être énoncées explicitement, par l’enseignant ou par les textes qu’il donne, et étayées. On doit éviter de déduire un tel énoncé de quelques images. Parce que ce n’est pas comme cela qu’on fait de l’histoire, par association d’idées, parce qu’il s’agit là d’une réduction sans justification valable du travail de l’historien, mais aussi de celui du philosophe rigoureux. Le collègue qui donne tous les éléments qui permettent de trouver un résultat en mathématiques est loyal : il fournit tout ce qu’il faut et l’élève peut faire, véritablement, des mathématiques. Arriver à un résultat historique ou sociologique sur les camps par association d’idées à partir de quelques images est une démarche qui caricature le travail savant et accrédite l’idée que l’analyse du nazisme et sa réalité ne reposent que sur quelques émotions habilement suscitées. Nous devons démontrer plus que faire sentir. Ou alors : faisons sentir, si l’on veut, mais précisons que l’histoire, et la philosophie, c’est autre chose. Pardonnez-moi encore, je vitupère sur un cours dont je ne sais pas grand-chose. Je vitupère contre une démarche que je crois voir poindre dans les quelques lignes qui décrivent votre cours. Ce que je voudrais, c’est soumettre à quelqu’un dont j’apprécie le travail philosophique ces questions. Pour ce faire, je pars de vous et de votre pratique, qui ne méritent pas, j’en suis conscient, la vivacité de mes reproches ou de mon indignation. Disons que la tendance que je crois déceler dans votre dispositif me paraît correspondre au réel concret d’une certaine pratique philosophique et de l’enseignement de la philosophie en France. Si j’imagine des dérives apocalyptiques pour une séquence de cours que je considère malheureuse, c’est parce que je pense que ces dérives constituent le réel concret de beaucoup de nos élèves et que je voudrais vous soumettre le problème qu’elles me posent.
38 Phrase citée par Duby, je ne me rappelle pas où.
39 L’intérêt de cet article est celui de ses défauts : la paresse intellectuelle de l’auteur le conduit à se référer exclusivement à la doxa. Il présente comme des données fiables ce qui relève au mieux d’impressions subjectives. Il m’intéresse parce qu’il résume avec complaisance le corpus de croyances que je commente en partie ici. Source : http://www.nybooks.com/articles/archives/2015/mar/05/france-on-fire/?insrc=rel
40 La Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession fournit un exemple récent et évocateur d’instrumentalisation d’une instance républicaine au service de la propagande politique ou idéologique.
41 Notons qu’il ne faut pas confondre le propos désabusé, fatigué ou amusé du prof devant une énième perle singulièrement pittoresque et le livre qui est censé traiter un problème de façon argumentée et réfléchie.
42 Les professeurs Hamon et Troper écrivent, dans leur manuel de droit constitutionnel : « En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans aucune intention d’en tirer la moindre conséquence » Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 198. Dans cette lettre, je pars du principe que l’obligation de neutralité et la laïcité ne sont pas à ranger parmi les termes destinés à obtenir l’adhésion populaire sans qu’il existe la volonté de leur faire produire des effets. Par ailleurs, je me permets de préciser que je me réfère à la la laïcité en tant qu’ensemble de dispositions de droit et non en tant qu’idéologie. Relisons donc Rivero : « Laïcité : le mot sent la poudre ; il éveille des résonances passionnelles contradictoires (…). Le seuil du droit franchi, les disputes s’apaisent. Pour le juriste, la définition de la laïcité ne soulève pas de difficulté majeure ; des conceptions fort différentes ont pu être développées par des hommes politiques dans le feu des réunions publiques ; mais une seule a trouvé sa place dans les documents officiels : les textes législatifs, les rapports parlementaires qui les commentent et les circulaires qui ont accompagné leur mise en application ont toujours entendu la laïcité en un seul sens : celui de la neutralité religieuse de l’État. » Ou encore Boussinesq : « Principe qui caractérise un État dans lequel toutes les compétences politiques et administratives sont exercées par des autorités laïques, sans participation ni intervention des autorités ecclésiastiques, et sans immixtion dans les affaires religieuses ; caractère non confessionnel de l’État associé à sa neutralité religieuse ; séparation des Églises et de l’État. » BOUSSINESQ, Jean. 1994. La laïcité française, Le Seuil.
43 Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Art L111-1 du Code de l’Éducation. Source: http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000027682584
44 Il se pourrait que ces personnes se trompent, qu’elles ne comprennent pas le problème, qu’elles soient dans l’erreur. On quitterait alors le terrain de l’opinion ou de la croyance pour celui de la connaissance. Il suffirait, dans cette hypothèse, de faire œuvre de pédagogie pour les déciller. C’est un début d’argument intéressant. Le problème, toutefois, est que si l’on n’apporte pas la démonstration attendue, l’argument est dépourvu de toute valeur. Je ne sache que l’École ait apporté la démonstration que l’énoncé « Je suis Charlie » ne pouvait être compris que dans le sens du paragraphe 1.1. de cette lettre. Si la restriction nécessaire pour rendre conforme à la laïcité le slogan « Je suis Charlie » n’est pas été fournie, l’énoncé « tu n’as pas compris ce que « Je suis Charlie » signifie » ampute ce slogan de sa signification prima facie sans justification et relève par conséquent de l’argument d’autorité et sans doute aussi de l’imposture et de l’abus de pouvoir. Il y a imposture et abus de pouvoir aussi en ceci que l’on s’arroge le monopole de l’interprétation de cet énoncé alors que l’on n’a pas été habilité pour le faire et alors que l’on ne possède pas de compétence scientifique particulière pour le faire. Le maître possède en effet une double légitimité, celle de fonder ses propos sur des connaissances (qui s’opposent aux croyances) et celle de son habilitation par l’État, qui le désigne pour exercer ses fonctions. On ne voit pas en quoi l’une ou l’autre de ces deux légitimités pourraient fonder une exégèse de l’énoncé « Je suis Charlie » qui le présenterait comme ne valant pas identification entre l’École et Charlie Hebdo. Dès lors, il y a imposture et abus de pouvoir lorsque, dans une démarche presque orwellienne, l’École dit « je suis Charlie, mais je ne suis pas Charlie ». Le maître peut déclarer qu’il donne tel ou tel sens à un énoncé, mais il ne peut pas interpréter la signification sociologique globale qu’il faut donner à l’endossement par l’École du slogan. Il ne peut pas non plus dépouiller l’élève de son droit de donner une interprétation raisonnable, mais divergente de la sienne, de l’énoncé en question. Signalons, au demeurant, que, depuis Durkheim, la sociologie ne peut faire des déclarations des acteurs une explication scientifique d’un fait social : il ne suffit pas qu’un ou plusieurs acteurs déclarent que « Je suis Charlie » signifie quelque chose pour qu’une telle signification doive être reçue comme valable et, encore moins, comme seule valable. On pourrait objecter qu’avec des critères aussi rigoureux, tout ou presque serait imposture ou abus de pouvoir et que le maître ne pourrait plus rien dire. On pourrait me reprocher aussi une exigence à géométrie variable : forte et irrespirable pour les « Je suis Charlie », faible et raisonnable ailleurs. Je pense que ce sont là des objections sérieuses. Tout énoncé peut faire l’objet de critiques et on ne saurait espérer ne choquer personne. Mais la différence entre l’affirmation que l’homme partage un ancêtre commun avec le singe ou celle de l’égalité en droits de femmes et d’hommes et l’affirmation « Je suis Charlie » réside dans l’inscription des deux premiers énoncés dans une légitimité institutionnelle assise sur des programmes résultant de procédures démocratiques et de consensus scientifiques. La liberté pédagogique n’est pas une tribune qu’on offre à l’enseignant, mais un espace qui lui est laissé pour organiser la transmission de valeurs et de connaissances dont le contenu et le périmètre sont fixés par la Nation. L’énoncé « Je suis Charlie », dans certaines de ses acceptions et, en tout cas, en son sens prima facie, ne peut asseoir sa légitimité sur les mécanisme précités. Le constater n’emporte pas un rétrécissement excessif ou inhabituel de la parole du maître. Voir note 4.
45 Dans sa célèbre Lettre aux instituteurs, (consultable ici : http://www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/75Pouvoirs_p109-116_lettre_ferry_instituteurs.pdf ) Jules Ferry écrit, page 111 : Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposés, un docte enseignement ? Non ! La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. Il nous semble que la restriction de la parole du maître que cette recommandation implique est excessive : la bonne foi ne saurait être un critère suffisant pour écarter un propos conforme aux valeurs de la République. C’est pour cela que nous restreignons ici la restriction de Jules Ferry : le maître n’est pas tenu de taire un propos conforme à l’obligation de neutralité qui choquerait pour des raisons non républicaines. On peut en effet imaginer qu’un père de famille croyant refuse de bonne foi son assentiment à l’affirmation que la terre n’a pas été crée il y a 6000 ans; on peut aussi imaginer que des valeurs telles que l’égalité hommes-femmes ou la non-discrimination des homosexuels heurte « sincèrement » un croyant. Il faut donc que deux conditions soient remplies pour limiter l’expression du maître : que celle-ci heurte (1) et que (1) soit dû (2) à des motifs recevables en république.
46 Voici quelques liens renvoyant à des prises de position qui affirment que la signification de « Je suis Charlie » ne se limite pas à celle qui la rendrait acceptable pour affichage dans les écoles : http://www.consulfrance-montreal.org/La-liberte-d-expression-droit ; http://blog.mondediplo.net/2015-01-19-Charlie-je-ne-veux-voir-depasser-aucune-tete http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307471-je-suis-charlie-un-slogan-aux-6-significations-veillons-a-conserver-l-unite-apres-coup.html ; http://www.les-crises.fr/indecense-rendons-hommage-a-charlie/ ; http://notre-epoque.fr/2015/01/pourquoi-le-slogan-je-suis-charlie-est-problematique-voire-dangereux/ ; http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/15/non-a-l-union-sacree_4557288_3232.html#0l7W1pHAkGj3J0Lt.99 ; http://www.aid97400.lautre.net/spip.php?article1351 ; http://lmsi.net/De-quoi-Charlie-est-il-le-nom ; http://www.ujfp.org/spip.php?article3768 . On peut aussi se référer à l’ouvrage Qui est Charlie ?, (Seuil, 2015) dont le contenu est loin d’être consensuel, mais dont l’honorabilité républicaine de l’auteur, le démographe et anthropologue Emmanuel Todd, n’est pas mise en doute. Il se pourrait que parmi ceux qui récusent la formule il y ait des Emmanuel Todd en herbe. En tout cas, l’École ne saurait exciper d’une supposée faiblesse intellectuelle de ses élèves pour présumer coupable toute contestation du slogan en question.
47 On pourrait argumenter que les caractéristiques constitutives de l’École dressent une barrière devant la transposition. Étant donné que l’École est présumée neutre, elle ne peut avoir dit ce qu’elle a dit si ce qu’elle a dit est contraire à son obligation de neutralité. Cette tautologie n’est pas aussi absurde qu’elle le paraît. On invoque bien la sagesse du législateur pour écarter certaines interprétations de la la loi : le législateur n’a pas pu vouloir ce qu’il a l’air d’avoir voulu car cela impliquerait qu’il ne soit pas sage. Dans notre cas, ce serait faire preuve de mauvaise foi que de prêter un sens au slogan analysé qu’il ne saurait avoir dès lors qu’il est endossé par l’École, présumée neutre. On peut répondre, dans un premier temps, que le recours à la sagesse du législateur comme méthode d’interprétation comporte des inconvénients non négligeables, notamment celui de susciter de l’insécurité juridique, puisqu’il réduit la possibilité pour le citoyen d’anticiper une application rationnelle du texte de loi. On peut aussi observer que la parole de l’École ne s’adresse pas à des professionnels du droit, mais à la société dans son ensemble, laquelle n’est pas censée l’interpréter suivant les méthodes de l’exégèse juridique. On peut ajouter que la neutralité n’a pas à être lue comme une présomption mais comme une exigence qui requiert un effort constant dont la mise en œuvre est impossible si la neutralité doit être partout et toujours présumée déjà là. Enfin, en société, contrairement à ce qu’il se passe en droit, personne n’a le monopôle de l’interprétation efficace d’un texte (voir Troper, Philosophie du droit, PUF, 2011), ce qui implique que l’on ne peut écarter une interprétation raisonnable d’un énoncé au prétexte que celui qui l’a émis n’aurait pas pu vouloir dire ce que l’énoncé dit.
