Qu’on le veuille ou non, notre cerveau associe des situations, les met en regard et se demande si elles possèdent des caractéristiques communes.
Certains récits de Jorge Luis Borges prennent appui sur cette faculté ou cette tendance. Je pense à Historia del guerrero y de la cautiva, à Tema del traidor y del héroe, sur lesquels mes élèves et moi avons travaillé. Chez Borges, un même récit prend des formes différentes, il revient, au cours des années, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.
Le début de Tema del traidor y del héroe nous désarçonne, puisque le narrateur nous dit ne pas connaître l’histoire dans le détail, de même qu’il ignore le lieu exact où elle s’est déroulée. C’est une façon de nous dire qu’elle peut naître de circonstances multiples et qu’elle le fait, sans doute. Les faits dont ce récit extrait l’essence sont analogues. Ces faits, qui se déroulent en Irlande et en 1824, sont à ce pays ce que d’autres faits sont aux autres pays envisagés pour accueillir le récit que l’on va lire. Historia del guerrero y de la cautiva, de son côté, nous surprend par la différence radicale des contextes et des époques des personnages dont les destinées sont mises en regard et, qui, pourvu qu’on les contemple avec la distance requise, s’avèrent être la même histoire. Lorsque j’ai raconté ce récit à mes élèves, en le simplifiant, en le trahissant (mais Borges dit qu’une bonne page est celle que l’on peut trahir ou modifier sans qu’elle perde son efficacité), ils l’ont aimé. Comment on dit Il a trahi son sang, monsieur ? Tracionó a su sangre. J’ai demandé aux élèves de raconter cette histoire dans d’autres lieux, dans d’autres, contextes. Il leur a plu de jouer avec cette expression, que j’ai vu apparaître dans des récits variés.
S’il faut se garder des Prodiges et vertiges de l’analogie (Bouveresse, 1999), on peut prendre acte de notre tendance à rechercher des analogies et lui prêter deux bienfaits : elle nous désigne parfois des similitudes véritables entre des situations différentes et, à défaut, elle nous permet de mieux cerner une situation en comprenant ce qu’elle n’est pas. Le plus souvent, la réponse n’est pas univoque, car, à un certain niveau d’abstraction, les solutions sont toutes analogues, alors que l’analogie s’atténue à mesure que notre regard devient plus précis. Déterminer des degrés d’analogie n’est pas nécessairement vain. Un élève a pensé à la différence entre homologie et analogie en biologie ; je l’ai félicité, naturellement.
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Le Président Bukele, au Salvador, a réussi à faire baisser le taux d’homicides et, semble-t-il, à démanteler les maras, en ayant recours à l’emprisonnement de masse, qui est le plus élevé au monde. La Justice et le Parlement sont contrôlés par son régime ; la Constitution est violée. La presse peine à faire son travail. Trois Salvadoriens sur dix connaissent quelqu’un qui a été emprisonné injustement. Malgré ou à cause de tout ceci, 80% des Salvadoriens approuvent la gestion du président. Ce taux d’approbation dure dans le temps, il n’est pas le fruit d’un moment d’émotion passager. En 2017, le taux d’homicides du petit pays centraméricain était le plus élevé au monde.
Dans The Washington Post, Manuel Meléndez-Sánchez et Steven Levitsky établissent un parallèle avec le cas péruvien (voir aussi l’article du premier dans The Lawfare) : crise sécuritaire, répression massive, auto-coup d’État, mépris de la Constitution, populisme et popularité, réélection (plus que probable, en violation de la Constitution, pour Bukele). Bukele est-il pour le Salvador ce que Fujimori fut pour le Pérou ? Le Salvador va-t-il emprunter la voie du Pérou, risque-t-il de le faire ?
Les auteurs rappellent deux éléments qui incitent à penser que l’analogie entre les deux pays pourrait se prolonger à l’avenir. Fujimori régna par la corruption et le président Bukele s’octroie le contrôle de sommes considérables d’argent public. L’opinion publique internationale et l’administration américaine laissent faire Bukele comme elles laissèrent faire Fujimori. De la même manière que Bush a donné la priorité à la guerre contre la drogue, l’administration Biden pourrait donner la priorité à sa politique de lutte contre l’immigration illégale.