48 Ramener un désaccord politique ou philosophique à l’incompréhension supposée de l’enjeu par son interlocuteur est un artifice rhétorique inopérant et déloyal qui nie le pluralisme irréductible de toute société démocratique : voir Rawls (Théorie de la justice, Point, 1997), Labord (Français, encore un effort pour être républicains, Seuil, 2010), Dilhac (La tolérance, un risque pour la démocratie?, Vrin, 2014). Ce procédé a été utilisé ad nauseam pour justifier la loi sur le foulard de 2004 : ceux qui considèrent que cette loi porte atteinte à la liberté de conscience ne l’ont pas « comprise ». Que des juristes éminents questionnent la loi n’ébranle en rien les certitudes de certains de défenseurs, qui entendent surplomber le débat du haut de leur position administrative ou politique ou encore par le biais de la gesticulation médiatique. Ladite loi peut être défendue, mais elle ne saurait l’être en niant la légitimité de ceux qui formulent des critiques fondées, rationnelles et républicaines à son encontre (Baubérot, Labord, Dilhac, Leiter et autres).
49 Voir note 3.
51 http://www.lemonde.fr/idees/article/2007/05/23/nous-sommes-tous-americains_913706_3232.html#z2ZbJruIzWMktSFV.99
52 Coleridge écrit, dans Biographia Literaria, 1817, Chapitre XIV (cité ici : http://en.wikipedia.org/wiki/Suspension_of_disbelief#cite_note-4 ) : « … It was agreed, that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. Mr. Wordsworth on the other hand was to propose to himself as his object, to give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind’s attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us … »
53 Il ne s’agit pas, à ce stade, de prouver que l’énoncé « Je suis Charlie » n’avait pas sa place à l’école, mais de montrer la difficulté émotionnelle qu’il y a à s’identifier à quelqu’un dont le comportement nous répugne. Bien entendu, si éprouver de la répugnance pour Charlie Hebdo revient à rejeter les valeurs de la République, cette répugnance devra être combattue, mais je crains que démontrer la validité de l’équation Charlie = valeurs de la République ne soit pas une tâche aisée.
54 Noam Chomsky met utilement en parallèle l’attaque de Charlie Hebdo par les frères Kouachi et celle de la télévision serbe menée par l’aviation des États-Unis. : There was an official justification. “NATO and American officials defended the attack,” Erlanger reports, “as an effort to undermine the regime of President Slobodan Milosevic of Yugoslavia.” Pentagon spokesman Kenneth Bacon told a briefing in Washington that “Serb TV is as much a part of Milosevic’s murder machine as his military is” hence a legitimate target of attack. Source : https://zcomm.org/znetarticle/we-are-all-fill-in-the-blank/ .
55 On ne saurait objecter que que l’on ne demande pas aux élèves de dire « Je suis Charlie ». Lorsque l’École dit « Je suis Charlie », elle impose cette identification aux élèves, qui font partie de l’École. Cette question est traitée plus en détail dans le paragraphe 1.2.
56 Je me réfère au premier Austin, celui de How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, 1962 (eds. J. O. Urmson and Marina Sbisà), Oxford: Clarendon Press. Voir note 16.
57 Pierre Melka, avocat de la publication, explique que « Je suis Charlie, c’est un état d’esprit, cela veut dire aussi le droit au blasphème » ( http://www.lepoint.fr/societe/richard-malka-l-esprit-de-charlie-c-est-le-droit-au-blaspheme-12-01-2015-1895767_23.php ). Caroline Fourest, collaboratrice du journal, déclarait récemment : «Aussi bizarre, que cela puisse paraître, il faut ce degré d’impertinence et de désacralisation pour protéger aussi bien les croyants que les non-croyants. C’est grâce à ce droit au blasphème que la laïcité tient bon. Il faut donc faire son éloge pour se tenir aux côtés des blasphémateurs quand on menace de les tuer.». ( http://www.lematin.ch/culture/livres/Le-droit-au-blaspheme-est-notre-bien-le-plus-sacre/story/28545145 ). Cette volonté de choquer -ou de blasphémer- apparaît de façon éclatante dans la publication elle-même. Un exemple particulièrement frappant de cette posture nous paraît être le dessin dit « La Sainte-Trinité de Charlie », où l’on voit le Saint-Esprit, figuré par un triangle, planté dans l’anus de Jésus, lequel Jésus sodomise Dieu. Peut-être ce dessin était-il destiné à tester ou à montrer le contraste entre la virulence des musulmans et la réaction civilisée des chrétiens ou peut-être que la publication a voulu prouver qu’elle offensait aussi les chrétiens. Ces éventualités doteraient la démarche d’une forme primaire d’argumentation, mais, même admises, elles n’invalident pas l’exemple. Il semblerait que le caractère blasphématoire de certaines prises de position de Charlie Hebdo ne soit pas à démontrer.
59 David Pasteger remarque, après d’autres, que la notion d’énoncé performatif du premier Austin est particulièrement pertinente en ce qui concerne la valeur juridique d’un énoncé. On peut extrapoler ses commentaires aux énoncés auto-implicatifs des croyants : dire « Je crois en toi, Seigneur » ou « Allah est le seul Dieu et Mohamed est son prophète » est pour le croyant un énoncé performatif qui l’engage ; pour lui, « dire, c’est faire ». David Pasteger, «Actes de langage et jurisprudence. Illustrations de la réception de la théorie austinienne de la performativité du langage dans la pratique juridique», Dissensus[En ligne], Dossier : Droit et philosophie du langage ordinaire, N° 3 (février 2010), URL : http://popups.ulg.ac.be/2031-4981/index.php?id=702. Observons à ce sujet qu’Irène Rosier dans La Parole efficace, explore les antécédents médiévaux [et théologiques] de la théorie des énoncés performatifs. Source : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TRANS_105_0017
60 Il ne faut déduire de ces remarques une prise de position en faveur de l’idée que les religions devraient avoir droit à des égards ou des protections particulières, mais seulement à montrer la forme que peuvent prendre certaines atteintes à la liberté de conscience auxquelles se subsument celles portées à la liberté de conscience des croyants. Nous suivons ici les positions de Brian Leiter dans Why tolerate religion ? ( http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=904640 ) dont les principes me semblent s’intégrer sans difficulté majeure dans le corpus de la la laïcité historique française (mais s’opposent frontalement à la nouvelle laïcité, celle que Jean Baubérot nomme laïcité falsifiée dans La laïcité falsifiée : Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Éditions La Découverte, 212 p.) On peut trouver des arguments plus « multiculturalistes » intellectuellement intéressants mais superflus pour ma démonstration dans Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? Théorie d’un impératif politique, Paris, Vrin, 2014, 238 p. On peut lire ici : http://www.erudit.org/revue/philoso/2013/v40/n1/1018388ar.html?vue=resume&mode=restriction un compte-rendu critique de Leiter (Brian Leiter, Why Tolerate Religion ? Princeton, Princeton University Press, 2013, 192 p) par Dilhac.
61 « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances». Article Ier de la Constitution. Source : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?idArticle=LEGIARTI000019240997&cidTexte=LEGITEXT000006071194&dateTexte=vig
62 Drawing on both ethological studies and a rich teoretical legacy beginning withe Durkheim (1969), evolutionary anthropologists have proposed that religious bahaviors constitute costly signals that contribute to social cohesion (Cronk 1994a ; Irons 1996a, 1996b, 2001 ; Sosis 2003b). Voir aussi : P. Boyer, Et l’homme créa les dieux : Comment expliquer la religion, Robert Laffont, Paris, 2001 Voir aussi wikipédia : Richard Sosis et Candace Alcorta ont procédé à une réexamination de plusieurs théories répandues quant à la valeur sélective (fitness) de la religion. Beaucoup sont des « théories de solidarité sociale », qui auraient évolué comme une amélioration de la coopération et de la cohésion entre groupes. L’appartenance à un groupe offre en échange des bénéfices qui peuvent à leur tour améliorer les chances de survie et de reproduction d’un individu.
Ces théories de solidarité sociale pourraient expliquer la nature douloureuse ou dangereuse de nombreux rituels religieux. La théorie du handicap suggère que de tels rituels pourraient servir de signaux publics, et difficiles à simuler, montrant que l’implication d’un individu pour le groupe est sincère (nous soulignons). Comme il y aurait un intérêt considérable à essayer de tricher sur le système (en profitant des avantages liés à l’appartenance à un groupe sans pour autant en subir les coûts), le rituel ne pourrait pas être quelque chose de simple pouvant être pris à la légère. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_%C3%A9volutionniste_de_la_religion
63 Voir, par exemple : http://www.slate.fr/story/96597/musulmans-desolidariser-charlie-hebdo
64 Ce prix peut être particulièrement élevé pour le croyant. D’une part, en raison du parti pris de choquer du journal et, d’autre part, en raison de l’importance des formules performatives dans les rituels chrétiens et musulmans, qui font appel à des actes de langage dont la profération engage le croyant. Du fait de ce prix élevé, le slogan « Je suis Charlie » est un marqueur fort efficace pour évaluer la volonté d’adhérer des musulmans à ce qui peut être vu comme une religion civile (voir note 21, notre soulignement).
65 Il y a une tension dans nos sociétés entre deux légitimités : celle du passé et celle des gens. D’un côté, on dit que les « nouveaux venus » doivent s’adapter et donner des gages pour prouver qu’ils deviennent ce que l’on veut qu’ils soient. D’un autre côté, on dit que la souveraineté réside dans la Nation et dans les citoyens qui l’incarnent, lesquels n’ont pas payer tribut -sauf s’ils y consentent- à ceux qui, par le passé, l’incarnèrent. La logique républicaine privilégie la deuxième solution : la République est faite de ses habitants d’aujourd’hui et est appelée à évoluer au gré de ce que ceux-ci décident librement. M. Finkielkraut, qui a bien compris la dynamique à l’œuvre, en appelle à nos mœurs, par delà la République, ces mœurs dont il craint le sacrifice à notre idée du droit : Pourquoi la France tient-elle jusqu’à présent à maintenir ces interdictions ? Ce n’est pas seulement au nom de ses valeurs, mais aussi au nom de sa civilisation et de ses mœurs. Et je pressens le sacrifice, à notre idée du droit, de nos mœurs, qui vont au-delà de nos coutumes mais qui incluent aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Je crois précisément qu’il faut que l’école soit l’un des lieux d’apprentissage, par-delà les valeurs républicaines, de la civilisation française. La difficulté provient également de la remise en cause de l’idée nationale. La nation ayant succombé à plusieurs reprises au nationalisme, les esprits étant à la construction européenne, il est de plus en plus difficile de parler, d’assumer même, l’existence d’une civilisation française. C’est pourtant ce qui doit être réaffirmé. Quoi qu’il en soit, il est clair que notre droit nous commande, à nous, enseignants, de ne sacrifier ni le droit ni la République à nos mœurs. Il nous faut donc être vigilants face aux appels de dépassement de la République, qui sont aussi une passion anti-républicaine, prompte, d’ailleurs, à emprunter les atours de la laïcité. Il est préoccupant, par ailleurs, d’observer que ce propos anti-républicain, tenu devant la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession, n’ait pas appelé de remarque de la part des sénateurs de la République qui le reçurent. Source de la citation de Finkielkraut : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20150216/educ.html#toc6
66Jean Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ? French Politics, Culture & Society Vol. 25, No. 2 (Summer 2007), pp. 3-18.
67Voir aussi Olivier Roy : Le laïc dit aujourd’hui : « il faut réformer la religion ». Cela est problématique. Le laïc est supposé s’interdire de parler de la religion. La loi de 1905 ne légifère pas sur le religieux, mais sur le culte, c’est-à-dire sur la pratique. Or aujourd’hui, la laïcité devient l’expulsion de la religion de l’espace public vers l’espace privé. On note une évolution dérangeante : c’était un principe constitutionnel de la séparation de l’Église et de l’État, et un principe juridique de l’organisation de la pratique des cultes dans l’espace public. Maintenant on parle de « valeurs laïques », de « morale laïque », elle est devenue une idéologie. D’où le conflit avec le religieux. Source : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/olivier-roy-la-laicite-est-devenue-une-ideologie-13-03-2015-4600_118.php Ou encore, le même Olivier Roy dans Le Monde : L’enjeu, au-delà d’une dimension purement sécuritaire qui est parfaitement gérable (non, il ne s’agit pas du 11-septembre français, – un peu de tenue et de retenue !), est celui de la présence musulmane en France. Cet enjeu se posait bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, mais dans des termes politiquement « localisés » : l’obsession populiste anti-immigration, les angoisses civilisationnelles d’une droite conservatrice se réclamant d’un christianisme identitaire, ou bien la phobie antireligieuse d’une laïcité venue de la gauche, mais qui s’est elle aussi transformée en discours identitaire attrape-tout récupéré par le Front national (FN). Ou, encore, dans le même entretien : Pour simplifier (mais tout est simplification aujourd’hui), deux discours se partagent l’espace public. Le discours désormais dominant (même s’il prétend toujours s’opposer au « politiquement correct », alors qu’il est devenu « le » politiquement correct) considère que le terrorisme est l’expression exacerbée d’un « vrai » islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant, même si ces choix se font plus par défaut et par ressentiment que par certitude de détenir la vérité. En un mot, tout musulman serait porteur d’un logiciel coranique implanté dans son subconscient qui le rendrait, même modéré, inassimilable, à moins, bien sûr, de proclamer haut et fort sa conversion publique à un improbable islam libéral, féministe et « gay-friendly », si possible sur un plateau télé sous les coups d’un journaliste pugnace et intransigeant, lequel pourrait se rattraper de ses complaisances envers les grands « chrétiens » de ce monde. Cette demande de « soumission » est désormais récurrente (« pourquoi vous, les musulmans, ne condamnez pas le terrorisme ? »). Et c’est sans doute par antinomie que Michel Houellebecq invente la soumission à rebours.
Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/09/la-peur-d-une-communaute-qui-n-existe-pas_4552804_3232.html#RRby5RJcTUxC2GFf.99
68 L’un de vos prédécesseurs, Vincent Peillon, illustre, avec une passion face à laquelle toute contre-argumentation fondée en raison paraît vaine, l’idée que la laïcité est une religion : Car toute l’opération consiste bien, avec la foi laïque, à changer la nature même de la religion, de Dieu, du Christ, et à terrasser définitivement l’Église. Non pas seulement l’Église catholique, mais toute Église et toute orthodoxie. Déisme humain, humanisation de Jésus, religion sans dogme ni autorité ni Église, toute l’opération de la laïcité consiste à ne pas abandonner l’idéal, l’infini, la justice et l’amour, le divin, mais à les reconduire dans le fini sous l’espèce d’une exigence et d’une tâche à la fois intellectuelles, morales et politiques. Une religion pour la République : La foi laïque de Ferdinand Buisson, Vincent Peillon, éd. Seuil, 2011, p. 277. Lorsque j’ai lu ces affirmations et que je les ai confrontées à la charte de la laïcité dont le ministre a disposé l’affichage ostensible dans nos établissements, j’ai ressenti le besoin impérieux de donner un sens métaphorique aux propos de monsieur Peillon. Mais j’avoue ne pas savoir très bien à quoi de républicain peuvent renvoyer ces figures qui font de mon lycée un temple et de moi un prêtre. Je suis, pour l’heure, perplexe.
69 On parle bien ici des personnels, pas des élèves. La question de la liberté d’expression de ces derniers recoupe, certes, la question de la neutralité de l’État, comme le montre la question des signes religieux. Mais que des élèves disent « Je suis Charlie » n’a pas tout à fait la même signification que si ce sont les enseignants qui le font. Il est vrai que la loi sur le foulard de 2004 ( http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000417977&categorieLien=id ), en rupture avec la position adoptée par le Conseil d’État (http://www.conseil-etat.fr/content/download/635/1933/version/1/file/346893.pdf), marque le début d’une évolution visant à restreindre la liberté d’expression des élèves en leur imposant une obligation de neutralité qui jusque là concernait l’État, mais pas eux. Il n’en reste pas moins que cette évolution n’a pas conduit à imposer aux élèves tout à fait les mêmes obligations qu’aux enseignants.
70 « D’une manière générale, personne ne doit pouvoir se plaindre en mettant son enfant à l’école publique que celui-ci a été contraint de subir une manifestation qu’il désapprouve par ailleurs. Dans l’espace civil, il en va autrement, puisqu’on est libre d’aller ailleurs. » C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin 2007, p. 55.
71 Le fait que la minute de silence ait été, dans nombre d’établissements, imposée renforce la perception que l’École a bel et bien voulu contraindre tous ses élèves à être Charlie. Je me permets de renvoyer à ce sujet à la lettre en annexe que j’adresse à madame Laborde, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession.
72 Cette retenue, dans le chef des élèves, est un acte de fraternité et de générosité. Elle peut être exercée sur soi, mais pas pour autrui. Si nos élèves peuvent choisir d’ignorer les offenses qui leur sont faites, nous, en tant qu’enseignants, ne pouvons nous soustraire à l’obligation de les protéger s’ils sont victimes d’injustices qui découlent d’une atteinte portée aux valeurs fondamentales de l’École que nous avons mission d’incarner et de faire partager.
73 Qui, du reste, ne me semble pas en demander tant, comme le dit, en toute simplicité, Riss au Monde : « On a le droit de dire ’Je ne suis pas Charlie’. La question est de le dire pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Si c’est pour défendre des terroristes, là j’ai du mal… Après, on est en démocratie. Tout le monde n’est pas obligé d’aimer Charlie. » http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2015/01/20/riss-la-porte-s-est-ouverte-un-type-en-noir-a-surgi-avec-une-mitraillette_4559650_3236.html#VaTvTFJXfUkeB4FW.99
74On peut remarquer que l’École n’a pas dit : « Je suis Ahmed Mérabet ». Symboliquement, ce policier était un parfait héros républicain. Il est tombé dans l’exercice de son devoir de fonctionnaire et de policier en essayant d’arrêter ceux qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo au prétexte qu’ils avaient offensé l’Islam, alors qu’il était lui-même musulman. Il est sans doute mort sans savoir pourquoi on tirait sur lui, mais cela ne diminue pas son héroïsme, car en devenant policier il a accepté le risque inhérent à cette façon de servir la République. Il ne s’agit certainement pas de diminuer l’horreur que produisent l’ensemble des assassinats qui ont été commis, mais de remarquer que lorsque la société, suivie par l’Éducation Nationale, s’est donnée des héros, elle a écarté Ahmed Merabet et les autres victimes, alors que d’autres récits, d’autres fictions que celle finalement choisie –« Je suis Charlie« -, auraient aussi pu nous fédérer, et peut-être plus largement.
75Il est peu aisé d’établir la réalité d’une sensibilité blessée ou offensée, qui sont des états mentaux non immédiatement accessibles à l’observateur extérieur. On peut toutefois invoquer utilement la décision 307764 du Conseil d’État (http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000020377598&fastReqId=928715108&fastPos=1 ) : Considérant que la cour administrative d’appel a souverainement constaté, sans dénaturation, que Mlle A qui, après avoir revêtu un foulard islamique, l’avait remplacé par d’autres couvre-chefs, a refusé de façon déterminée de les retirer malgré les demandes de l’administration ; qu’elle a pu, dès lors, déduire de ces constatations, sans méconnaître les dispositions précitées, que les conditions dans lesquelles ces coiffures étaient portées étaient de nature à faire regarder l’intéressée comme ayant manifesté ostensiblement son appartenance religieuse. Il ressort de cette décision que le port passé d’un foulard suffit à conférer une nature de signe religieux ostentatoire à un couvre-chef qui ne l’aurait pas été per se et que cette nature de signe religieux d’un couvre chef n’a pas à être constatée objectivement, puisqu’il suffit que la personne soit regardée comme ayant manifesté ostensiblement son appartenance religieuse. Si des mécanismes intellectuels aussi subtils suffisent à prouver une manifestation ostensible d’appartenance religieuse, il semble clair que l’on doit admettre que l’état mental qui correspond à une sensibilité blessée soit établi à partir des dessins de Charlie Hebdo et des déclarations de nombreuses personnes que ces dessins heurtent. Et ce, par ailleurs, quoi qu’on puisse penser de la décision mentionnée, cohérente sans doute avec la CIRCULAIRE N°2004-084 Du 18-5-2004 JO du 22-5-2004 dont on peut penser qu’elle fait dire à la loi ce qu’elle ne dit pas, en ceci qu’en ses termes, le signe interdit est celui dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse, alors que la loi ne prévoit pas de situer dans la subjectivité du public la définition d’un signe religieux, définition qui ne peut dès lors qu’être objective. La différence est importante, car un bandeau ou une jupe, portés par une jeune fille aux traits maghrébins, peut conduire à reconnaître immédiatement une appartenance religieuse, alors qu’ils ne le permettront pas s’ils sont portés par la fille d’un couple de Suédois.
76 Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’État : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070169&dateTexte=20080306
77 Il faut aussi remarquer que le recours abusif à cette forme d’auto-exonération a un coût non négligeable en ce sens qu’elle affaiblit notre prestige et notre autorité et ce, pour deux raisons. D’une part, parce qu’il est peu élégant de s’exonérer soi-même et, d’autre part, parce que il est dans nos attributions mêmes de donner à voir une forme rationnelle, neutre et distanciée de penser le monde. Plus que pour tout autre, en appeler à l’émotion nous délégitime dans nos missions. Je viens de lire sous la plume d’Emmanuel Todd (ibid) que la France a vécu en janvier 2015 un accès d’hystérie. Son analyse renforce l’idée de la non-imputabilité de l’atteinte à la laïcité dont il est question ici, puisque l’hystérie va sans doute au-delà de la simple abolition du discernement requise pour notre démonstration. Mais il ne faut pas trop se réjouir : on mesure sans mal à quel point exciper d’un accès d’hystérie pour nier qu’il y ait eu faute aurait des effets pernicieux. Restons-en donc à la notion plus sobre et juridique d’abolition du discernement.
78 L’ANNEXE I contient le courrier adressé à madame Laborde.
79 La minute de silence fut proposée dans certains établissements, ce qui ne me semble pas poser de problème légal immédiat, mais imposée dans d’autres. Mes doutes portent sur la légalité de l’imposition de la minute de silence, non sur la proposition faite aux élèves de s’y associer.
80 J’aurais aimé effectuer une analyse plus détaillée de la question que je vous soumets avant de vous écrire, madame la Présidente. Peut-être serais-je arrivé à la conclusion qu’il n’y avait rien à craindre et que tous ces incidents qui ont tant occupé votre commission ont, comme le dit la proposition de résolution tendant à la création de votre commission, mis au jour un malaise plus profond caractérisant l’éloignement d’un nombre croissant d’élèves de la morale républicaine et ne sauraient être lus comme la conséquence d’une atteinte involontaire à la liberté de conscience portée, dans l’émotion, certes, par l’Éducation Nationale. Mais j’ai préféré vous soumettre mes interrogations dans l’état, car le temps presse et j’en manque pour être certain de ne pas commettre une faute en m’abstenant de vous écrire.
81 Il est certes légitime de s’interroger sur un fait social, le refus de la minute de silence, alors même que ce refus serait protégé par le principe de la liberté de conscience. Mais il serait étrange que l’exercice d’un droit garanti par un principe de valeur constitutionnelle se trouvât parmi les faits étudiés par une commission d’enquête parlementaire.
82 Dans mon souvenir, cela se passe en décembre 2014.
83 Ce nous ne signifie pas que je ne sois pas musulman, mais juste que tu me ranges parmi les non-musulmans.
84 Je n’ai pas soulevé le fait que cette façon de critiquer le comportement des membres de Daech revient à légitimer un comportement choquant et blâmable, tu me l’accorderas, celui d’imposer un mari à une fille, fût-ce avec le consentement de son père ou de son tuteur. J’aurais volontiers évoqué la question avec toi, mais la discussion ne portait pas directement sur ce point et j’avais peu de temps, car je devais encore m’acheter à manger (ce que, finalement, je n’ai pas fait) et reprendre mes cours. Peut-être que, si tu as envie de répondre à cette lettre, tu pourrais parler de cette question. Je crois qu’on peut ranger cette problématique, dans celle, plus vaste, de savoir quelle place il est raisonnable que le croyant accorde aux prescrits religieux précis dans sa vie morale.