Je pense que l’analogie évoquée ici entre le Pérou et le Salvador, paraîtra légitime. Elle peut être acceptée ou réfutée, elle peut aussi être nuancée et précisée, mais l’opération mentale qui consiste à rapprocher les deux situations n’apparaîtra pas comme aberrante. Même dans l’hypothèse où l’on conclurait qu’elles sont foncièrement différentes, leur confrontation nous aide à mieux comprendre et l’une et l’autre.
Envisageons un énoncé plus ambitieux. Il y a une analogie entre des politiciens tels que Bukele, Orban, Bolsonaro et Trump. Le style et les politiques de ces dirigeants présenteraient des analogies. Ces analogies seraient même les formes différentes que prendrait un même phénomène, que l’on nommera le populisme illibéral. On peut remarquer chez ces politiciens un mépris pour le droit, un appel direct au peuple et une exaltation nationaliste. Cette analogie est-elle pertinente ?
Je crois qu’on peut trouver, en effet, des éléments communs entre ces dirigeants. Mais, l’intérêt de le faire serait fortement diminué si l’on se rendait compte que les politiques conduites par ceux que l’on a cités ne sont pas très différentes de celles mises en place par d’autres qui, eux, ne seraient pas des populistes illibéraux. En d’autres termes, l’analogie, pour qu’elle soit pertinente ou intéressante, ne doit pas être triviale
Si la politique migratoire conduite par Biden est analogue à celle conduite par Trump, si le mépris du droit n’est pas une caractéristique exclusive des régimes de Bukele, Bolosonaro, Trump ou Orban, l’intérêt de la catégorie que l’analogie que nous mettons en œuvre sera diminuée. En revanche, une perspective inquiétante émerge : allons-nous découvrir que le Salvador se profile comme notre avenir à nous, Européens, à nous, Occidentaux ? Notre première réaction sera d’écarter une telle possibilité d’un revers de la main. Je crois que nous le faisons parce que, intuitivement, nous donnons une portée limitée à l’analogie. Nous l’acceptons entre Fujimori et Bukele assez facilement. Nous pouvons entendre qu’il y ait une proximité entre Bukele et Trump et une continuité dans la politique migratoire de Biden par rapport à son prédécesseur (il est éclairant, sur ce sujet, écouter ou lire des journalistes respectables tels que Arelis Hernandez, du Washington Post, ou Dexter Filkins, du New Yorker), mais nous refusons l’analogie lorsque les contextes sont trop différents, les sociétés trop éloignées. Le Salvador ne saurait dessiner notre avenir.
Lorsque j’ai travaillé sur ce pays, avec mes élèves, nous avons éprouvé le besoin de donner un sens au chiffre de 66.000 personnes arrêtées dans un pays qui compte un peu plus de six millions d’habitants (voir WOLA). Étant donné que la France a à peu de chose près, 11 fois plus d’habitants que Le Salvador, nous avons multiplié le chiffre de 66.000 par 11, ce qui donne 726.000 personnes. On s’est dit que cela représentait trois fois la population de Lille. Aujourd’hui, en retravaillant sur le dossier, je me rends compte que la population carcérale du Salvador est d’un ordre de grandeur comparable à celui de la population carcérale française, qui, elle, a atteint un niveau historique, nous dit Le Monde. L’incarcération de masse se fait, au Salvador, sous un contrôle judiciaire, disons, limité. L’unité de protection des victimes et des témoins a été dissoute, car, n’ayant plus besoin de prouver la culpabilité des mis en cause, il n’y a plus besoin de témoins de leurs méfaits, explique à El Faro un dirigeant syndical de la police. Ils condamnent tout le monde, dit-il. La nervosité lors d’un contrôle suffit à la police pour arrêter quelqu’un. Au moyen d’audiences collectives, des centaines de personnes sont envoyées en détention provisoire.
Non, il ne serait pas raisonnable de convoquer Le Salvador pour scruter ou deviner le futur de la France. Le Pérou peut être l’avenir du Salvador, mais ce dernier n’est pas celui de la France.