85 Nos lecteurs vont croire que je passe mon temps à manger ou à m’acheter à manger. C’est vrai que mes collègues trouvent que je mange beaucoup, mais il faut dire que mon emploi du temps me ménage de longues plages au lycée : le lundi, j’ai, par exemple, un trou de six heures et demie, entre dix heures et seize heures trente. Sans mes déambulations alimentaires, suscitées par cette amplitude horaire, on ne se serait pas croisé.
86 Mouloud est un pseudonyme. J’ai remis en mains propres à mon ancien élève une version papier de ce courrier qui porte son vrai prénom.
87 Ce prénom est un pseudonyme.
88 Show me a cultural relativist at thirty thousand feet and I’ll show you a hypocrite. Airplanes are built according to scientific principles and they work. They stay aloft and they get you to a chosen destination. Airplanes built to tribal or mythological specifications such as the dummy planes of the Cargo cults in jungle clearings or the bees-waxed wings of Icarus don’t. River Out of Eden (1995, pp. 31-32). Cité dans https://whyevolutionistrue.wordpress.com/2011/05/12/no-theists-at-30000-feet/
89 Une disposition exorbitante du droit commun est celle qui se situe en dehors du droit commun, en dehors de la normalité des textes.
90 Il se pourrait que cette application à géométrie variable du scepticisme soit un prescrit de la foi, mais je ne le crois pas. En tout cas, tu as semblé vouloir le fonder en raison, et c’est sur ce plan que je te réponds.
91 C’est, je crois comprendre, la position du grand mufti d’Égypte, qui écrit : Troisièmement, tant dans l’islam que dans les autres religions, nous assistons à un phénomène par lequel des laïques dépourvus d’une connaissance religieuse adéquate tentent de s’ériger en autorités religieuses alors même qu’ils ne possèdent pas les qualifications requises pour procéder à des interprétations correctes de la loi et de la morale religieuses. C’est cette attitude dévoyée et rebelle à l’égard de la religion qui ouvre la voie à des interprétations extrémistes de l’islam qui n’ont aucun fondement. ( http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/21/l-islam-est-devoye-par-des-extremistes-sans-connaissance-religieuse-veritable_4620077_3232.html#cdEkkrGFbXsgW0Ev.99 ) Je n’ai pas la prétention de m’ériger en autorité religieuse, mais j’entends bien, si je le souhaite et si je me donne la peine d’étudier la question, procéder à des interprétations de la loi et de la morales religieuses. C’est un peu, du reste, ce que je fais ici. Que les croyants me reconnaissent ce droit et qu’ils acceptent la possibilité de discuter de questions de morale islamique avec un non-croyant me paraîtrait de nature à favoriser la fraternité. Je ne sais pas s’il faut aller jusqu’à dire que c’est là une condition indispensable, je n’ai pas réfléchi à la question. Il reste que le refus de la discussion argumentée sur des problématiques morales est plutôt la norme que l’exception et qu’elle n’est pas l’apanage, loin de là, des croyants.
Mmmh, faut-il le répéter ? Ces affirmations n‘impliquent pas que je ne sois pas musulman. Elles ne font que traduire le parti-pris intellectuel d’argumenter à partir de l’hypothèse que je ne suis pas musulman, qui est aussi celle que tu adoptais dans notre discussion, puisque la seule évocation de la possibilité que M. Nowenstein puisse être un frère te faisait rire -nous faisait rire- de bon cœur. (J’anticipe sur ce qui vient juste après, mais ce n’est pas trop grave, je trouve).
92 La déclaration de l’imam de Drancy est spectaculaire, mais elle ne me convient pas parce qu’elle requiert, pour être reçue dans toute sa force la croyance à des Satans. Lorsqu’il s’exprime publiquement, lorsqu’il s’adresse à l’opinion publique nationale, il doit faire appel à des références communes. Tel quel, le message ne me vise pas (je suis toujours dans ma posture argumentaire de non musulman), il ne s’adresse qu’à ceux qui croient en l’enfer. C’est un peu le même problème lorsque le pape François qualifie les actes de pédophilie commis par des prêtres de messes noires. Source : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/05/27/01016-20140527ARTFIG00045-le-pape-francois-compare-la-pedophilie-a-une-messe-noire.php
93 En fait, il y a des tas de choses qui peuvent être contraires aux valeurs de la République : la ségrégation scolaire, l’apartheid « social, territorial et ethnique » dont nous parle le premier ministre, le Concordat, les pratiques de l’enseignement catholique et la prise en charge des salaires de ses enseignants par l’État, le chômage de masse, la loi sur le renseignement, la fraude fiscale… Mais, là où on sort les valeurs à coup sûr et avec des trémolos dans la voix, c’est quand il est question des musulmans. Cette affirmation, je le reconnais, ne repose que sur des observations personnelles. Mais il serait intéressant de corréler la mobilisation des valeurs républicaines et les différents contextes dans lesquels elle intervient. On obtiendrait des résultats intéressants. Je parie que le Persan de Montesquieu pourrait penser que l’expression « valeurs de la République » est l’antonyme du mot islam, même si, à de très rares occasions, on l’utilise, par extension, dans d’autres contextes.
94 Olivier Roy, au sujet du discours « Not in my name » dit ceci : Le deuxième discours, minoritaire et qui a du mal à se faire entendre, est celui que je qualifierais d’« islamo-progressiste », mis en avant par des musulmans plus ou moins croyants et par toute la mouvance antiraciste. Not in my name, « pas en mon nom ». L’islam des terroristes n’est pas « mon » islam, et ce n’est pas l’islam non plus, qui est une religion de paix et de tolérance (ce qui pose un problème d’ailleurs pour nombre d’athées d’origine musulmane, qui oscillent entre la surenchère dans la condamnation du fondamentalisme et la nostalgie d’un islam « andalou » qui n’a jamais existé). La vraie menace, c’est l’islamophobie et l’exclusion qui peuvent expliquer, sans l’excuser, la radicalisation des jeunes. Tout en participant au chœur du grand récit de l’union nationale, les antiracistes ajoutent un bémol : attention à ne pas stigmatiser les musulmans. Je suis d’accord avec lui pour dire qu’on ne peut pas se cantonner à ce discours.
Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/09/la-peur-d-une-communaute-qui-n-existe-pas_4552804_3232.html#RRby5RJcTUxC2GFf.99 .
95 Il y a peu de temps, je me suis montré virulent et ironique à l’égard d’un élève dont le comportement était inacceptable. Blessé dans son orgueil, il avait les larmes aux yeux, il s’est sans doute senti attaqué. Mais je continue de penser qu’il était juste d’agir comme je l’ai fait.
96 Il y a deux ans à peu près, j’ai écrit une lettre au ministre de l’éducation de l’époque, Vincent Peillon, pour lui demander, ironiquement, des instructions sur les nouvelles valeurs de la Républiques, celles qui se dégageaient des déclarations du ministre de l’intérieur de l’époque, Manuel Valls, soutenu par la totalité du gouvernement, selon les déclarations de Najat Vallaud-Belkacem, alors porte-parole du gouvernement. Manuel Valls avait affirmé que les Roms avaient vocation à rentrer chez eux. Cette lettre m’avait valu un mail d’une collègue qui critiquait ma démarche et concluait en disant qu’elle ne voudrait pas que ses enfants m’aient comme prof car elle déduisait de ma lettre que je manquais à mon obligation de neutralité. Elle voyait sans doute en moi un prof manipulateur qui endoctrine les élèves. Je lui ai répondu que ses propos étaient blessants et injustes. Je lui disais que je ne travaillais que très rarement sur des questions politiques et que la plus grande partie de mon travail, pour ne pas dire la totalité, se faisait à partir de textes littéraires (je pense que la littérature permet de traiter des questions difficiles tout en respectant la neutralité, j’en parle plus loin). Mais si je te raconte ceci maintenant, c’est pour te dire, j’y pense en t’écrivant, que là aussi j’avais senti une mise en cause de la fraternité. La situation était sans doute plus violente, puisqu’en l’occurrence c’était à moi qu’on faisait reproche de ne pas respecter cette valeur fondamentale de neutralité qui me tient tant à cœur. Pour cette collègue, il était difficile de concevoir que je m’engage pour défendre les valeurs de la République et… que je respecte le principe de neutralité. En fait, Mouloud, je me rends compte que la façon dont ce différend dont je te parle s’est fini présente des similitudes avec notre discussion, puisque ma collègue a admis, après un échange, que ma démarche était honorable et, je crois, c’est ce qui compte, qu’elle n’aurait plus peur si jamais ses enfants devaient se retrouver parmi mes élèves : je pense que la fraternité avait été rétablie.
97 Merle Pierre. L’élève humilié : l’école un espace de non droit, Paris : PUF, 2005. – 214 p.
98 Voir : MERLE Pierre. La ségrégation scolaire, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, 126 p. et Felouzis G, Les inégalités scolaires, Paris, Puf « Que sais-je ?, 2014,128 p.
99 Une réthorique incendiaire donne souvent à celui qui en use un certain prestige dans son groupe. C’est un prestige chèrement payé en termes de paix civile, car cette réthorique suscite, nourrit et légitime une réthorique également incendiaire en retour. La démonisation appelle la démonisation.
100 Disponible ici : http://www.ciudadseva.com/textos/cuentos/esp/borges/el_evangelio_segun_marcos.htm
101 Je dois dire que ce récit comporte des passages d’un racisme qui n’honore pas l’auteur. Mais, comme Borges n’est pas que ça, je peux faire lire son œuvre. De même que je pouvais faire lire ce passage du Quichotte, t’en souvient-il ? où Cervantès écrit que tous les maures sont des menteurs. Il ne serait par contre pas acceptable de donner un texte de haine bête ou mauvais, c’est-à-dire, un texte qui ne contiendrait que de la haine et rien d’autre. Je me demande si les caricatures de Charlie Hebdo ne tombent pas un peu dans ce travers-là : d’être bêtes et méchantes, mais pas grand-chose d’autre.
102 Ces interprétations ne me paraissent pas délirantes en elles-mêmes. Elles ne le sont que parce qu’elles s’affranchissent d’une confrontation avec le réel et avec des principes charitables contenus dans les textes sacrés et parce qu’elles écartent sans justification la possibilité de l’erreur dans l’exégèse humaine. En soi, il ne me paraît pas absurde d’interpréter les meurtres de masse commis par Dieu dans l’Ancien Testament comme une justification, par exemple, des crimes de guerre. Cette interprétation devient délirante seulement si l’on refuse de la confronter à l’idée que Dieu est bon ou à celle qu’il ne faut pas tuer son prochain, lesquelles sont contenues dans la Bible. Elle devient délirante lorsque le fou refuse d’envisager la possibilité qu’il se trompe, lorsque des principes élémentaires d’humanité évidents lui crient que non, qu’il ne faut pas massacrer à tour de bras. Remarque, le fou, il devra aussi écarter les apologues comme celui du petit-fils du Prophète. Le fanatisme requiert le refus d’une exégèse loyale.
103 J’espère ne pas te choquer. Je ne dis que la religion soit une croyance fausse, mais qu’elle doit être traitée cognitivement comme les fictions, dont elle partage 1. le caractère invérifiable de ses affirmations et 2. la pluralité de sens que l’on peut donner à ses énoncés. Une certaine forme de laïcité, qui entend promouvoir une vision globalisante de ce qu’est « une vie bonne » peut être analysée utilement comme une religion. Les déclarations de l’ancien ministre de l’éducation, Vincent Peillon, sont intéressantes à ce titre : L’école de la république est par conséquent la mise œuvre d’un véritable pouvoir spirituel, portant et transmettant des valeurs et non pas seulement des connaissances, même si le savoir, le jugement, la connaissance sont aussi et déjà par eux-mêmes des valeurs. Nous, profs, devons veiller à ne pas prendre trop au sérieux cette religion civile : rien n’empêche de s’y référer intimement, mais on ne peut pas se voir, comme le voulait l’ancien ministre, en prêtres d’une religion nouvelle. Une telle posture me paraît tout simplement contraire à la laïcité. Voir aussi la note 26.