Je me demande toutefois ce qu’il se passe si l’on se fait violence, si l’on va à l’encontre de cette première réaction qui, à première vue, est de bon sens. Je me demande si l’étonnante opération intellectuelle que nous propose Borges dans Historia del guerrero y de la cautiva doit être réservée aux belles lettres ou si, au contraire, elle s’applique avec profit en dehors du cadre strictement littéraire du travail de Borges. En d’autres termes, quel est le niveau d’abstraction requis pour imaginer un récit dont la conclusion serait qu’il y a des analogies entre les situations française et salvadorienne.
Un premier cheminement pourrait être d’affaiblir la légitimité des décisions de justice françaises. Il s’agirait de montrer qu’elles ne cherchent pas la vérité, mais l’apparence de vérité. Que les preuves qui permettent d’établir la culpabilité n’en sont pas vraiment et que, partant, les garanties dont bénéficie le mis en cause sont plus apparentes que réelles.
Dans cette perspective, on peut comparer, pour les opposer, vérité juridique et vérité scientifique. Les mécanismes qui les établissent paraissent, en effet, radicalement différents. Dans un tribunal, l’intime conviction d’une ou plusieurs personnes détermine la culpabilité ou l’innocence. Souvent, le choix se fait par le vote d’un nombre très limité de personnes. Aucune vérité scientifique ne repose sur l’intime conviction d’un scientifique ou sur un vote (il est possible de nuancer cette affirmation, mais cela n’est pas nécessaire pour le moment). Une autre différence qui doit être remarquée est que la vérité scientifique est révisable en permanence et sans limite dans le temps (voir, sur le sujet, van de Kerchove). Rien de comparable, en science, à l’autorité de la chose jugée. En aucun cas, en science, une « vérité » établie par des « preuves » de l’ordre de celles qu’acceptent les tribunaux ne serait admise ou jugée digne de considération. Ceci aussi peut être nuancé, mais ce n’est pas indispensable pour le moment (on peut prolonger en lisant Why trust science?, Oreskes).
Au-delà de ces questions de principe, on constate des écarts dans la façon dont la procédure est appliquée. Les réserves que ‘l’on peut avoir quant au sérieux de la preuve judiciaire s’accroissent encore si ceux qui sont chargés de mettre en œuvre la procédure qui conduit à l’établir méconnaissent ses règles et, par exemple, produisent de faux procès-verbaux. Le cas de Viry-Chatillon, dans lequel des policiers ont falsifié des procès-verbaux pour faire condamner quelqu’un qu’ils pensaient innocent, illustre ce problème.
Dans le cas précité, des aveux ont été extorqués à des innocents pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Dans un témoignage remarquable, James Trainum, un policier états-unien, raconte comment il a obtenu, de bonne foi, de faux aveux. Le cas des Central Park Five (cinq adolescents condamnés pour un viol qu’ils n’avaient pas commis) est un autre exemple de comment de faux aveux peuvent être obtenus facilement. Ce qui fait douter de la vérité de la « vérité » judiciaire, ce sont ses procédures, mais aussi (surtout ?) la façon dont elles sont appliquées.
On peut imaginer une situation dans lequel la prolifération de faux procès-verbaux, d’aveux extorqués ou la fabrication de preuves viderait de toute substance les garanties offertes au justiciable, ne laissant subsister qu’une coquille vide de formalismes et apparences. Une telle situation rendrait l’analogie entre la justice de pays comme la France ou les États-Unis et celle d’El Salvador pertinente. Elle cesse de l’être, a contrario, si l’affaire de Viry-Chatillon ou des Central Park five constituent des exceptions ou des dysfonctionnements non fréquentes qui ne caractérisent pas le système dans son emsemble.
Il est difficile de savoir quelle est la fréquence avec laquelle des policiers méconnaissent leurs obligations déontologiques, font de faux procès-verbaux ou fabriquent des preuves. Une affaire comme celle de la CSI 93 a été dévoilée grâce aux caméras de surveillance d’une épicerie, mais on ne sait pas avec précision si elle est ou non représentative des pratiques de la police.