104 Je laisse pour plus tard ce « plus tard » qui, initialement, voulait dire « plus tard dans cette lettre ».
105 J’ai des amis que l’on peut ranger dans l’ensemble des personnes tenant des propos islamophobes. Je me dispute avec eux, mais je leur conserve mon amitié parce que je refuse de les réduire à des phrases qui ne les représentent pas ou qui, pour paraphraser Borges, les calomnient. Je crois qu’ils ne sont pas méchants, je crois qu’ils se trompent.
106 Olivier Roy explique cela beaucoup mieux que moi dans Le Monde : Pour simplifier (mais tout est simplification aujourd’hui), deux discours se partagent l’espace public. Le discours désormais dominant (même s’il prétend toujours s’opposer au « politiquement correct », alors qu’il est devenu « le » politiquement correct) considère que le terrorisme est l’expression exacerbée d’un « vrai » islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant, même si ces choix se font plus par défaut et par ressentiment que par certitude de détenir la vérité. En un mot, tout musulman serait porteur d’un logiciel coranique implanté dans son subconscient qui le rendrait, même modéré, inassimilable, à moins, bien sûr, de proclamer haut et fort sa conversion publique à un improbable islam libéral, féministe et « gay-friendly », si possible sur un plateau télé sous les coups d’un journaliste pugnace et intransigeant, lequel pourrait se rattraper de ses complaisances envers les grands « chrétiens » de ce monde. Cette demande de « soumission » est désormais récurrente (« pourquoi vous, les musulmans, ne condamnez pas le terrorisme ? »). Et c’est sans doute par antinomie que Michel Houellebecq invente la soumission à rebours.
Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/09/la-peur-d-une-communaute-qui-n-existe-pas_4552804_3232.html#RRby5RJcTUxC2GFf.99
107 Il ne s’agit pas d’affirmer que le mythe est inhérent à la condition humaine, mais 1. de faire une sorte de pari pascalien laïque : jusqu’à présent on a toujours eu affaire au mythe, il est prudent d’apprendre à vivre avec lui et 2. d’envisager que la littérature ait eu l’intérêt évolutif de favoriser cette maîtrise, comme une sorte de contre-pouvoir du mythe, avec lequel elle doit entretenir une homéostasie, pour reprendre les termes de Claude Bernard, dont on a dû te parler à la fac,.
109 Je viens de lire un article de Brian Leiter : Why tolerate religion ?, où je retrouve cette idée que je vous avais proposée en cours, mais formulée de façon sans doute plus rigoureuse : Following the leads of Macklem and Witte, we might suggest that two features single out “religious” states of mind from others. The first pertains to the normativity of (at least some) religious commands; the second pertains to the relationship between religious belief and evidence. On the proposed account, what distinguishes religious belief from other kinds of beliefs is that: (1) Religious belief issues in categorical demands on action, that is, demands that must be satisfied, no matter what an individual’s antecedent desires and no matter what incentives or disincentives the world offers up; 34 and,(2) Religious beliefs do not answer ultimately (or at the limit) to evidence and reasons, as evidence and reasons are understood in other domains concerned with knowledge of the world. Religious beliefs, in virtue of being based on “faith,” are insulated from ordinary standards of evidence and rational justification, the ones we employ in both common-sense and in science. Tu peux trouver l’article ici : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=904640
110 Je suis, tu l’auras compris, dans une impasse. Je me suis imposé l’exigence de ne pas critiquer quelque religion que ce soit dans mon argumentation. Dire qu’une religion est un mythe revient à nier qu’elle soit vraie. Mais je pense que je peux m’en sortir : tu reconnaîtras sans doute qu’une religion exige la foi et qu’il ne peut pas être apporté de démonstration de sa véracité. Y croire suppose d’écarter la volonté de démontrer rationnellement la véracité de ce qu’elle dit. En fait, un mythe n’est pas nécessairement faux, un mythe est un énoncé que l’on soustrait à l’examen rationnel. Je crois, par conséquent, qu’affirmer que la foi requiert une suspension de l’incrédulité ne peut pas être considéré comme un manquement à mon obligation de neutralité, mais comme une description objective du phénomène de la foi : si tu es incrédule… tu ne crois pas. Maintenant, reconnaître que la foi implique une suspension de l’incrédulité doit inciter à la prudence car décrypter le monde sans la raison peut être périlleux et ce, d’autant plus que tu as besoin, en même temps, de la raison pour interpréter justement les textes sacrés que tu acceptes dans une démarche de foi. Je crois par conséquent qu’il est judicieux de ne pas trop vouloir étendre, dans sa vie, les domaines où son comportement est guidé par la foi.
Je peux utiliser un autre argument. Si un élève croyant oppose la vérité révélée d’une terre vieille de 6000 ans, mon collègue de SVT devra dire que l’énoncé la Terre est vieille de 6000 ans est faux. La neutralité nous prescrit de ne pas empiéter sur la liberté de conscience, pas de renoncer à exprimer la vérité. Mais je t’accorde que ma position est moins forte que celle de mes collègues de SVT, qui peuvent s’appuyer sur un consensus scientifique, alors que mon équation religion=mythe ne repose que sur l’analyse que je fais seul, guidé par ma raison, et que je viens de t’exposer. Cette note fait écho à l’article que je viens de lire et que je cite dans la note précédente : Leiter écrit : Third, and perhaps most controversially, the general reasons for being skeptical that there are special reasons to tolerate religion qua religion (because of the special potential for harm that attaches to the conjunction of categorical demands based on beliefs insulated from evidence) suggest that we must be especially alert to the limits of religious toleration imposed by the side- constraints. Mais il rappelle aussi : It is true that the combination of categorical demands on action and indifference to evidence seems a frightening one, as it can often be, but is there any reason to think that attention to evidence precludes embrace of abhorrent categorical demands? Or, to put the point differently: why think the evidence would thwart grossly unjust categorical demands? Leiter, ibid.
111 The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined, Viking (2011)
112 Escadrons de la mort, l’école française, de Marie-Monique Robin. 453 pages. La Découverte (15 Sep 2004). Collection : Cahiers libres.
113http://www.slate.fr/story/33521/petraeus-larteguy-centurions-roman-guerre
114 Certes, à proprement parler, ce que les Gutres lisent n’est pas un texte littéraire, mais un texte sacré ; il n’est pas sûr, toutefois, qu’il se présente à eux comme tel et il est clair que l’on peut imaginer un récit comparable avec pour base un texte littéraire : il n’y aurait pas de difficulté à croiser le Quichotte et le récit dont je te parle pour obtenir l’objet dont j’ai besoin pour ma démonstration.
115 J’applique ici à certaines formes de littérature qui me déplaisent les deux opérations qui, à mon avis, un croyant peut déployer à l’égard de certaines formes de religiosité qui lui déplaisent : la religion (la littérature) n’est pas ça et/ou la littérature est multiple et je ne rends des comptes que pour celle que j’embrasse ou, en évacuant la notion de responsabilité, je ne parle que de la littérature qui s’inscrit dans un certain périmètre.
116 Alors que je m’occupais de ces questions pour votre cours, j’ai eu une discussion avec une amie qui est chercheuse en littérature et qui s’interrogeait sur le sens à donner à son activité. Je me rappelle que j’avais défendu l’intérêt civique de son travail : elle (eux, les chercheurs sérieux) nous apprenaient à lire, à entrer et à sortir de la fiction et du mythe ; ils contribuaient à maîtriser les emballements dont le mythe se sert parfois pour faire de nous ses serfs.
117 Une précision : je ne recherche pas, en me référant à Borges, une explication du processus de radicalisation des terroristes. Ce que je recherche, ce sont les perspectives que Borges peut ouvrir. Le véritable travail de compréhension vient après, il doit être conduit par des spécialistes et intégrer toute une série de déterminismes. Ce que je fais ici, c’est me demander ce qu’il se passe lorsqu’on réfléchit sur la radicalisation après avoir lu certains textes de Borges. En d’autre termes, l’équation Gutres=Kouachi ou Coulibaly n’est pas une explication mais un mécanisme heuristique dont on attend des bénéfices cognitifs sous la forme de pistes de réflexion.
118 Parce que le sens littéral et unique n’existe pas et, pour le croyant, parce que la parole de Dieu n’est pas connaissable. Voir note suivante.
119 Olivier Roy parle ici : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/olivier-roy-la-laicite-est-devenue-une-ideologie-13-03-2015-4600_118.php de l’individualisation de la religiosité. Ce qu’il dit des djihadistes évoque fort -pour moi- ce que nous avions dit en cours à propos des Gutres.
120 Il ne s’agit pas de nier que certains textes -littéraires ou religieux- se donnent à voir comme des textes de haine. Mais de déclarer comme pervers tout mécanisme de production de règles à partir d’un texte religieux qui nierait les principes d’humanité que tous les grands corpus religieux contiennent. Ce qu’il faut voir, Mouloud, c’est que ni le Coran ni aucun texte religieux, ni même les textes de loi ne fournissent des instructions immédiates sur comment agir. De même que le juge dégage de l’interprétation des textes de loi la règle qu’il applique au cas spécifique sur lequel il doit se prononcer, le croyant qui cherche un enseignement moral dans sa religion doit -il ne peut pas faire autrement- dégager par l’interprétation du texte sacré la conduite morale qui est, dans un cas précis, conforme à sa religion. Je laisse de côté le cas d’un texte littéraire de haine, dans la mesure où il n’est pas directement destiné à prescrire des comportements. Mais la différence me semble moins tranchée qu’il n’y paraît au premier abord. Bon, ne t’inquiète pas, je ne vais pas me mettre à te parler de cela maintenant. Permets-moi juste de te donner une référence : Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruylant, 2005, dont voici un extrait, page 665 : Nous avons accès aux règles de droit par l’intermédiaire des signes qui les formulent. La signification d’un texte juridique est un autre texte, son « interprétant », qui exprime la règle indiquée par le premier, d’un certain point de vue ou dans un certain contexte, le plus souvent à l’occasion d’un cas ou d’un litige, en vue de répondre à une question de droit. Le sens d’un texte n’est donc jamais donné d’avance, mais toujours l’enjeu et le produit d’une interprétation. Si l’interprétation est une activité rationnelle, ce n’est pas en tant qu’elle parviendrait à retrouver dans le texte un sens qui s’y trouve déjà, mais plutôt parce qu’elle permet de construire, au départ de ce texte, une signification sur laquelle il est possible de s’accorder. L’un des intérêts de ce livre est de montrer comment, historiquement, l’exégèse juridique a partie liée avec l’exégèse religieuse.
Une autre citation, prise, celle-ci, dans le Manuel de droit constitutionnel de Hamon et Troper : Nécessité de l’interprétation. – Avant d’appliquer un texte juridique, quel qu’il soit, il faut en déterminer la signification. La signification d’un texte juridique, en effet, c’est ce que ce texte ordonne ou permet, c’est la norme qu’il exprime. En d’autres termes, selon le sens qu’on lui attribue, le texte ordonne tel comportement ou tel autre. On appelle interprétation, l’opération par laquelle on attribue une signification à un texte (Troper, 1994a, p. 293 s.).
On a affirmé parfois que l’interprétation n’est nécessaire que lorsque le texte est obscur et que, par contre, elle est superflue lorsque le texte est clair, ce que l’on exprime par l’adage latin in claris cessat intepretatio. Cette thèse aboutit en réalité à un paradoxe, car pour pouvoir affirmer que le texte et clair et qu’il n’y a pas lieu de l’interpréter, il faut savoir quelle est sa signification, c’est-à-dire qu’il faut l’avoir interprété. Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 64.
Encore une citation, mais c’est la dernière, c’est promis : Pour d’autres encore, le juge exerce une fonction foncièrement différente de celle du législateur, mais qui doit être comparée à celle du critique littéraire. Comme lui, il doit donner une interprétation du texte qui n’exprime pas ses propres préférences, mais qui présente au moins deux caractères : d’une part elle doit faire apparaître le texte à interpréter sous son meilleur jour ; d’autre part, elle doit être compatible avec le plus grand nombre de données possibles de l’ordre juridique en question (Dworkin, 1986). Troper et Hamon, p. 74.
Je n’ai pas une grande culture religieuse, mais j’ai l’impression que certaines questions qui se posent au croyant ne sont pas très différentes de celles qui se posent en droit. Je dirais même que, le prescrit légal se présentant en général comme moins obscur que le prescrit religieux, la position -critiquée par d’autres- de ces auteurs- serait plus difficile à récuser en droit qu’en théologie, si on voulait, bien entendu, l’y transposer.
121 Permets-moi de reproduire ces pensées de Javert, bouleversé de ne pas avoir arrêté Jean Valjean : Être obligé de s’avouer ceci : l’infaillibilité n’est pas infaillible, il peut y avoir de l’erreur dans le dogme, tout n’est pas dit quand un code a parlé, la société n’est pas parfaite, l’autorité est compliquée de vacillation, un craquement dans l’immuable est possible, les juges sont des hommes, la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre! voir une fêlure dans l’immense vitre bleue du firmament!
Et, un peu plus loin : Ce qui se passait dans Javert, c’était le Fampoux d’une conscience rectiligne, la mise hors de voie d’une âme, l’écrasement d’une probité irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes, cela était étrange. Que le chauffeur de l’ordre, que le mécanicien de l’autorité, monté sur l’aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être désarçonné par un coup de lumière! que l’incommutable, le direct, le correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir! qu’il y ait pour la locomotive un chemin de Damas!
Dieu, toujours intérieur à l’homme, et réfractaire, lui la vraie conscience, à la fausse, défense à l’étincelle de s’éteindre, ordre au rayon de se souvenir du soleil, injonction à l’âme de reconnaître le véritable absolu quand il se confronte avec l’absolu fictif, l’humanité imperdable, le cœur humain inamissible, ce phénomène splendide, le plus beau peut-être de nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il? Javert le pénétrait-il? Javert s’en rendait-il compte? Évidemment non. Mais sous la pression de cet incompréhensible incontestable, il sentait son crâne s’entrouvrir.
Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. Il le subissait, exaspéré. Il ne voyait dans tout cela qu’une immense difficulté d’être. Il lui semblait que désormais sa respiration était gênée à jamais. Tu peux lire le passage ici : http://groupugo.div.jussieu.fr/Miserables/Consultation/Final/Final_05,04.htm . Entre nous, Hugo écrivait vraiment comme un pied.
122 Disponible ici : http://www.ciudadseva.com/textos/cuentos/esp/borges/los_dos_reyes_y_los_dos_laberintos.htm
123 On n’est jamais trop prudent : notre interprétation ne produit pas un énoncé sur le réel, mais un énoncé sur la fiction. Dans la fiction, dans son univers régi par les règles déterminés par Dieu, on peut prêter cette « compréhension » au roi de Babylone. Il me semblait qu’il était clair en cours pour chacun qu’il ne s’agissait pas de « comprendre » l’étendue incommensurable de l’intelligence divine.
124 On peut remarquer que, dans le catholicisme, l’Église dispose du monopole de l’interprétation doctrinale et qu’il n’existe pas de dispositif semblable en islam, me trompé-je ? Les Gutres, ce sont des « catholiques » privés du magistère de l’Église et confrontés seuls au Livre, qui devient alors démoniaque, pour reprendre le langage de l’imam de Drancy. Certains, cédant aux sirènes antirépublicaines et à ce qu’on pourrait qualifier de résurgence gallicane (si l’on veut bien donner au terme un sens général d’immixtion de l’État dans les affaires religieuses), prêchent pour que l’État organise l’islam en France. Cela me semble une impossibilité à la fois constitutionnelle pour la République et doctrinale pour l’islam. Je crois plutôt à une réflexion sur les mécanismes propres à l’islam qui permettent de détecter les interprétations contraires à celles qui voient, comme tu me le disais, en l’islam une religion de paix. Mais pour tout te dire, je crois que le levier religieux ou doctrinal a peu d’effet sur des gens comme les Kouachi ou Coulibaly, même si la religion est le vecteur qui permet de les manipuler ou la branche à laquelle ils s’accrochent dans leur dérive. Le martèlement laïque non plus, remarque, ne me semble pas susceptible d’éviter certaines dérives. Comment te dire ?… Je ne crois pas à un grand effort national d’endoctrinement, mais je crois que nous devons être prêts, en tant que profs, à protéger nos élèves si ceux-ci sont victimes de manipulations. Il vaut mieux répondre au coup par coup par un dialogue serein que lancer de grandes initiatives nationales visant, soyons honnêtes, les élèves musulmans, que l’on présume déjà, dès le départ, comme étant peu respectueux des valeurs républicaines. Je crains très fort que le style « croisade laïque » soit contre-productif : il fait plaisir à ceux qui s’y engagent, les radicalise -la répétition de propos belligérants radicalise- et ne fait qu’exaspérer -au mieux- ceux qu’il vise. Il vaut mieux lire Borges que faire de la morale.
125 « L’État ne peut vouloir et agir par lui-même. Aussi y a-t-il nécessairement des hommes pour vouloir et agir, mais on présume que leurs actes sont ceux de l’État. » Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 85.
126 Cruz no consiente que se cometa el delito de matar así un valiente. http://www.biblioteca.clarin.com/pbda/gauchesca/fierro/fierro_09.html
127 Article 2 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.
128 Des historiens dénoncent l’emploi « systématique » de la torture par l’armée française en Algérie, Florence Beaugé, Le Monde du 3-4 décembre 2000. Consultable dans http://www.lrc.columbia.edu/clbrepository/files/La_torture_en_Algerie[1].pdf
129 Schuman, je ne sais pas si tu le sais, allait devenir l’un des pères de l’Europe. C’est notamment à ce titre que l’évêque de Metz, Mgr Pierre Raffin, s’efforce de le faire canoniser. Faire un saint d’un homme qui donnait l’ordre d’ignorer les plaintes pour torture au nom, sans doute -c’est l’hypothèse la plus charitable-, de la raison d’État… il fallait oser ! Si j’en crois wikipedia, Schuman est, à l’heure actuelle Serviteur de Dieu, dans l’attente qu’on puisse établir le martyre (attention, il faut que ce soit le sien, pas ceux des Algériens torturés que sa note cherchait à occulter) ou des vertus chrétiennes. C’est expliqué ici : http://www.robert-schuman.com/fr/pg-saintete/procedures.htm . Je ne sais pas si l’Église est au courant de ces instructions dont je te parlais. Je vais essayer de trouver le temps de leur écrire : ce serait dommage qu’ils fassent de Schuman un saint par erreur ou ignorance de certaines données historiques. Mais il faut retenir ceci : la foi catholique ne suffit pas à empêcher les gens de torturer ou assassiner. Certains, que ces actes répugnent trouvent en leur foi, la force de s’y opposer. Ce ne semble pas avoir été le cas de Schuman.
130 J’ai proposé, dans une contribution au projet d’établissement du lycée, de réfléchir à cette question : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2013/10/06/contribution-au-projet-detablissement/
131 Au moment où je t’écris, je lis dans la presse que les services secrets allemands espionnaient des Européens, des Allemands et des entreprises telles que EADS pour les compte des États-Unis. Le gouvernement allemand était au courant, selon toute vraisemblance. On s’inquiète beaucoup de la loyauté des musulmans, mais celle de ceux qui incarnent l’État suscite moins de questionnements. Je me demande quelles sont les fraternités faillies qui auraient pu empêcher que des fonctionnaires et peut-être des dirigeants ne trahissent leur patrie. Peut-être pourrait-on raisonner comme on l’a fait en France à la suite des attentats et lancer une grande campagne de pédagogie pour expliquer qu’il ne faut pas trahir sa patrie au bénéfice des États-Unis ? Car, comme Kouachi et Coulibaly, ces traîtres allemands, sont bien passés par l’école, me semble-t-il. En France, on veut faire de la la laïcité la clé de voûte de la lutte contre le terrorisme, lequel se nourrirait de la perte de repères républicains de certaines catégories de la population. Moi, je veux bien. Mais pour être crédible, il faudrait identifier un tout petit plus objectivement « la perte de repères républicains » et voir que la fraude fiscale, la ségrégation scolaire ou l’obséquiosité à l’égard de services de renseignement étrangers constituent aussi de sacrées atteintes à ces repères républicains… J’ai pris l’exemple allemand, parce qu’il est d’actualité et pour m’éviter des ennuis. Je te laisse le soin d’en trouver dans d’autres aires géographiques. Comme tu pourras le voir, si tu le souhaites, en lisant les annexes de cette lettre, je pense que l’École a porté atteinte à la laïcité, dans certains établissements, en s’affichant Charlie et en imposant la minute de silence.
132 En fait, la situation est plus complexe que cela. Dans l’affaire dont je te parle, il semblerait que les gendarmes n’aient pas commis de faute. En présentant de façon biaisée les faits, ce sont moins ses hommes que le général protège, mais le gouvernement ou, peut-être, l’ordre public. Certains gendarmes, abusés, voient dans les actes du général, de la sollicitude à leur égard. Je crois qu’il faut se méfier des fraternités ou des solidarités verticales : on croit défendre les siens alors que l’on défend un supérieur ou quelqu’un qui nous manipule. J’ai été confronté à cette problématique lorsque, pendant des années, je me suis battu contre des contrôles britanniques illégaux et que j’essayais de convaincre les policiers belges de cesser de m’arrêter illégalement, comme ils le faisaient en leur rappelant leur obligation de désobéir à un ordre manifestement illégal.
133 Le passage est disponible ici : http://groupugo.div.jussieu.fr/Miserables/Consultation/Final/Final_05,04.htm . Voir aussi la note 37.
134 Il y a déni de justice lorsqu’une juridiction habilitée à rendre justice refuse de le faire.
135La question de leur islamité est pertinente dans un débat théologique, pas dans celui d’un jugement moral qui se veut universel.
136 Cette note est adressée à nos référents-laïcité. Le courrier qui l’accompagne se trouve en annexe (annexe I).
137 Article L141-5-1 : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en oeuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000006524456
138 Une confusion certaine règne dans les textes officiels sur la nature de la laicité : valeur ou principe ? La question mérite des développements que je ne pouvais faire en cours. S’il semble conceptuellement facile de résoudre le problème en adscrivant la laïcité dans le champ des principes, il n’en reste pas moins qu’il faut tenir compte de la confusion créée sur la question par les textes qui règlent nos missions. Je voudrais me pencher sur la question dans une note distincte. Ici, je mélange un peu valeurs et principes afin, d’une part, de me situer au plus près de la situation qui prévaut au moment où je parle avec ma classe et, d’autre part, afin de pouvoir avancer dans la réflexion sur des questions qui ne requièrent pas de façon incontournable de clarifier ce point. Voir aussi la note 19.
139 Lequel dispose notamment : Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000027682584
140 Pour ne pas avoir à reprendre à chaque fois l’intitulé exact de la loi, je dis la « loi sur le foulard », ou « l’interdiction du foulard ». Cette commodité ne me paraît pas excessive ou injustifiée ; la lecture des différents rapports qui ont conduit à l’adoption de la loi du 15 mars ne laisse aucun doute sur le fait que ce qui était visé en tout premier lieu, c’était le foulard dit islamique ou musulman.