Une autre possibilité, si l’on cherche à étayer l’analogie sur laquelle on travaille, est de considérer certains domaines de l’action répressive de l’État. À Mayotte, par exemple, l’action l’État pourrait se rapprocher davantage de celle du régime de Bukele qu’elle ne le fait dans d’autres parties du territoire. Tel pourrait être le cas aussi dans certaines cités françaises ou à l’égard des populations en situation de migration illégale, à Mayotte ou ailleurs, en France ou ailleurs en Europe.
Cet article du Monde montre que la loi qui s’applique dans le département de Mayotte n’est pas la même que celle qui s’applique dans les autres départements français. Mais, la liste, des exceptions en vigueur dans ce département, pour exceptionnelle qu’elle soit, ne dit rien des pratiques qui y sont mises en œuvre, qui méconnaissent les garanties diminuées qui devraient subsister dans ce territoire. Mayotte, on le sait, est un département dont le vice-président a appelé au meurtre sur une chaîne publique.
Serions-nous plus enclins à accepter la pertinence de l’opération mentale qui consiste à rapprocher la faiblesse des garanties offertes par le système judiciaire salvadorien de celles dont bénéficie une partie des habitants de Mayotte ? Quid de la façon dont sont traités les migrants qui tentent d’arriver en Europe et qui font l’objet de refoulements prohibés par le droit international ? Est-il déraisonnable de penser qu’un jour les dispositions légales en vigueur à Mayotte s’appliqueront en Europe ou en France ? J’ai l’impression de l’énoncé qui verrait dans la politique pénale du régime du président Bukele un avenir possible en Europe est plus acceptable si l’on raisonne par transitivité : Mayotte se rapproche du Salvador, la France métropolitaine se rapproche de Mayotte, ergo, la France se rapproche du Salvador.
Il me semble aussi que l’acceptabilité de ce syllogisme dépendrait aussi fortement du moment où il nous serait soumis. J’écris ces lignes le 2 juillet 2023, après des nuits d’émeutes consécutives à la mort de Nahel M, causée par le tir d’un policier aux ordres duquel il avait refusé d’obtempérer. Je lis çà et là, des appels virulents à une répression sans pitié des émeutes ; je lis aussi que les deux syndicats principaux de policiers, dans un communiqué du 30 juin 2023, affirment que l’heure n’est pas à l’action syndicale, mais au combat contre des nuisibles et qu’ils s’estiment que les policiers sont en guerre.
Je voudrais m’interroger aussi sur l’usage que l’on fait de l’analogie en ce qui concerne des événements passés. Celle qui met en regard les émeutes de 2023 et celles de 2005 paraît bien naturelle. Mais j’ai été frappé par celle, si fréquente lors de la crise des gilets-jaunes, avec la révolution française ou avec les diverses jacqueries du passé. C’est comme si on posait l’existence d’un être FRANCE et que l’on s’interrogeait sur sa psychologie. C’est un peu comme si nous étions ses cellules, comme si cet être continuait d’exister en dépit de la totalité de ceux et celles qui la forment. Je me suis demandé si les représentations animistes qui prêtent une âme à une forêt ou à une rivière était très différentes de celles qu’on pourrait trouver dans une phrase telle que : La France s’est toujours révoltée contre l’injustice. La manière dont l’Histoire agit, à travers la représentation que l’on en a et la conviction que tel est le cas, est-elle analogue à celle d’une rivière à laquelle l’on prête une volonté et des intentions ?
Je voudrais aussi observer que l’analogie peut ébranler l’image qu’une société se donne d’elle-même et ses certitudes en la soumettant à un test de cohérence. On se souvient, par exemple, qu’il était intellectuellement difficile de justifier l’accueil de millions de réfugiés ukrainiens, alors qu’on refusait de secourir ceux qui, venant d’Afrique ou d’Asie, fuyaient des dangers non moins grands. Et, bien entendu, l’analogie questionne également la cohérence des positions qui, en tant qu’individus, nous adoptons.
Mais sommes-nous tenus à la cohérence ? Le législateur, en tout cas, ne l’est pas juridiquement, il ne l’est que moralement, selon le professeur Troper. Quid de nous, de chacun de nous ?
L’usage de l’analogie semble inhérent à notre condition d’humains. Il faut savoir s’en servir et sans y rendre toute sa raison.