141 John Rawls (Catherine Audard), Théorie de la justice, Point, « Points Essais, n° 354 », , 665 p.
142 Jürgen Habermas Morale et communication, Théorie de l’agir communicationnel (t.2, Paris, Fayard, 1987), De l’éthique de la discussion (Paris, « champs », Flammarion, 1992), Débat sur la justice politique (avec John Rawls,« humanités », cerf, 1997), Droit et démocratie, trad. française R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Gallimard, 1997
143 Convention européenne des droits de l’homme : http://www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf
144 Habermas l’explique fort bien : Dans la compréhension moderne du droit, le concept de droit subjectif, ainsi que nous l’avons vu dans le premier chapitre, joue un rôle central. Il correspond au concept de la liberté d’action subjective : les droits subjectifs (qu’on dit simplement « rights » en anglais) fixe les limites dans lesquelles un sujet est en droit d’affirmer librement sa volonté. Et, de fait, ils définissent d’égales libertés d’action pour tout individu ou sujet de droit en tant qu’il est compris comme porteur de droits. Dans l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, il est dit : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels à chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ; ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » C’est là une proposition à laquelle se rattache Kant lorsqu’il formule son principe universel du droit selon lequel est conforme au droit toute action qui peut ou dont la maxime peut laisser coexister de l’arbitre de chacun avec la liberté de tout le monde d’après une loi universelle. C’est encore ce qu’observe Rawls lorsqu’il formule son premier principe de la justice : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatibles avec un même système pour tous. » Le concept de loi explicite l’idée, déjà contenue dans le concept de loi, d’égalité de traitement : dans la forme des lois universelles et abstraites, tous les sujets bénéficient des mêmes droits. J. Habermas, Droit et démocratie, trad. française R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, 552 p, Gallimard, 1997, p 97-98.
145 http://www.senat.fr/rap/l03-219/l03-219_mono.html
146 Alors que, selon la CEDH, en son article 10, la liberté d’expression est la norme et sa limitation l’exception justifiée par des motifs impérieux, la commission Stasi, reprise par le rapport du Sénat, opère, pour l’espace scolaire, une inversion : l’interdiction de l’expression de convictions spirituelles est la norme et son autorisation, qui ne va pas de soi, l’exception qu’il faut justifier. L’assise juridique de cette opération n’est pas claire.
147 Il est aisé de trouver l’expression unifiée des arguments en faveur de la loi dans des textes officiels, qui, par contre, ne font guère de place aux arguments de ceux qui se sont opposés à la loi. Cette situation est logique, le texte ayant été porté de façon très consensuelle par les députés et sénateurs. L’opposition à la loi se manifeste plutôt en dehors des instances parlementaires et n’est pas unifiée. C’est ce qui m’a conduit à citer longuement les rapports de la commission Stasi, du Sénat et de l’Assemblée, alors que j’ai essayé de synthétiser moi-même en quelques phrases les arguments qui me paraissent les plus pertinents des adversaires de la loi. Le fait que la loi n’ait pas été portée devant le Conseil constitutionnel contribue à la « dispersion » des arguments. La tâche aurait été plus facile dans le cas contraire, l’enseignant aurait pu faire le choix de rendre compte d’une délibération du Conseil constitutionnel, plutôt que du foisonnement d’arguments qui se déploient dans la société civile, pour l’appeler ainsi. Voir note suivante.
149 Nicolas Hervieux réussit le tour de force de dégager une cohérence dans la production de la Cour en la matière : c’est ce qu’il a appelle la jurisprudence « ni-ni » : La position strasbourgeoise est donc qualifiable de jurisprudence « ni-ni » : ni interdiction des manifestations religieuses dans l’espace scolaire ; ni obligation pour l’État de les accepter (pour une idée similaire en matière d’euthanasie, v. Cour EDH, 2e Sect., 16 décembre 2008, Ada Rossi et autres & sept requêtes c. Italie, Req. 55185/08 – ADL du 3 janvier 2009 ; Cour EDH, 1e Sect. 20 janvier 2011, Haas c. Suisse, Req. n° 31322/07 – ADL du 21 janvier 2011). Ceci est confirmé par le fait que la Cour prend bien soin de ne pas renverser la jurisprudence Lucia Dahlab c. Suisse. Source http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2011/03/21/crucifix-dans-les-salles-de-classes-la-capitulation-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-l%E2%80%99homme-cour-edh-gc-18-mars-2011-lautsi-c-italie/ On est en droit de se demander si l’exigence de respecter les différentes traditions constitutionnelles n’installe pas dans le fonctionnement de la Cour une sorte de déni de justice structurel.
151 Je donne au mot endoctrinement le sens d’une activité qui consiste à amener quelqu’un à partager certaines idées. Si, conformement à l’obligation que me fait l’article L111-1, je cherche à faire en sorte que les élèves adhèrent aux valeurs de la République, je les endoctrine. L’endoctrinement est une tâche noble lorsqu’il se fait sous les auspices de la loi qu’une société démocratique se donne et dans des limites judicieuses. Il cesse probablement de l’être lorsqu’il s’insinue au lieu de s’afficher. Je crois par conséquent que nous devons distinguer connaissance et croyance et que donner le nom d’endoctrinement à ce qui en relève contribue à cette distinction nécessaire. La question des limites et de la place qu’il faut donner à l’endoctrinement est une question qui mérite d’être abordée par elle-même, notamment au regard des exigences de la loi pour la refondation de l’École de la République qui, en son annexe, énonce : Enseigner et faire partager les valeurs de la République est une des missions qui incombent à l’école. L’ensemble des disciplines d’enseignement et des actions éducatives participe à l’accomplissement de cette mission. Source : LOI n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République http://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2013/7/8/2013-595/jo/texte
152 J’ai précisé, suivant Habermas, que la République n’exige pas du citoyen qu’il participe dans les affaires de la cité. Si elle rend possible sa participation, elle ne sanctionne pas celui qui s’en met en retrait et vaque exclusivement à ses affaires privées : « (…) nous pouvons donc comprendre l’autonomie privée d’un sujet de droit essentiellement comme la liberté négative qui consiste à pouvoir se retirer de l’espace public des obligations illocutoires réciproques pour se replier sur une position d’observation mutuelle, et d’influenc réciproque. L’autonomie privée va aussi loin qu’il se peut tant que le sujet de droit n’a pas à se justifier et qu’il ne doit fournir pour ses plans d’action aucune raison publiquement acceptable. Les libertés subjectives autorisent qu’on se place en dehors de l’activité communicationnelle, et qu’on refuse les obligations illocutoires ; elles fondent une sphère privée qui libère des charges que suppose la liberté communicationnelle avec ses exigences et ses concessions réciproques. » J. Habermas, Droit et démocratie, trad. française R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, 552 p, Gallimard, 1997, p 137.
153 Je crois que dans certains cas extrêmes, ce repli s’effectue vers une communauté idéalisée dont on perçoit d’autant moins les effets de domination (je donne au mot domination le sens de Pettit dans Republicanism: a theory of freedom and government, 1997) qu’elle est construite et imaginée par le jeune comme un refuge contre une société dont il pense qu’elle limite ses libertés. Alors que la République est justiciable des imperfections du réel, la communauté imaginaire est libre par construction et irresponsable, au sens juridique, de ses actes parce que supposément empêchée d’exprimer pleinement ses potentialités par sa sujétion à l’ordre républicain. Je crois que ce qu’il faut montrer, c’est que la République offre un espace de contestation contre les effets de domination qu’elle peut elle-même engendrer et que même si ces espaces ne sont pas parfaits, ils sont réels. Il faut aussi montrer que ces espaces ne fonctionnent pas seuls, mais qu’ils requièrent d’être occupés par des citoyens qui les fassent fonctionner de façon loyale. En ce sens, les défauts de la République sont aussi les défauts de ceux qui ne l’investissent pas complètement. La République cesse alors de se présenter comme un régime oppressif pour devenir notre chose commune, forte si nous l’investissons, faible si nous la délaissons.
154 L’endoctrinement n’exclut pas la délibération rationnelle et n’est pas incompatible avec une argumentation loyale et rigoureuse en ses procédures. Un endonctrinement qui nierait la liberté de conscience et userait de la manipulation ne serait pas acceptable à l’École. La question se pose pour les valeurs et principes de la République, mais aussi pour d’autres missions que la Nation nous confie, celle, par exemple, de « développer un esprit européen » (LOI n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République) ou celle « de renforcer le lien armées-Nation » Loi du 28 octobre 1997 portant réforme du service national, chapitre IV, article L.114-1, citée dans BO en ligne Hors série N°8 du 6 août 1998 .
155 La généralisation de cette exigence aurait des effets problématiques pour la liberté pédagogique, voire pour la liberté tout court : conçoit-on d’imposer aux enseignants de défendre, si la question était évoquée dans leurs cours, la loi sur la réforme du collège, ou celle de la Révision Générale des Politiques Publiques et non simplement d’informer objectivement les élèves à leur sujet ? Cette expérience mentale ici proposée peut être lue comme une démonstration par l’absurde de la difficulté d’instituer une obligation générale de défense des lois de la République dans le chef des enseignants.
156 Voir à ce sujet, Pierre Kahn : http://spirale-edu-revue.fr/IMG/pdf/kahn_spirale_39.pdf. Philosophe, Pierre Kahn est professeur des Universités à Caen. Il a été coordinateur du groupe chargé de l’élaboration des projets de programmes d’enseignement moral et civique pour le Conseil supérieur des programmes : http://eduscol.education.fr/cid92403/l-emc-principes-et-objectifs.html#lien1
157 La loi du 15 mars 2004, nous le disions plus haut, n’a pas été soumise au Conseil constitutionnel, contrairement à la loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959, codifiée en l’article cité. Par sa décision du n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, le Conseil constitutionnel a jugé ladite loi conforme à la Constitution. Dans le conflit entre les deux textes, on ne voit pas comment on pourrait faire prévaloir celui présumé constitutionnel parce que n’ayant pas été soumis au Conseil constitutionnel sur celui dont la constitutionnalité a été établie explicitement.
À moins de penser que le Conseil constitutionnel puisse se contredire, il faut penser que la contrariété ici soulevée ne peut être résolue qu’au bénéfice de la loi de 1959. Sur le fait étrange que la loi sur le foulard n’ait pas été soumise au Conseil constitutionnel, on pourra lire Julie Brau, Controverses autour de la loi du 15 mars 2004 : laïcité, constitutionnalité et conventionnalité : http://www.droitconstitutionnel.org/congresmtp/textes1/BRAU.pdf
158 Dans l’exposé des motifs de la loi, le législateur se contente d’énoncer que la loi ne s’applique pas aux établissements privés sous contrat :
La loi s’applique dans les écoles, les collèges et les lycées publics. Elle ne concerne donc pas les établissements d’enseignement privés, qu’ils aient ou non passé avec l’Etat un contrat d’association à l’enseignement public. Elle s’applique aux élèves, sachant que les personnels de l’éducation nationale sont d’ores et déjà soumis au principe de stricte neutralité que doit respecter tout agent public. (http://www.legifrance.gouv.fr/affichLoiPubliee.do;jsessionid=FB342AEB492461DE5E8426D5E3A68489.tpdjo14v_2?idDocument=JORFDOLE000017759496&type=expose&typeLoi=&legislature=)
Dans leurs rapports respectifs, le Sénat et l’Assemblée se montrent plus disserts et excipent du principe de liberté de l’enseignement et du nécessaire respect du caractère propre qui en découle pour justifier que l’interdiction des signes religieux ne s’applique pas aux établissements privés sous contrat.
Pour le Sénat :
S’agissant des établissements sous contrat, le principe de liberté de l’enseignement, consacré par le Conseil constitutionnel33(*) comme principe fondamental reconnu par les lois de la République34(*), impose que soit appréhendée sous un angle spécifique la problématique du port des signes d’appartenance religieuse.
En effet, la loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959, dite « Loi Debré », a posé les fondements des rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés. Cela se traduit par une forme de conciliation permettant un financement public de l’établissement, en contrepartie duquel l’Etat se réserve le droit d’exercer son contrôle, dans le respect, néanmoins, du « caractère propre » de l’établissement.
Sans en définir le contenu juridique, le Conseil constitutionnel a donné valeur constitutionnelle au « caractère propre » des établissements liés à l’Etat par contrat, en indiquant que la reconnaissance et la sauvegarde de celui-ci n’était que la mise en oeuvre du principe de liberté d’enseignement35(*).
Interrogé par la mission d’information de l’Assemblée nationale, M. Roger Errera, conseiller d’Etat, en a donné la définition suivante : « Le caractère propre, c’est la « valeur différente » de l’enseignement privé, le style de l’éducation, l’encadrement, les activités post-scolaires, les formes de la vie pédagogique (…), les valeurs au nom desquelles cet établissement a été créé… »
Respecter le « caractère propre » des établissements d’enseignement privés sous contrat d’association avec l’Etat apporte la garantie de l’existence possible d’un tel enseignement confessionnel, permettant à la liberté religieuse de s’exprimer pleinement. (http://www.senat.fr/rap/l03-219/l03-219_mono.html#toc124)
Se faisant l’exégète créatif de la production législative et des arrêts du Conseil constitutionnel, ce rapport reconnait que le Conseil Constitutionnel ne définit pas le caractère propre des établissements privés et cherche dans le même mouvement à lui donner un contenu substantiel d’une force capable de cantonner une loi prise en application du principe de constitutionnel de laïcité d’une république indivisible en dehors du pré-carré du privé. Mais, en plus de singulier et créatif, le Rapport est d’une malhonnêteté caractérisée, car la décision sur laquelle il fonde le cordon sanitaire qui exclut la laïcité du privé sous contrat a été prise pour rejeter un recours de 60 sénateurs qui contestaient la constitutionnalité d’une loi qui, codifiée, a donné l’article L442-5, lequel dispose : Dans les classes faisant l’objet du contrat, l’enseignement est dispensé selon les règles et programmes de l’enseignement. Lesdits sénateurs attaquaient la loi au motif qu’elle mettait en cause la liberté d’enseignement et le respect du « caractère propre » des établissements sous contrat. Le Conseil Constitutionnel, par la décision à laquelle le Rapport du Sénat fait dire ce qu’il veut, confirmait l’étendue limitée de l’invocation utile de la notion de « caractère propre » et rappelait notamment que le caractère propre ne saurait porter atteinte à la liberté de conscience : 6. Considérant qu’il résulte du rapprochement des dispositions de l’article 4, alinéa 2, de la loi du 31 décembre 1959, dans la rédaction nouvelle qui leur est donnée par la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel, et de celles de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1959 que l’obligation imposée aux maîtres de respecter le caractère propre de l’établissement, si elle leur fait un devoir de réserve, ne saurait être interprétée comme permettant une atteinte à leur liberté de conscience (http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-con..decision-n-77-87-dc-du-23-novembre-1977.7529.html#). En somme, le raisonnement vicié du Rapport consiste à reconnaître que le « caractère propre » d’un établissement a une valeur constitutionnelle, à reconnaître que ledit caractère n’est pas défini de façon claire, à occulter qu’il ne saurait porter atteinte à un principe fondamental tel que la liberté de conscience et à tirer de son indéfinition un motif suffisant pour laisser le privé en dehors de l’application d’une loi prise en application du principe de laïcité.
Pour l’Assemblée Nationale :
C.- LA PRISE EN COMPTE DE CERTAINES SPÉCIFICITÉS
1.- La prise en compte du caractère propre des établissements privés sous contrat
La nécessaire clarification de l’application du principe de laïcité dans les établissements d’enseignement doit-elle s’appliquer aux établissements d’enseignement privés ayant passé avec l’Etat un contrat d’association ? Cette question a fait l’objet de nombreux débats au sein de la mission.
Il convient de souligner, en premier lieu, que la question ne se pose pas pour les établissements privés hors contrat qui ne font pas partie du service public de l’Education nationale : le dispositif législatif ne leur serait donc pas appliqué.
Plusieurs éléments militent en faveur de l’extension de l’interdiction du port, par les élèves, de signes religieux et politiques aux établissements privés sous contrat.
Ces établissements font partie du service public de l’enseignement et à ce titre sont soumis à des obligations de service public, tel que le respect des convictions personnelles des élèves.
Le second alinéa de l’article L.442-5 du code de l’Education précise, en effet, que, dans le cadre d’un contrat d’association l’enseignement est dispensé selon les règles et programmes de l’enseignement public. De plus, l’article L.442-1 du code de l’Education, introduit par la loi du 31 décembre 1959, dispose que l’établissement privé sous contrat, tout en conservant son caractère propre, doit dispenser l’enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Par ailleurs, l’article prescrit que tous les enfants, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ont accès à ces établissements.
Se pose, dès lors, la portée juridique du « caractère propre » des établissements privés sous contrat.
Interrogé par la mission, M. Roger Errera63, conseiller d’Etat, a défini ainsi le caractère propre des établissements privés : « La loi ne définit pas le caractère propre, la jurisprudence non plus. On le discerne bien en distinguant ce qui est de l’éducation et ce qui relève de l’enseignement. Le caractère propre, c’est la « valeur différente » de l’enseignement privé, le style de l’éducation, l’encadrement, les activités post-scolaires, les formes de la vie pédagogique, les rapports avec les familles, avec les élèves, la disposition même des locaux, les valeurs au nom desquelles cet établissement a été créé… »
Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 23 novembre 197764, a indiqué que la sauvegarde du caractère propre d’un établissement lié à l’Etat par contrat n’est que la mise en œuvre du principe de la liberté d’enseignement. Dans la même décision, il est précisé que l’obligation imposée aux maîtres de respecter le caractère propre de l’établissement, si elle leur fait un devoir de réserve, ne saurait être interprétée comme permettant une atteinte à leur liberté de conscience.
Une seconde décision du Conseil constitutionnel, en date du 18 janvier 1985, confirme que la reconnaissance du caractère propre des établissements d’enseignement privés n’est que la mise en œuvre du principe de la liberté d’enseignement.
La mention du caractère propre ne semble donc pas avoir d’autre portée que de garantir la liberté d’enseignement et d’affirmer l’existence de deux types d’établissements, sans remettre en cause l’obligation de respecter l’intégralité des règles de fonctionnement du service public de l’enseignement.
Dans cette logique, le caractère propre n’ouvrirait aucun espace aux établissements privés sous contrat pour restreindre ou élargir les libertés publiques applicables au milieu scolaire. Le seul droit spécifique auquel s’attacherait le caractère propre serait celui de créer un établissement scolaire à caractère confessionnel dans le respect des obligations requises par la loi.
Le Conseil d’Etat a eu aussi à connaître à deux reprises65 du problème de la portée juridique du caractère propre d’un établissement privé, au regard des obligations qui en découlent pour le personnel enseignant.
Comme le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat considère que la liberté d’enseignement consacrée par le caractère propre d’un établissement ne permet ni d’évincer ni de limiter les autres libertés fondamentales au sein de l’établissement, telles qu’elles s’appliquent dans les établissements publics.
Au contraire, interrogés sur le caractère propre, des représentants de l’enseignement confessionnel ont tenté de définir la notion. Lors de son audition, M. Chamoux66, directeur du collège privé Saint-Mauront de Marseille a souligné « En fait, le caractère propre, selon moi, ne réside pas seulement dans ces temps, mais irrigue la vie de tous les jours. Quand on vit sa foi, forcément, l’on pose question aux autres. Est-ce ostentatoire ? Je ne le sais pas, mais forcément des personnes vivent différemment. (…) Le caractère propre, c’est la vie au quotidien. C’est la rencontre avec l’autre, la discussion avec l’autre, des temps d’échange : pourquoi je fais le ramadan, pourquoi, vous chrétiens, faites le carême ? Que faites-vous pendant le ramadan, pendant le carême ? Je situe le caractère propre dans la vie de tous les jours, davantage que dans les temps précis réservés aux catholiques. Il est dans le témoignage d’ouverture aux autres. »
C’est dans ce contexte incertain que l’extension de l’interdiction du port des signes religieux a fait l’objet de débats au sein de la mission.
Certains membres de la mission ont considéré que le caractère propre des établissements privés ne concerne que la garantie de la liberté d’enseignement et implique simplement l’existence de deux types d’établissements. Surtout, ils considèrent que les établissements privés sous contrat font partie du service public de l’enseignement, qu’à ce titre ils sont subventionnés et que, par conséquent, ils doivent garantir, comme les établissements publics, le principe de laïcité.
D’autres membres de la mission ont considéré, au contraire, que la notion de « caractère propre » des établissements privés sous contrat est au cœur de l’identité, de la spécificité des ces établissements et de la relation particulière qu’ils entretiennent avec les religions, comme en témoigne le fait que les enseignants peuvent être des religieux. Ils sont donc opposés à l’extension du dispositif à ces établissements scolaires.
Ayant constaté qu’un consensus n’a pu s’établir sur l’extension de l’interdiction de tout port visible de signes religieux et politiques aux établissements privés sous contrat en raison de leur caractère propre, votre Président vous propose de ne pas prendre de mesures dans ce domaine et, ainsi, de ne pas inclure les établissements privés sous contrat dans le champ d’application de la disposition législative envisagée.
Le Rapport de l’Assemblée est plus précis que celui du Sénat. Il présente de façon plutôt objective la situation et énonce des arguments puissants en faveur d’une application de l’interdiction des signes religieux à l’enseignement privé sous contrat, arguments qu’il puise dans la loi et dans des décisions du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’État. Puis, le Rapport met en avant des déclarations touchantes du directeur d’un collège catholique de Marseille qui, auditionné par la commission, a bien voulu partager avec les députés des méditations assez vagues sur le « caractère propre » dont on ne sait pas très bien si elles concernent ou non le contenu de la loi ou si elles militent ou non en faveur de l’interdiction des signes religieux dans le privé. Ensuite, le Rapport nous informe que certains membres de la mission étaient pour l’extension de l’interdiction et d’autres contre celle-ci, et qu’il n’y a pas eu consensus, ce qui a conduit le Président à proposer de ne pas inclure le privé dans le dispositif. En somme, il y a des des arguments pour l’extension au privé ; il n’y en a pas pour ne pas y procéder et on choisit l’option pour laquelle il n’y a pas d’arguments.
159 Ici, par exemple : http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/actes_du_colloque_laicite.pdf, à la page 19.
161 Je m’excuse auprès de mes lecteurs de ne pas entreprendre ici cette démonstration. J’invoquerai à ma décharge la même indulgence que réclament Sokal et Bricmont, qui reconnaissaient avec résignation que la tâche de démontrer de façon rigoureuse qu’un énoncé est faux ou fantaisiste est plus lourde que celle de le produire. Précisons toutefois qu’une démonstration convainquante est à entendre dans le sens d’une démonstration tellement forte qu’elle ne peut, comme aurait dit Montaigne, qu’emporter la créance de tout homme ou femme de bonne foi qui s’y exposerait. L’évidence qu’une telle démonstration n’existe pas a conduit le législateur, en toute logique, à légiférer pour imposer une volonté qui ne s’impose pas per se.
162 Avec bon sens, Michel Miaille, dans La laïcité, signale que les arguments puisés dans la sociologie ou la théologie n’ont de valeurs que s’ils sont confirmés et éclairés par des dispositions juridiques, La laïcité, Michel Miaille, Dalloz, 2014, 316 p.
163 http://www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf
165 L’enseignant retrouve toutefois sa liberté de parole dès lors qu’il quitte sa salle ou son établissement : dans l’espace public, il est seulement tenu à un devoir de réserve, une construction prétorienne concernant l’ensemble des fonctionnaires que la jurisprudence encadre de façon d’autant plus tolérante que la position hiérarchique du fonctionnaire est faible. Voir à ce sujet : http://www.fonction-publique.gouv.fr/droits-et-obligations#Obligation_reserve_ ou https://fr.wikipedia.org/wiki/Devoir_de_r%C3%A9serve_dans_la_fonction_publique_fran%C3%A7aise#cite_note-1, qui fournit des liens intéressants.
167 http://riviste.unimi.it/index.php/statoechiese/article/view/1048/1279
168 Onze mesures pour une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République
http://www.education.gouv.fr/cid85644/onze-mesures-pour-un-grande-mobilisation-de-l-ecole-pour-les-valeurs-de-la-republique.html
169 LOI n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=71E714F8DE90A4DB794791D1D00BDBBA.tpdila10v_1?cidTexte=JORFTEXT000027677984&dateTexte=20151111
170 Pierre Kahn : http://spirale-edu-revue.fr/IMG/pdf/kahn_spirale_39.pdf. Philosophe, Pierre Kahn est professeur des Universités à Caen. Il a été coordinateur du groupe chargé de l’élaboration des projets de programmes d’enseignement moral et civique pour le Conseil supérieur des programmes : http://eduscol.education.fr/cid92403/l-emc-principes-et-objectifs.html#lien1
171 Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll. « interventions », 2015, 176 p.
172 Je ne renvoie pas mes élèves vers mon blog, où je publie ces lettres.